•  caractère inédit ou non de la crise

Dans cette perspective, passons sur la paresse intellectuelle des génies proclamant, à propos des causes de la crise, que « c’est la faute à la mondialisation » comme s’ils découvraient la lune. Certes la propagation du Covid-19 au sein de l’humanité est rapide et intense, mais l’est-elle davantage que d’autres épidémies ? La question reste posée de savoir si, par rapport aux précédentes mondialisations, celle du XXIe siècle changerait de nature par sa rapidité et son ampleur. Il s’agit peut-être d’un faux débat qui obscurcirait la nature des phénomènes en cours.

La grippe dite « espagnole » des années 1918-1919, provenant en réalité des États-Unis, est à cet égard souvent citée. Elle aurait provoqué entre vingt et cinquante millions de morts, et c’est un bon exemple. Notons au passage l’écart déjà existant au sein de la fourchette statistique, qui nous montre décidément ce que valent les évaluations chiffrées d’une situation. Soulignons également que les livres scolaires d’histoire occultent souvent cet épisode au profit d’une lecture héroïque des « grands hommes » et de leur déclinaison plébéienne en « poilus ».

Apparaît néanmoins une nouveauté en ce qui concerne 2020 avec l’arrière-fond des médias et des nouveaux outils de communication : la réaction des populations et des dirigeants, ainsi que l’utilisation des outils en question. Non sans paradoxe, car les ventilateurs respiratoires hors de prix et les applications virtuelles sophistiquées ne suppriment pas le bon vieux masque prophylactique en tissu, tandis que la nouvelle application de traçage serait censée nous apporter sécurité, santé et bonheur.
Mettons également de côté l’optimisme qui verrait dans cette « crise sanitaire » des effets collatéraux bénéfiques du type « on arrête tout, on réfléchit ». Certes, ils existent : dépollution et silence temporaires, élans de solidarité, réflexions critiques ou gestes qui nous permettraient de rebondir. Ils baignent aussi dans la schizophrénie imposée : il est interdit de faire des achats qui ne seraient pas de « première nécessité », tandis que le bourrage de crânes publicitaire continue de se déverser sur les écrans télévisés.

Mais, personnellement, en mettant de côté les dégâts psychiques et sociaux pendant et après le confinement, je suis circonspect vis-à-vis des rebonds positifs, car l’acceptation des mesures autoritaires indiscriminées souvent contradictoires (restez chez vous, mais allez voter) ou stupides (la bureaucratie de l’attestation de sortie, véritable Ausweiss des temps modernes) par de nombreuses personnes est préoccupante. Acceptation, soumission ou impuissance ? Pire : auto-soumission ? Une chose est sûre, en France, le confinement général indifférencié, a été choisi par les dirigeants, imposé et avalisé.

  • Crise sanitaire et états d’urgence

L’imposition du confinement généralisé par la loi (vote dans des assemblées parlementaires ou bien décret présidentiel selon les pays) et contrôlé par les forces de répression (police, gendarmerie, armée…) confirme, d’une part, la justesse de la position anarchiste.

Les anarchistes, en effet, ne récusent pas l’idée d’une norme favorisant un fonctionnement collectif (l’anarchie ne se confond pas avec l’anomie), mais deux des principes de la loi : son caractère indiscriminé (indifférent à la situation…), mais hypocrite (la loi est censée s’appliquer à tous de la même façon, en réalité ce n’est pas le cas selon que vous soyez riche ou misérable…) ; sa fabrication par des politiciens incompétents ou corrompus au service de différents pouvoirs.

Question efficacité, si l’on se contente de ce registre, on voit, quant à la lutte contre la contagion épidémique, que la loi n’est pas la même en France, en Suède ou à Taïwan et qu’elle donne des résultats très différents, ce qui nous confirme sa prétention arrogante. Il faut donc réfléchir à cette mécanique implacable qui s’impose à tous sans consentement.
L’ampleur des mesures adoptées face au Covid-19 ouvre, d’autre part, la voie à leur extension démesurée après la crise. On ne compte plus, désormais, les « états d’urgence » et même les « pleins pouvoirs » exceptionnels dans certains pays (Hongrie, Philippines…), lesquels n’ont finalement pas grand-chose à envier à des démocraties où les parlements supposés organiser la société ne se réunissent même plus.

