On s’attendait, après l’intervention d’Emmanuel Macron le 20 décembre puis la publication dans Le Figaro de la tribune en soutien à Gérard Depardieu, à un concert de voix reprenant les arguments bien connus de l’Art et de l’Artiste, de l’Homme et de l’œuvre. On pouvait déjà anticiper la défense bien hypocrite de la « présomption d’innocence » et de « la justice qui doit faire son travail », sans « polémique » bien-sûr. On retenait notre envie de vomir en lisant l’obscène dénonciation du « lynchage » de l’« homme à terre » – ou (dixit notre président lui-même) de la « chasse à l’homme », à propos d’un individu se définissant lui-même, dans les abjectes images de son compère Yann Moix, comme « un chasseur », qui « sait », parce qu’il est chasseur, que ce sont « les femmes qui ne veulent pas attirer l’attention » qui « attirent le plus »

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On soupirait à l’avance, fatiguées des attaques contre la cancel culture, les wokes et les « néo-féministes ».

Mais rien de tout cela n’est arrivé. Et nous voici, une semaine plus tard, et un pied dans la nouvelle année, avec deux contre-pétitions, des centaines de signatures, une presse mainstream (Le Monde, Elle, etc) condamnant franchement le président et une débandade quasi généralisée parmi les signataires de la première tribune.

La déconstruction des « totems » (« génie du 7ème art ! », « monstre sacré ! ») brandis depuis des lustres pour défendre les hommes violents est enfin audible.

Des mots qu’on croyait limités à des cercles confidentiels sont enfin prononcés publiquement : « abus de pouvoir » et « rapports de domination ».

Encore plus extraordinaire : plus personne ne vient se poser en résistant face à l’ennemi extérieur quand la télévision publique suisse écarte Depardieu de sa programmation.

Il est vrai que, depuis quelques temps déjà, ledit Depardieu était devenu moins bankable dans le milieu du cinéma, et les « mais c’est Gérard… » sans doute plus rares sur les plateaux de tournage et dans les cabines de maquillage.

Il est vrai que les commentaires dégueulasses enregistrés en Corée ciblent une enfant, et « pas seulement des femmes » – dont on s’offusque peu qu’elles soient la cible de « grossièretés », pour reprendre l’euphémisme d’Elizabeth Lévy. Le fait, par ailleurs, que l’initiateur de la pétition publiée dans Le Figaro se soit avéré grenouiller à l’extrême-droite a également joué un rôle dans ce retournement spectaculaire.

Mais les conditions bien particulières qui permettent les victoires importent finalement peu. La victoire est bien là. L’opération sauvetage de « Gégé » a complètement capoté.

Et avec elle, la vieille rhétorique mascu maquillée en exception française semble s’être effondrée comme un château de carte. Ou plutôt, loin de sa vocation naguère « universelle », elle spécifie désormais non seulement un petit pays et une petite élite, mais aussi un camp politique bien délimité : celui de l’extrême droite. Seul un Emmanuel Macron aux abois, résolument engagé dans le tourbillon de la lepénisation, peut encore y voir une ressource politique.

Il reste maintenant aux féministes à continuer le combat, à dénoncer, à parler haut et fort. Les mentalités changent peut-être. Progressivement, les hommes – ou plutôt des hommes – s’y font et changent aussi. Mais nous le savons : seules les luttes modifient les rapports de pouvoir. Tout en se réjouissant de ce beau cadeau de fin d’année, gardons donc nos forces.

Pensons aussi aux femmes qui, en attendant d’autres victoires, continuent à travailler gratuitement, à faire à manger aux hommes, à les soigner, à les écouter, et, par-dessus le marché, à se faire taper, humilier, violer, tuer.

Pensons aussi aux milliers de femmes migrantes qui périssent en Méditerranée. Pensons à celles qui meurent sous les bombes et dans les décombres, pensons à toutes les femmes parmi les plus de 20 000 personnes déjà mortes à Gaza.

Et espérons que, là aussi, l’obscénité de certains mots et l’absurdité de certaines expressions ne puissent bientôt plus échapper à personne. Rêvons qu’un jour, parler de la « misère du monde » qui « déferle » à « nos portes », et que « nous » ne « pouvons plus accueillir », apparaisse comme une véritable « sentence de mort », que l’association entre immigration et délinquance – désormais assénée à chaque prise de parole par un Macron comme par un Darmanin – soit un jour perçue majoritairement, comme elle fut naguère, comme un argument raciste.

Rêvons qu’un jour aussi personne ne puisse sans honte parler d’ « armée la plus morale du monde » à propos d’Israël.

Parce que c’est seulement à ce prix que la paix sera possible, utilisons les mots qui s’imposent pour désigner, dans l’effroi qui nous envahit, l’occupation, l’apartheid, la colonisation et l’opération en cours d’annihilation des Palestiniens et des Palestiniennes de Gaza.

https://lmsi.net/2024-commence-au-milieu-du-desastre-par-une-victoire-feministe