J’ai cessé depuis quelque temps déjà de me réclamer de l’anarchisme puisque ce qui m’intéresse, c’est l’anarchie. L’anarchisme est une catégorie classificatrice, une idéologie parmi tant d’autres, qu’on retrouve dans la première section des dictionnaires de sciences politiques avant conservatisme, écologisme, fascisme, féminisme, libéralisme, marxisme, socialisme et nazisme. Une idéologie dont les dépositaires patentés furent historiquement des organisations closes qui, comme toutes les organisations politiques, comportaient leurs propres rituels, hiérarchies, dogmes, polices, gardiens de la foi, schismes, exclusions et excommunications. Bref, l’anarchisme n’est rien d’autre qu’une idéologie politique et les organisations anarchistes ont la fâcheuse tendance d’agir comme toutes les autres organisations politiques — c’est-à-dire de reproduire à leur échelle toutes les grandes dominations qu’elles ont la prétention de combattre.

L’anarchisme ne m’intéresse pas et la plupart des anarchistes ne m’intéressent pas davantage, car je suis convaincue qu’une des principales raisons pour lesquelles l’anarchie reste encore aujourd’hui un voeu pieux tient aux anarchistes eux-mêmes. L’anarchiste est en règle générale un militant — quelqu’un qui consacre l’essentiel de sa raison d’être à l’émancipation de tous. Et comme tous ses congénères, le militant anarchiste cultive des perversions qui le rendent infréquentable pour le commun des mortels. Il est généralement un idéologue profondément convaincu de détenir les clés de la compréhension ultime de l’univers. Il est aussi altruiste, dans le sens qu’il consacre sa vie à une cause qui n’est souvent pas la sienne propre (la Révolution, la Classe Ouvrière, les Pauvres, les Femmes, les Travailleurs Immigrés, etc.), ce qui le plonge dans un état permanent de frustration de ses propres désirs et le place, comme tous les «serviteurs du peuple» dans une position où il peut juger, exclure et condamner ses semblables en identifiant les amis et les ennemis de la Cause. Les militants sont pour la plupart monomaniaques, moralisateurs, puritains et rabat-joie, et les anarchistes ne font malheureusement pas exception.

Mais ce n’est pas tout. Les anarchistes forment un sous-groupe particulier des militants: celui des éternels perdants. Pour beaucoup trop d’entre eux, l’anarchisme est ce que Deleuze et Guattari nomment une «ligne souple»: non pas un moyen de s’attaquer à l’ordre établi, mais une façon particulièrement sophistiquée de s’en accommoder. En tant que mode de vie, l’anarchisme a ses rituels, ses exigences et ses consolations. La routine militante de l’anarchiste est faite de réunions, d’assemblées générales, de manifs, de vente de journaux et de distribution de tracts. La collaboration de près ou de loin avec toutes les institutions hiérarchiques de domination sociale étant moralement condamnable et implicitement interdite, l’anarchiste dispose d’une gamme limitée de sources de revenus politiquement corrects et vit alors dans un état de simplicité volontaire qui se rapproche plutôt de la pauvreté obligatoire. Ce qui a l’avantage, comme l’a écrit Bob Black, de dispenser l’anarchiste de l’obligation de se demander s’il aurait pu devenir autre chose qu’un raté n’eut été de ses convictions libertaires.

De tous les militants et autres weirdos politiques, les anarchistes sont ceux qui vivent le plus résolument dans le passé. L’anarchiste est trop souvent adepte d’hagiographie et collectionneur de saintes reliques. Il ne cesse de vénérer l’immense panthéon des martyrs de la cause: les morts de la commune, les martyrs de Haymarket, les propagandistes par le fait guillotinés, les mutins de Kronstadt, les cosaques d’Ukraine, Sacco et Vanzetti, les héros bafoués de la Révolution espagnole et tous les autres qui chaque année s’ajoutent à ce long martyrologue et dont le culte semble s’accorder avec l’opinion toute policière que le seul bon anarchiste est un anarchiste mort. Les anarchistes sont des révolutionnaires, mais les révolutions qui les intéressent sont celles qui se trouvent dans leurs pamphlets. Chaque fois qu’ils ont été confrontés à un soulèvement révolutionnaire réel, les anarchistes officiels, organisés, encartés, patentés et vaccinés se sont montrés hésitants, réticents, voire carrément hostiles à un mouvement qui pourtant reprenait de leurs principes. C’est que les anarchistes aiment leur routine militante par-dessus tout. Il se sont habitués à leur rôle d’irréductible et grincheuse opposition, à cette position marginale mais finalement confortable de «gauche de toutes les gauches», et ne sont pas prêts, pour la plupart, de vivre pleinement selon les principes qu’ils ont l’habitude de déclamer machinalement.

L’anarchiste est la plupart du temps homme (et rarement femme, d’ailleurs) du ressentiment. Il est mû par une volonté de vengeance envers l’ordre établi qu’il n’arrive pas à réaliser par faiblesse ou par peur et qui mène au nihilisme, à la simple dévalorisation et négation de ce qu’il ne peut vaincre. Voilà pourquoi je préfère dire que je suis anar, qui dans mon esprit n’est pas un diminutif d’anarchiste, mais d’anarque, un terme que j’ai, à l’instar de Michel Onfray, emprunté à Ernst Jünger. Dans une monarchie, le monarque veut régner sur une foule de gens, et même sur tous. En anarchie, l’anarque règne sur lui-même. Et surtout, l’anarque n’est ni idéaliste, ni idéologue, ni militant.