Or, une fois que du pouvoir a été donné, il est difficile à reprendre. Une fois que l’État a élargi son contrôle et ses sanctions, il ne lâchera pas facilement son butin. Le cas du Patriot Act aux États-Unis, qui a haussé le niveau d’espionnite après les attentats de 2001, en est un exemple emblématique parmi d’autres. En 2020, certaines méthodes ont été testées grandeur nature un peu partout, qui seront sans peine plus ou moins maintenues, en tout cas aisément reproductibles. Les dispositifs sont en place. Les habitudes aussi : pensons, en France, à ce délire hypocrite des autorisations de sortie auto-proclamées, mais néanmoins contrôlées et durement sanctionnées en cas d’infraction, sous la Macronie. À comparer avec la politique de gribouille ou d’assassin, on ne sait, à propos des masques de protection.
La soumission opère sous le registre non pas de la conscientisation, mais de la peur (la peur du gendarme qui nous surveille s’additionnant à la peur du virus). Elle a été antérieurement favorisée par une légitimation répétée de « l’état d’urgence », que cette urgence soit sanitaire, anti-terroriste, écologique ou climatique. La peur, l’intégration et l’intériorisation de la peur, cet outil modèle des États totalitaires, trouve désormais sa voie dans les États démocratiques. Qu’avec le Covid-19, elle soit partie de la Chine et qu’elle s’incarne dans la Chine, quintessence de l’État autoritaire « post-moderne » maniant la peur et la répression à haute dose, est significatif. J’y reviendrai.

Le pire, c’est que les collapsologues de toutes obédiences, en agitant l’effondrement et autre fin du monde, ont préparé, qu’ils le veuillent ou non, cette pan-phobie (peur généralisée) qui nous assigne à résidence. Une tendance psychologique à la noircitude favorise malheureusement chez certains, notamment chez des militants, une tendance nihiliste dans ce monde qui est certes désespérant. Avec un Nicolas Hulot ou même un Jean Viard proclamant que « la nature se venge », rien de nouveau sous la lune des prophètes de malheur. En revanche, on ne saura pas si Nadia, la tigresse malaise du zoo de New York contaminée au Covid-19 par un gardien, a été victime d’une « humanité qui se venge ».

Quelques post-marxistes spéculent sur la faillite d’une économie capitaliste qui, vivant de la circulation des capitaux et des marchandises, se retrouverait confrontée, via les mesures de confinement, à une situation de grande crise, possiblement finale. Mais le capitalisme s’en relèvera, comme il s’est relevé de la Première guerre mondiale et de la grippe « espagnole ». Il profite même de l’actuelle crise sanitaire et sociale pour poursuivre son écrémage du petit commerce ou des petits agriculteurs. Le tout s’exerce au profit d’une concentration du capital dans les grandes entreprises aux reins solides, qui auront néanmoins leurs gagnantes et leurs perdantes. S’instaure déjà une nouvelle distribution spatiale et internationale du travail. Le bras de fer économique et géopolitique entre la Chine et les États-Unis s’aggrave, tandis que les prétentions des pétromonarchies sont ravalées avec la chute des prix du pétrole.

Le télé-travail, potion magique que certains néo-libéraux et pas mal d’écologistes nous annonçaient comme idéal pour réduire les déplacements et autres gaz à effet de serre additionnel, triomphe. Il devient la norme mélangeant le domicile et le labeur sur le même lieu, à durée potentiellement immense, sans syndicat, avec moyens de contrôle accrus, à distance et plus ou moins anonymes, licenciement possible à la clef. Coup triple : domiciliation sous couvert de liberté, intensification des technologies numériques avec leur marché (production, consommation) et nouvelle forme de contrôle social. Quant aux gouvernants qui prétendaient n’avoir plus rien dans les poches, ils trouvent d’un coup de quoi renflouer certaines caisses.
L’urgentisme alimenté par les catastrophistes et les collapsologues a préparé la voie à la posture adoptée par de nombreux dirigeants sur la planète : c’est la « guerre », la « guerre contre le virus », la « mobilisation générale ». Outre le virilisme machiste véhiculé par cette référence belliciste, c’est surtout la militarisation des mesures qui est pratiquée, et légitimée. De ce point de vue, la Chine, avec son régime de parti unique organisé comme une armée, est passée du statut de modèle fantasmé par certains dirigeants, y compris patronaux — cette combinaison de dictature socio-politique et d’économie de marché, ils en rêvaient ! — à celui d’application concrète : bon, citoyens, on va faire comme à Wuhan ! Lock down ! Confinement total et indiscriminé !

