Couverture de la guerre Israël/Palestine : L’AJAR dénonce le double standard
Catégorie : Global
Thèmes : Déshumanisation des Palestiniens
Reprise des éléments de langage de l’armée israélienne sans mise à distance, déshumanisation des Palestinien·nes, demandes de condamnations asymétriques, effacement du contexte, sans oublier le racisme dans les rédactions : la couverture du conflit israélo-palestinien constitue un cas d’école des raisons d’être de l’Association des journalistes antiracistes et racisé·e·s (AJAR).
Dans trop de rédactions, certains de nos consoeurs et confrères cèdent à des biais racistes ou perdent la distance nécessaire à une couverture équilibrée et déontologique de la guerre menée par Israël ces dernières semaines à Gaza. Décryptage.
Les Palestinien·nes déshumanisé·es
Les massacres du Hamas du 7 octobre ont donné lieu, à juste titre, à des portraits humanisants des victimes israéliennes et étrangères, ainsi que des familles qui continuent d’attendre la libération de leurs proches.
Les Palestinien·nes, de leur côté, ne bénéficient pas d’un tel traitement médiatique et sont souvent réduit·es à des additions désincarnées : 1000, 6000, 7000, 10 000 morts. Malgré les problèmes d’accès et les conditions de travail extrêmement dangereuses à Gaza pour les journalistes locaux, notre profession doit trouver les moyens d’humaniser aussi ces victimes civiles des pilonnages et raids israéliens. Leurs proches et leur douleur aussi doivent être racontés.
Malheureusement cette humanisation n’apparaît pas comme une priorité pour tous et toutes. Au contraire, certain·es éditorialistes et invité·es s’acharnent à expliquer que tous les morts n’ont pas la même valeur : les Palestinien·nes ne seraient que des « dommages collatéraux ». Ils et elles hiérarchisent les vies humaines et leur parole est accueillie sans être questionnée ou confrontée aux faits.
“Condamnez vous le Hamas?”
Nombre de nos consoeurs et confrères s’obstinent par ailleurs à demander des condamnations par leurs invité·es palestinien·nes ou pro-palestinien·nes, lorsque ils et elles sont invité·es, au sujet des massacres de civils par le Hamas. La récurrence de cette question et l’insistance de certain·es à la poser révèlent un double standard. Le rapport à leur gouvernement ne constitue pas un préalable aux interviews d’Israélien·nes alors que leur armée tue des civils et des journalistes à un rythme inédit, et que leurs représentant·es multiplient propos ou actes meurtriers et déshumanisants.
Reprise d’un lexique militaire euphémisant
À cela s’ajoute une absence de distance par rapport à la communication de l’armée israélienne, dont la terminologie est reprise sans questionnements. “Riposte”, “frappes ciblées” ou ”méthodiques”, “opération”, “guerre contre le Hamas”, “bavures” font partie d’un jargon militaire euphémisant, voire trompeur.
Elles devraient être remplacées dans nos médias par des mots plus précis pour décrire les faits : bombardements, pilonnage, destructions d’infrastructures, attaques, invasion terrestre, tueries de civils, …
Une suspicion à géométrie variable
Si la terminologie de l’armée israélienne est reprise sans distance, on assiste en revanche à une remise en cause du nombre de morts palestiniens par des formules suspicieuses : “selon le ministère de la santé du Hamas” voire “selon le Hamas”, particulièrement après la frappe qui a touché l’hôpital Al-Ahli et l’estimation encore incomplète du nombre de morts. Raison avancée ? L’incapacité à vérifier les chiffres de manière indépendante, comme si ce standard était appliqué aux chiffres des autres ministères de la santé dans le monde.
Garder une distance par rapport à ses sources est un aspect essentiel de notre travail : c’est donc un standard à appliquer de manière uniforme ou par rapport à un historique de manquements. De nombreux experts et l’ONU expliquent que les données du ministère de la santé de Gaza sont historiquement fiables, d’autant plus qu’il a publié une liste détaillée de tous les morts recensés.
Les informations avancées par les autorités israéliennes ne sont pas soumises au même examen, malgré un historique de désinformation, comme lorsque l’armée israélienne avait initialement menti sur sa responsabilité dans le meurtre de notre consoeur palestino-américaine Shireen Abu Akleh l’année dernière. Ce doute asymétrique ne respecte pas la charte d’éthique professionnelle des journalistes : “un journaliste digne de ce nom tient […] l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique”. Cette asymétrie nous détourne aussi de notre rôle d’information sur la réalité du massacre en cours à Gaza.
