Durant quatre semaines, en octobre dernier, se sont tenues au tribunal de Paris les audiences du procès du « 8 décembre ». Dans cette affaire, sept personnes sont poursuivies pour « association de malfaiteurs terroristes ». Toutes contestent les faits reprochés et trois ans d’instruction n’auront pas réussi à faire émerger la moindre preuve de projet terroriste. Parmi les « preuves » avancées par le parquet et les agents de renseignement pour démontrer cette intention « terroriste », on retrouvait des éléments relatifs à l’utilisation d’outils de protection de la vie privée, censés illustrer une certaine clandestinité. Scandalisé·es, nous avions révélé et dénoncé vigoureusement cet amalgame dangereux et malhonnête. Quelle a été la place accordée à ce sujet lors de l’examen de l’affaire par le tribunal correctionnel antiterroriste ? Retour sur les audiences auxquelles nous avons assisté, en amont de l’annonce du délibéré prévue pour le 22 décembre prochain1.

Durant le procès, ont été successivement passées en revue les personnalités des prévenu·es, puis l’examen par thème des faits qui leur sont reprochés. Après la question des explosifs, de la détention d’armes, la pratique de l’« airsoft » (qualifiée d’« entraînements paramilitaires » par le parquet), la question du « numérique » a donc été examinée. Ainsi, plusieurs inculpé·es ont été questionné·es sur leur utilisation de logiciels et applications telles que Signal, Tor, Tails ou sur le chiffrement de leurs ordinateurs et disques durs. Cet interrogatoire a suivi la même ligne directrice que celle du dossier d’instruction, que nous avions révélé il y a quelques mois : à la fois une grande confusion quant à la compréhension technique de ces outils et une vision suspicieuse de la réalité de leurs usages. Trois prévenu·es ont ainsi été questionné·es sur ce qui les poussait à utiliser ces logiciels, comme s’il fallait une justification, une explication argumentée, alors qu’il s’agit d’outils sains, légaux et banals.

« Il est possible et non interdit d’avoir ces outils mais on peut se demander pourquoi dissimuler l’information » s’est ainsi interrogée la présidente. La suspicion de clandestinité couplée à une faible connaissance du sujet transparaissaient dans les questions : « Vous expliquez que l’usage de ce “genre de réseaux” [en l’occurrence Signal] était pour préserver votre vie privée, mais avez-vous peur d’être surveillée ? ». Ou encore : « Pourquoi cela vous avait paru important ou une bonne idée de découvrir ce “genre d’environnement” [cette fois-ci il s’agit du système d’exploitation Tails] ? ». Une juge assesseure n’a pas hésité à utiliser le champ lexical des armes quand elle a essayé de comprendre pourquoi un tel « arsenal complet de divers outils » a été utilisé, laissant présumer une « volonté de discrétion » de la part des prévenu·es. De l’autre coté de la barre, les inculpé·es ont répondu d’une façon simple et cohérente qui peut se résumer ainsi : « c’est ma vie privée, c’est mon droit, c’est important, il est banal d’utiliser ces outils, en particulier dans le monde militant dont on sait qu’il est de plus en plus exposé à la surveillance d’État ».

La question du refus de donner ses clés de déchiffrement a elle aussi été abordée. En l’occurrence, plusieurs prévenu·es ont refusé lors de leur arrestation de fournir aux agents de la DGSI chargés de l’enquête les codes de déverrouillage d’ordinateur, de téléphone ou encore de disque dur saisis en perquisition. En France, un tel refus peut constituer une infraction sur la base d’une disposition interprétée largement et très contestée. Face à l’incompréhension des juges — pourquoi s’exposer aussi frontalement à des poursuites pénales ? — les prévenu·es ne leur ont pas fourni les aveux attendus. Au contraire, les personnes interrogées ont amené la discussion plus loin, sur leurs libertés et droits fondamentaux, levant le voile sur la violente réalité des procédures antiterroristes. « Dans un moment de vulnérabilité telle que celui de la garde à vue, après avoir donné mon ADN, je voulais m’attacher à ce qu’il me restait d’intimité, je voulais la conserver » explique Camille, une prévenue présentée comme l’experte numérique par le procureur. Loïc, un autre inculpé renchérit : « Je savais que la DGSI allait réussir à déchiffrer mon matériel informatique et voir que je ne suis pas dangereux, c’était ma manière de montrer mon refus car ma liberté et mon intimité sont plus précieuses ».

Enfin, dans le but d’éclairer les juges sur le fonctionnement des outils mis en cause dans le dossier et la réalité de leurs usages, un membre de La Quadrature du Net, également développeur de l’application Silence, est venu témoigner au procès. Qu’il s’agisse du chiffrement, de Signal, Tor, Tails ou du système d’exploitation /e/OS, son témoignage est revenu sur la banalité des technologies derrière ces applications et leur usage généralisé et nécessaire dans la société numérisée contemporaine, loin des fantasmes de clandestinité de la DGSI et du parquet. Les magistrates ne lui ont pourtant posé que peu de questions. Le parquet, lui, s’est uniquement ému que des éléments du dossier, pourtant non couverts par le secret de l’instruction, aient pu être portés à la connaissance du témoin. Un mauvais numéro de théâtre qui laissait surtout deviner une volonté de le décrédibiliser lui ainsi que le contenu de son témoignage.

De façon générale, la place des pratiques numériques a été faible relativement à l’ampleur et la durée du procès, et bien en deça de celle qui lui était accordée dans le réquisitoire ou l’ordonnance de renvoi du juge d’Instruction. Quelle interprétation tirer à la fois du manque d’intérêt des juges et de la faible quantité de temps consacrée à ce sujet ? Difficile d’avoir des certitudes. On pourrait y voir, d’un coté, une prise de conscience des magistrates et du parquet de l’absurdité qu’il y a à reprocher l’utilisation d’outils légaux et légitimes. Rappelons que plus de 130 universitaires, journalistes, militant·es, acteur·rices du monde associatif et de l’écosystème numérique ont signé une tribune dans le journal Le Monde pour dénoncer cette instrumentalisation et défendre le droit au chiffrement. Mais d’un autre coté, cette désinvolture pourrait être le signe d’un manque de considération pour ces questions, notamment quant à l’importance du droit à la vie privée. Cela ne serait pas étonnant, dans une procédure qui se fonde sur une utilisation intensive de techniques de renseignement et sur une surveillance disproportionnée de sept personnes dont la vie a été broyée par la machine judiciaire.

La lecture du jugement est prévue pour le 22 décembre. Que le tribunal retienne le recours à des technologies protectrices de la vie privée dans la motivation de sa décision ou qu’il laisse cet enjeu de côté, le récit fictif de la police à ce sujet risque d’avoir des conséquences à long terme. Le précédent d’une inculpation anti-terroriste reposant essentiellement sur ce point existe désormais et il est difficile de croire qu’à l’heure où le chiffrement fait l’objet de nombreuses attaques, en France et en Europe, la police ne réutilisera pas cette logique de criminalisation pour justifier une surveillance toujours plus accrue de la population et des groupes militants.

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References

References ↑1 Pour rattraper l’ensemble du contenu du procès, plusieurs médias ont fait un compte-rendu régulier des audiences, notamment le blog des comités de soutiens, Le Monde, Mediapart, lundimatin, L’Obs ou encore Libération.

source : https://www.laquadrature.net/2023/12/14/outils-de-chiffrement-lors-du-proces-du-8-decembre-du-fantasme-a-la-realite/