Les contre-exemples de la Corée du Sud ou de Taïwan ? On les met de côté, on n’en parle même pas, sauf pour préparer la sortie… On n’évoque pas, ou si peu, le ciblage qui a été opéré à Taïwan (à ce jour, six décès sur une population de vingt-trois millions d’habitants, ce qui, rapporté à la population française, donnerait en gros vingt-quatre décès au lieu de… vingt-cinq mille !). Cette remarque ne signifie pas que la gestion de la crise dans ces pays soit pour autant des modèles parfaits. On ne doit pas être dupe de l’escalade technologique en Corée : surveillance et auto-surveillance sociale par les applications virtuelles, recherche frénétique sur les tests et le vaccin — toutes tentatives qui peuvent être payantes pour le capitalisme local.

  •  Capitalisme, hygiénisme et néo-hygiénisme

Les récentes épidémies (Ebola, H1N1, SRAS…) n’avaient pas entraîné les mesures draconiennes et inédites provoquées par le Covid-19, sans parler de la malaria endémique dont les dirigeants des pays riches se désintéressent parce que cela ne les touche pas… Pour rappel, la malaria a provoqué le décès de 435 000 personnes dans le monde en 2017, à comparer aux 180 000 décès causés par le Covid-19 à la date du 21 avril 2020, soit près du triple. Le triple. Le monde ne s’est pas arrêté pour les pauvres atteints du paludisme.

Selon Alain Damasio, c’est parce que le Covid-19 touche désormais les riches qui voyagent, qui sont mobiles, qui multiplient les contacts physiques et qui sont ainsi plus facilement atteints. Cette explication est en partie vraie, surtout compte tenu du niveau de propagande qui a été déclenchée et infligée par les médias dominants — détenus par les riches — quant à la menace du virus, mais elle mérite d’être nuancée sur plusieurs points.

En effet, il n’y a pas que les riches, ou les supposés « un pour cent », qui se déplacent à travers le monde. Il y a aussi les classes moyennes, les migrants, souvent pauvres, ou les religieux (les évangélistes de Daegu en Corée revenant de Wuhan, les évangélistes de Mulhouse…). Le virus, nouveau et inconnu, est en outre redoutable pour tout le monde puisqu’il ne se remarque pas tout de suite, il se propage rapidement, il peut faire mourir de façon quasi foudroyante : le phénomène sanitaire est inédit.

Il existe aussi d’autres facteurs : l’âge (les personnes âgées étant plus rapidement touchées et en danger, ce qui renvoie à la pyramide des âges de chaque société), la comorbidité, les conditions de santé et de vie (l’obésité et la mal-bouffe, l’entassement dans les logements étroits des populations pauvres qui favorise la contagion…), probablement la saison (mais un facteur parmi d’autres, puisque le Brésil tropical n’est pas la Suède froide sans parler de Singapour équatorial, trois pays qui ont été touchés). Il faut être prudent quant à l’évaluation et au dosage de tous les facteurs — ce qui doit à nouveau nous alerter sur tous les discours monistes privilégiant une seule cause à propos de différentes questions (le climat, la religion, le terrorisme…).
Il est possible au

ssi que les populations des régions vieillissantes de l’Europe occidentale et d’une partie de l’Amérique du Nord, qui n’ont pas connu la guerre depuis plus d’un demi-siècle ou qui maintiennent un certain niveau de vie, soient obsédées par les crises, par la peur de vieillir mal, de mourir. Elles semblent particulièrement craintives, elles refusent le risque, donc la prise de risque (pratiquer des quarantaines immédiatement au lieu de repousser l’échéance amenant à un confinement généralisé). Cette obsession est alimentée par le catastrophisme écologique et climatique, notamment chez les plus jeunes de ces pays.