« Terroriste »
La dimension politique du mot « terroriste » pose question sur son emploi par la presse. Sa définition n’est pas définie dans le droit international et varie d’un pays à l’autre. Les trois plus grandes agences de presse internationales, Associated Press, l’Agence France Presse et Reuters proscrivent le terme hors citation ou attribution.
La raison en est expliquée dans ce tweet de l’AFP que nous citons ici: “L’emploi du mot terroriste est extrêmement politisé et sensible. De nombreux gouvernements qualifient d’organisations terroristes les mouvements de résistance ou d’opposition dans leurs pays. De nombreux mouvements ou personnalités issus d’une résistance un temps qualifiée de terroriste ont été reconnus par la communauté internationale et sont devenus des acteurs centraux de la vie politique de leur pays. L’AFP ne décrit pas les auteurs de tels actes, passés ou présents, comme des “terroristes”. Cela inclut des groupes comme l’ETA, les Tigres de Libération de l’Eelam tamoul, les FARC, l’IRA, Al-Qaeda et les différents groupes qui ont mené des attaques en Europe au siècle dernier, dont les Brigades Rouges, la Bande à Baader et Action Directe. »
Dans le débat médiatique et politique, tout comme dans certaines rédactions, le refus d’utiliser le terme “terroriste” est vu de manière suspicieuse – comme si cette rigueur modelée sur celle des agences de presse valait soutien au Hamas.
Les grands mots absents: Nakba, colonialisme, occupation, suprémacisme et apartheid
La contextualisation historique, politique et sociologique est une grande absente de la couverture de la situation actuelle en Israël/Palestine. La Nakba de 1948, l’expulsion forcée et l’exode de Palestinien·nes chassé·es et interdit·es de retourner chez eux, certain·es maintenant enfermé·es à Gaza ou mort·es sous les bombes, est peu évoquée.
La responsabilité du gouvernement israélien dans la colonisation illégale en Cisjordanie, de l’occupation de Jérusalem-Est ou encore de l’apartheid est souvent invisible. Celle-ci a pourtant été méthodiquement documentée par Amnesty International, Humans Rights Watch ainsi que B’tselem. Peu de médias rappellent que, depuis 1967, près de 11 résolutions condamnant l’occupation de la Cisjordanie et les atteintes aux civils ont été votées par l’ONU. L’ancrage à l’extrême-droite suprémaciste du gouvernement israélien fait également partie des éléments de contexte éludés dans la majorité des analyses de la situation proposées par la presse nationale.
Risque génocidaire
Selon des experts de l’ONU et plus de 700 spécialistes du droit international, des génocides et de la Shoah, des marqueurs inquiétants d’un processus de nettoyage ethnique et d’un risque génocidaire pour les Palestinien·nes se multiplient actuellement. Ces éléments ne sont que rarement mobilisés dans les remises en contexte et les choix de vocabulaire de nos consoeurs et confrères, les renvoyant implicitement à un lexique de propagande politique.
La mort de l’information
Depuis le 7 octobre, au moins 39 journalistes sont mort·es parmi lesquels 34 Palestinien·nes, 4 Israélien·nes et 1 Libanais. C’est la période la plus meurtrière pour les journalistes depuis que le Comité pour la protection des journalistes a commencé à compter en 1992.
Nos consoeurs et confrères doivent prendre acte du ciblage et du meurtre de journalistes palestinien·nes, souvent visé·es directement par l’armée israélienne alors qu’ils et elles sont parfaitement identifiables, comme l’était Shireen Abu Akleh le 11 mai 2022 à Jénine en Cisjordanie occupée.
Au blocus de la bande de Gaza et à la mort des journalistes sous les bombardements israéliens, s’ajoute maintenant une destruction des moyens de communication, rendant impossible l’accès à l’information tout court. Comment, dans de telles conditions peut-on prendre la parole militaire ou politique israélienne pour argent comptant? Notre rôle est de garder une distance pour ne pas se faire emporter dans la guerre informationnelle en cours.
Ce blocus informationnel pèse sur la qualité de l’information : il doit être nommé et dénoncé. Si les reportages dans Gaza et les paroles de Gazaouis manquent, c’est aussi parce qu’Israël entrave l’exercice de notre profession.
Le racisme en rédaction et en école de journalisme
Comme exprimé à travers un communiqué publié le 2 novembre, l’AJAR constate et condamne la recrudescence de propos et comportements racistes au sein des rédactions à l’aune de la guerre. L’AJAR est aussi au fait de situations similaires en écoles de journalisme. Le racisme des productions journalistiques et le racisme en école et au travail se nourrissent les uns des autres. Ils doivent cesser.
https://blogs.mediapart.fr/ajar-association-des-journalistes-antiracistes-et-racisees/blog/101123/couverture-de-la-guerre-israelpalestine-l-ajar-denon
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