Il est sûr que la bourgeoisie n’aime pas que la mort frappe à sa porte. Se retrouvant mêlée à la plèbe, bon gré mal gré, elle prend des mesures. Mais ce n’est pas nouveau. L’hygiénisme, à partir du XIXe siècle, s’est développé, en particulier dans les villes et grâce à certaines institutions comme l’école, pour que la peste, ici prise dans un sens générique, ne vienne pas la gangrener. Le peuple a ainsi bénéficié peu à peu de l’eau courante, du tout à l’égout, du ramassage des ordures et de la médecine de masse (vaccination, etc.).

Ce rôle de la bourgeoisie appuyé sur l’État et ses moyens est central. Il doit être correctement intégré dans l’analyse politique. Or, de même qu’ils n’avaient absolument pas prévu le développement des classes moyennes et encore moins le fordisme, Marx et ses épigones ont été incapables, pris dans leur dichotomie caricaturale entre bourgeoisie et prolétariat, de voir également que la bourgeoisie ne faisait pas seulement que de l’extraction de la plus-value et que l’État n’était pas seulement son fondé de pouvoir. Par l’État notamment, la bourgeoisie pouvait protéger le peuple, au moins en partie, pour ses propres intérêts. Certains anarchistes, parce que l’État incarne le mal, ne pouvaient pas non plus considérer qu’il fasse aussi un peu de bien, via les services publics (cf. les débats au congrès de Bruxelles de l’AIT en 1874).

La conséquence politique paradoxale de cette conception, réside dans le fait que la social-démocratie, marxiste en théorie, hygiéniste en pratique, a favorisé un certain progrès, suivi par la démocratie chrétienne en Occident. Le concept global de « capitalisme » ou d’« étatisme » ne doit pas non plus masquer la pluralité des « capitalismes » et des États corollaires. De fait, en ce qui concerne les mesures prises face au coronavirus, on observe des politiques différentes, voire très différentes d’un État à l’autre.

Les États anglo-libéraux ont choisi une politique d’« immunité collective » conforme à leur « laisser faire » social-darwinien, du type « la survie des plus adaptés », quitte à prendre par la suite des mesures plus drastiques (Royaume-Uni, États-Unis…). Les dirigeants contaminés n’y ont de toute façon pas de problème pour être pris en charge. Les pays anciennement socio-démocrates en décomposition néo-libérale, où le système public de santé est en chute libre, ont montré qu’ils n’étaient pas préparés (France, Italie, Espagne…). D’autres ont été plus intelligents (Suède, Allemagne, Confédération helvétique…), peut-être parce que moins victimes du syndrome napoléonien présent dans d’autres pays, celui du chef qui veut diriger son pays comme un général (Macron, Trump, Bolsonaro, Orban, Duterte…).

Les États du « national-développementalisme » démocratique à forte tradition de mobilisation collective (Corée du Sud, Japon, Taïwan, ceux-là ayant de surcroît tiré les leçons de l’épidémie du SRAS de 2002-2003, et du MERS en Corée en 2015) ont ciblé les populations contaminées (tests, clusters, quarantaine…). Ils ont multiplié les mesures de prévention (masques) et de sensibilisation. C’est ce qui explique leur faible nombre de décès proportionnellement à la population. Quant aux États du « national-développementalisme » autoritaire, ils ont pratiqué la démonstration de force (Chine, Inde) ou l’arrogance (Brésil, où Bolsonaro va le payer).

De fait, c’est le grand retour de l’État régalien, même chez les anglo-libéraux. Un État qui met son administration, sa police, son armée et même sa diplomatie au service de l’hygiénisme radical, sur le mode du « on n’est peut-être pas capable de lutter efficacement contre le chômage, mais on s’occupe de vous ». Vous, c’est-à-dire le peuple qui ne doit pas contaminer les puissants et qui doit être préparé afin d’être rapidement remis au travail, quitte à sacrifier les vieux improductifs et qui coûtent cher (sans le dire ouvertement, et encore).

Les dirigeants, petits ou grands, y ont vu l’occasion de se poster en grand chef d’état-major. Leur rêve de gosse est devenu réalité : guerre au virus, tous au combat, mobilisation des troupes, on bloque tout, on verbalise ! L’idéologie guerrière est réinjectée dans la sphère quotidienne, puisque la guerre contre le terrorisme est trop lointaine… S’y ajoute une grande louche de démagogie : le retour annoncé par Macron en France de « l’État-providence », rien moins que cela ! Qui y croit ?

  •  Le biopouvoir des médecins

Avec le Covid-19, un cran est en outre franchi entre le pouvoir d’État et le pouvoir des savants, aux premiers rangs desquels figurent les médecins. On se retrouve comme au beau temps de l’hygiénisme, ou de l’ancienne lutte anti-alcoolique (car le kil de rouge était plus néfaste que l’extorsion de la plus-value). Non contents de parader sur les plateaux télévisés tout en arborant une fausse humilité (« on ne sait pas », « on ne saura pas avant que », « restons prudents »), et doté d’un sacré culot démagogique (« nous, on ne fait pas de politique »), les mandarins en blouse blanche, bien silencieux hier pour certains quand l’hôpital public était liquidé, affirment désormais leur toute-puissance. Cantonnés jusque-là dans des questions de bio-éthique, néanmoins à forts enjeux économiques (PMA, etc.) et électoralistes (pour la Macronie : comment se démarquer des conservateurs), ils redressent la tête avec leur cohorte de supplétifs plus ou moins experts : ils apparaissent comme les maîtres de la situation et du monde.

C’est le triomphe du biopouvoir : de ce régime qui porte sur des sujets considérés non plus comme des porteurs de droits, mais comme des corps vivants. Ce biopouvoir n’est évidemment pas nouveau. N’oublions pas que, bien avant l’analyse foucaldienne, il a été théorisé par le géopoliticien Rudolf Kjellén qui, dès 1905, conçoit l’État comme une force en expansion dans un « espace vital ». L’idée a ensuite été reprise par les rapports du Club de Rome qui, alertant sur la croissance démographique, ont réclamé une gestion des populations par l’intermédiaire de l’environnement.

Le biopouvoir sort renforcé de la crise du Covid-19. On s’approche même de ce « gouvernement des savants » craint et pronostiqué par Michel Bakounine en 1872 quand celui-ci visait à la fois les dérives religio-scientistes des partisans d’Auguste Comte et les visées autoritaires de Marx avec son « socialisme scientifique » (proclamé comme tel au congrès de La Haye de l’AIT en 1872, celui-là même qui vit l’exclusion de Bakounine).

Mais les médecins ne sont pas totalement les maîtres du monde, car ils dépendent de deux logiques dont ils sont plus ou moins les acteurs et propriétaires : l’économie (les laboratoires pharmaceutiques, le marché des médicaments et des biens sanitaires, les hôpitaux) et le politique (les systèmes juridiques d’autorisation, les contrôles, les financements, les décisions). L’instance qui est censée faire le lien au niveau international, l’OMS, dont l’ancêtre est né à l’issue de la grippe « espagnole », ne fait en outre pas l’unanimité.

Son fonctionnement est d’ailleurs aussi opaque et guère plus démocratique que celui du GIEC, par exemple. En tous les cas, les médias ne font rien pour nous éclairer. Aussi le citoyen français lambda connaîtra-t-il le nom de certaines victimes du Covid-19 — ancien ministre, ancien dirigeant sportif, tel saxophoniste — mais sera incapable de donner le nom du directeur général de cette institution mondiale. Faire le test autour de soi.

Dans les pays démocratiques, la classe médicale et la classe politique peuvent se renvoyer la balle dans un jeu aussi sournois qu’hypocrite, les médecins disant donc « nous, on ne fait pas de politique », les politiques affirmant « nous, on écoute les médecins ». On sait très bien que le résultat est une cote mal taillée entre les deux en fonction des rapports de force, du contexte mais aussi de la socio-culture (le port de masque en cas de grippe étant, par exemple, une habitude admise, et salvatrice, dans les pays extrême-orientaux).

Le néo-hygiénisme qui se met en place avec la gestion de la crise du Covid-19 semble franchir une nouvelle étape du biopouvoir : on série les corps (certains sont condamnés en fonction de l’âge ou de la richesse), on les contrôle par le confinement, on les sépare par une ségrégation accrue des classes (ceux qui disposent d’un jardin ou d’un grand appartement versus les autres) et on immobilise les sujets de droit. À cette échelle, c’est du jamais vu

  • Pas de consensus scientifique

Ce biopouvoir néo-hygiéniste joue aussi sur les connaissances scientifiques dont il dispose. C’est un point crucial sur lequel la crise du Covid-19 nous a adressé une leçon magistrale : les médecins et les experts médicaux ne sont pas d’accord entre eux, malgré la batterie de mesures, de tests, d’expérimentations, de rapports, à un niveau métrologique rarement atteint. Il y a quelques consensus, mais pas d’unanimité, ni sur l’étiologie, ni sur la parade. Mais doit-on s’en plaindre ?

Mettons de côté les batailles d’ego qui masquent les vraies batailles de labos, de rapports avec la puissance politique ou médiatique, et de pouvoir tout court. Le tout opère sur fond d’enjeux économiques colossaux (gestion des stocks de médicaments et de para-pharmacie, jackpot du futur vaccin) dans une compétition qui est aussi généralisée et mondialisée que la propagation du virus lui-même. Relevons plutôt ce qui nous fait avancer.

La société redécouvre que la médecine est autant un savoir, voire un art, qu’une science exacte. Que la science elle-même ne « sait pas » tout, qu’elle est défaillante. C’est-à-dire que les savants ne savent pas tout sur tout. Que nous devons être humbles et avoir raison garder dans ce domaine. Il en découle deux avertissements.

Premièrement, il faut appliquer ce constat à des champs scientifiques autre que la médecine, en particulier l’écologie et la climatologie qui sont aux premières loges du XXIe siècle commençant. Ces sciences, elles non plus, ne savent pas tout, elles évoluent. Y compris avec l’appareillage scientifique. Notre ignorance du Covid-19 avant son apparition doit aussi nous alerter sur ceux qui prétendent avoir tout recensé du vivant sur terre, ouvrant la brèche aux catastrophistes qui nous chiffrent des extinctions d’espèces alors même que nous n’en connaissons pas l’étendue. L’humilité impose la prudence, et donc la retenue dans la rhétorique catastrophiste.

Elle renvoie, deuxièmement, à la question de l’étiologie du Covid-19. En éliminant les thèses plus ou moins complotistes, qui ne doivent toutefois pas exonérer l’existence récurrente de « savants fous » dans des laboratoires privés ou militaires, on voit surgir des explications pour le moins préoccupantes en ce qu’elle comporte des éléments de vérité, ou d’hypothèses, mais brassés dans une grande confusion.

Le virus, c’est du vivant. Il s’agit donc d’une bataille entre vivants, entre humains et non-humains. Il est logique et juste que l’humain lutte pour sa survie. Il est sage qu’il fasse la part des choses et réfléchisse à la place du vivant, sans exclure l’hypothèse de la mort, voire de la mise à mort (ce qui renvoie à la question animale). Il est avéré, historiquement, que les virus et donc les épidémies résultent d’une combinatoire entre espèces animales et espèces humaines, avec passage de l’une à l’autre sous forme de zoonoses (et réciproquement). Mais établir avec précision le transit du sauvage à l’humain via le domestique est moins évident. Le porc, animal domestique, était, et est encore, l’espèce qui joue un rôle-clef dans ce domaine. Le rôle d’espèces dites sauvages mais vivant en réalité près des hommes est quasi certain. C’est le cas de la chauve-souris à propos du Covid-19, avec un transit possible via le pangolin. C’est peut-être aussi le cas à propos d’Ebola.

Jusqu’à il y a peu, et si l’on en reste à la seconde moitié du XXe siècle et au début du XXIe siècle, ce sont généralement des animaux d’élevage qui sont à l’origine des épidémies : le porc (grippe « espagnole ») et la volaille (grippes aviaires H1N1 ou H5N1…). Concernant l’étiologie du MERS, on ne sait pas. Quant au Zika et au Chikungunya, il s’agit du moustique, animal qui n’est certes pas domestiqué mais qu’on aura du mal à qualifier de sauvage tant il accompagne les êtres humains.
De cette situation, on peut tirer deux constats. D’une part, l’élevage, au-delà de ses formes agro-industrielles massives qui génèrent des épizooties, n’est pas responsable de tout. Le Covid-19 n’est pas l’encéphalite spongiforme. D’autre part, l’existence du moustique renvoie à la question des produits anti-moustiques comme l’invention puis l’interdiction du DDT par Alexander King (1909-2007), chimiste britannique, membre dirigeant de l’OCDE et cofondateur de l’oligarchie capitaliste du Club de Rome (1968). Redisons que la malaria, liée au moustique, continue de tuer des centaines de milliers de morts (entre 700 000 et 2,7 millions par an selon l’OMS, soit en moyenne un mort toutes les trente secondes — à nouveau notons l’incertitude des chiffres).

Insistons sur le fait que les grands laboratoires pharmaceutiques et les mandarins se désintéressent de la lutte contre la malaria, tout simplement parce que celle-ci ne touche pas les pays riches.

  •  Le bouc émissaire démographique

Les premiers discours ignobles de Trump qui visait le « virus chinois » ou les premières réactions xénophobes des populations métropolitaines occidentales vis-à-vis de leur Chinatown respective ne doivent pas nous masquer l’importance de l’épicentre chinois déjà perceptible lors des épidémies précédentes (grippes aviaires, SRAS). En pointant de façon sous-entendue et raciste les mœurs non-civilisés de ce peuple-là et décidément grouillant (la saleté, la nourriture bizarre, trop nombreux…), le président américain faisait aussi oublier que Wuhan et la Chine sont des centres industriels dont a bien besoin le capitalisme mondial, État-Unis en tête.

Mais d’autres explications étiologiques concernant la Chine tombent aussi dans la confusion. Ainsi selon certains, ce pays serait responsable des nouvelles épidémies à cause de son extension démographique et spatiale sur ses périphéries sauvages abritant des espèces non moins sauvages. Déstabilisées, celles-ci se rabattraient sur les habitats humains (théorie de Carlos Zambrana-Torrello, David Quammen, Didier Sicard, voire Dennis Carroll). La déforestation est pointée. Mais ce genre de raisonnement comporte deux lacunes majeures.

Il faudrait, d’une part, qu’il soit valable dans toutes les régions du monde où s’effectue un déboisement massif (Amazonie, Bornéo), d’où ne sortent pourtant, à ce jour, aucun nouveau virus, ce que les chercheurs américains appellent les « maladies émergentes » comme leurs collègues économistes avaient parlé des « marchés émergents ». Le déboisement à Bornéo a certes provoqué une recrudescence de la malaria, mais celle-ci n’est pas une maladie nouvelle. Le cas de l’Afrique occidentale est plus complexe, de même que celui de l’Afrique centrale (le bassin du Congo) où Ebola est arrivé en provenance d’autres pays.

Il ne faut pas non plus oublier, d’autre part, que Wuhan, épicentre du Covid-19, de même que Hong Kong, épicentre du SRAS, se trouvent au milieu de régions défrichées depuis des siècles. Wuhan, notamment, situé au centre du bassin du Yangzi, et donc des rizières probablement les plus anciennement cultivées en Chine et au monde, est un archétype de cette anthropisation. La première forêt consistante s’y trouve au mieux à cent cinquante kilomètres. De là à dire que c’est le supposé déboisement de cette forêt qui a poussé les chauves-souris à se réfugier dans la ville…

Ce genre de raccourci pousse à des raisonnements grossiers reliant urbanisation, déforestation et pandémies. Il masque la complexité des chaînes de causalité et, surtout, là est l’essentiel, il déraille en pointant la « surpopulation » qui serait à l’origine de la déforestation. Cet argument ressort la vieille antienne malthusienne, reprise par les conservationnistes américaines et européens après 1945 contre l’« explosion démographique » image qui utilisait explicitement l’holocauste atomique de Hiroshima et de Nagasaki, mais en le bafouant. La Chine et l’Inde en sont les boucs émissaires idéaux, sur fond de racisme.

Ce malthusianisme aboutit à la misanthropie borgne et nauséabonde d’un Yves Paccalet (auteur de L’Humanité disparaîtra, bon débarras, 2006, réédité en 2013, ça fait vendre) et autres Yves Cochet qui montre complaisamment à la télévision combien il survit au confinement grâce à son vaste potager permacole. Leur cynisme se conjugue à l’hypocrisie sacerdotale (faites ce que je dis, ne faites pas ce que je fais), puisqu’il faudrait que ce soient les autres et non pas eux qui « partent » en premier. Les autres sont « trop nombreux », pas eux. Cette position est également suspecte car elle s’accommode fort bien de ce néo-libéralisme social-darwinien qui ne prépare pas sérieusement les crises sanitaires et qui les gère à l’emporte-pièce, quitte à écrémer les maisons de retraite.

L’outrance de ces positions contribue à obscurcir la question démographique qui est pourtant cruciale et qui est, évidemment, un élément important dans l’actuelle « crise sanitaire ». Il est vrai que l’espèce humaine n’a jamais été aussi nombreuse sur terre (un milliard d’habitants en 1800, deux en 1960, sept en 2013). Il est non moins vrai que sa croissance au cours du XXe siècle renvoie aux progrès sanitaires et médicaux : on en revient à la question de la science et de la médecine.
À moins de penser que l’humanité ne doit pas se nourrir, plus elle est nombreuse, plus elle étend son écoumène au détriment des « espaces sauvages », en déboisant et défrichant d’un côté, en densifiant son agriculture et son économie de l’autre, reforestant même parfois (la France actuelle n’a jamais été aussi boisée depuis la Gaule). Est-ce que des agricultures plus raisonnées, biologiques ou même permacoles arriveront à nourrir les neuf milliards d’habitants prévus en 2054 ? Des agricultures qui devraient être sans élevage et donc sans viande ? Tout projet sociétaire digne de ce nom doit se poser la question en se méfiant des réponses toutes faites, nombrilistes, dogmatiques ou autoritaires.

  • Le bouc émissaire chinois

On retrouve décidément la Chine en tant que région du monde historiquement la plus peuplée, et de nos jours encore. L’élévation moyenne de son niveau de vie l’amène à vouloir consommer davantage de protéines animales, comme cela est toujours démontré dans ce genre de situation. Ce qui implique davantage d’élevage, pour le lait ou la viande, et donc davantage de cultures pour nourrir les bêtes. Par les « délocalisations » industrielles, le capitalisme globalisé, qui a fait de la Chine un « pays atelier » puis une économie montant en gamme technologique et exportatrice, lui ajoute un système d’élevage industriel non moins capitaliste, massif et fragile.
Le tout opère au sein d’un régime se revendiquant encore officiellement de Marx, ce qui ajoute du paradoxe aux contradictions dans une belle combinaison entre parti unique, bureau politique et gouvernement des savants. Les scandales agro-alimentaires industriels sont de fait nombreux en Chine depuis plusieurs années, mais on ne sait pas s’ils ont un lien direct avec cette pandémie.

Pointer la déforestation en Chine ou ailleurs comme cause principale des nouvelles pandémies ne résout en rien la question du nombre d’habitants sur terre. On peut même se demander si l’obsession concernant les « espaces sauvages », et donc leur protection, ne constitue pas, au-delà des dimensions esthétiques, et tout en restant sur le seul plan des critères écologiques et géographiques, une erreur de perception, et donc de solution. En effet, comme Ebola, le SRAS et le Covid-19 l’ont démontré, il n’y a plus de barrières entre le sauvage et l’artifice : il s’agit d’un même monde.

Au sein de ce monde, la compétition entre les deux hyper puissances capitalistes que sont les États-Unis et la Chine s’accentue, la seconde étant en train de la gagner. Avec le Covid-19, elle a même imposé auprès des directions ordo-libérales un modèle autoritaire de gestion de crise. Dûment relayées par les médias, les images d’une métropole de près de neuf millions d’habitants comme Wuhan où il n’y plus personne dans les rues ont fait saliver les grands chefs maniaques de l’ordre et de la propreté. Dirigeants et médias européens oublient au passage de signaler que si Wuhan était confiné, Pékin, Shanghai ou Canton ne l’étaient pas.

Quant à la rhétorique sur « relocalisons nos industries parties en Chine », dotons-nous de « nos propres médicaments » et promouvons « notre agriculture locale », elle est comme le fleuve Yangzi qui passe au milieu de Wuhan : elle coule. En revanche, le message de la démonstration de force, de la vidéo-surveillance et du traçage généralisé est en train de s’ancrer, en coup triple : nouvelle production, nouveau marché, nouvelle domination. La société de l’emprisonnement qui s’est élargi à la société du contrôle est en train de déboucher sur la société de l’auto-contrôle technologique et généralisé. Ce ne sont plus les masques qu’il faudra porter après l’épidémie, ce sont d’autres masques qu’il faudra faire tomber.

Philippe Pelletier,
5 avril 2020, actualisé le 3 mai 2020.