Le mouvement politique et social du printemps 2006 est l’un des plus importants depuis 1968, et pourrait marquer une rupture. De nombreux signes l’annonçaient : en 1995, J.Chirac s’était déjà fait élire sur le thème de la « fracture sociale », mais c’est peut-être 2002 qui marque un tournant en France, tandis que le 11 septembre 2001 a changé la face du monde. Le 21 avril 2002 a vu l’extrême-droite passer au second tour de la présidentielle. Comme le dit J.d’Ormesson, « 2OO2, c’est l’éclatement du mécontentement ». Mais le signe le plus marquant se trouve dans les émeutes urbaines de novembre 2005, largement prévisibles et qui marquent l’entrée de la société française dans une nouvelle ère. Il s’agit d’une « manifestation de rage » (H.Arendt), de l’expression d’un sentiment diffus d’injustice. Cette violence irrationnelle, cette explosion, renvoie aux angoisses et à une violence symbolique et bien réelle subie par une population exclue de plus en plus large qui supporte tous les maux. Il s’agit des « sacrifiés », de ceux qu’on ne veut pas voir et qui se rappellent à nous de la plus forte des façons. Mais ces émeutes ont surtout exprimé l’échec du capitalisme, et non l’échec d’un système social. Plutôt que de voir l’échec du système social français dans la crise contemporaine et le maintien d’un chômage de masse, il serait plus juste de parler de l’échec du capitalisme comme système viable.
Le mouvement de mars/avril 2006 s’est construit contre une mesure de la « loi sur l’égalité des chances » -observons ici le cynisme de nos dirigeants- en l’occurrence le Contrat Première Embauche, réservé aux jeunes de moins de 26 ans et qui prévoit l’acquisition de droits pour le travailleur au fur et à mesure de son engagement avec l’entreprise. Le salarié entre en Contrat à Durée Indéterminée au bout de deux ans, période pendant laquelle il était prévu qu’aucun motif de licenciement ne soit fourni par les employeurs. Le mouvement s’est construit lentement, depuis la rentrée scolaire universitaire 2005/2006, des premières émulations se développant contre le Contrat Nouvelle Embauche, « grand frère » du CPE, et sur des spécificités de l’Université. Le projet de loi a été annoncé début janvier 2006, alors que le mouvement a réellement commencé en mars, après quelques fébriles manifestations et le blocage de l’université rennaise. Cependant, si le CPE a cristallisé les angoisses, on peut dire que ce mouvement est révélateur de bien autre chose.
Le mouvement a exprimé les angoisses les plus profondes, de même que les émeutes de novembre 2005. D’ailleurs, le « noyau dur » de la mobilisation, ceux qui étaient réellement impliqués dans le mouvement, luttait contre une forme de société dans son ensemble, et les revendications s’établissaient sur une lutte contre la précarité et la pauvreté. Seuls les médias, empreints de l’ « imaginaire social-historique » (C.Castoriadis) moderne et étrangement proches des positions les plus conformes aux dirigeants politiques, et les syndicats, voyant leur rôle d’intermédiaire entre l’Etat et le peuple s’effacer, se sont concentrés sur le CPE, ne relatant ainsi en rien ce qui s’est passé durant ce printemps explosif. Ce mouvement a osé se couper de l’uniformisation dans laquelle on a enfermé l’humanité, et plus particulièrement les discours politiques.
Le mouvement a été lancé par les étudiants, probablement du fait que ce contrat était réservé au moins de 26 ans, mais aussi parce que les étudiants ont des facilités matérielles à se mettre en grève, et peut-être aussi parce que l’Université est un lieu de culture et d’activités publiques propice à faire tomber les mythes et à organiser une lutte. Les étudiants se sont ainsi engagés dans la bataille après l’échec successif de l’ensemble des travailleurs et des lycéens les années précédentes. Ce mouvement a eu néanmoins du mal à se généraliser. Et on peut se demander pourquoi aujourd’hui les ouvriers ne se mettent guère en grève et ont l’intention de voter largement pour N.Sarkozy (Union pour la Majorité Présidentielle) ou J-M.LePen (Front National). Mais il est vrai que le capitalisme moderne, sans interdire la grève, l’a rendu improbable, notamment par l’individualisation des salaires. Et c’est ainsi que « les stratégies individuelles prennent le pas sur les stratégies collectives et le stress remplace progressivement la jubilation à débrayer » (Monchatre).

Le CPE, comme le CNE, met en place une plus grande flexibilité, c’est à dire l’adaptation systématique et l’incertitude permanente. Ces contrats sont le symbole d’une société contemporaine que l’on peut qualifier de « darwinisme social » où la « lutte pour l’existence » devient concurrence, compétition et performance, et où l’ « adaptation » se nomme flexibilité. Nous sommes dans une sorte d’état de nature où chacun est contre tous : l’ordre émotionnel, et même pulsionnel, dirige l’agir humain : puissance, concurrence, consommation, insécurité, victimisation… La modernité est placée sous le signe de la vulnérabilité, c’est à dire d’une fragilité tant matérielle que morale : suicide, délinquance, usages de drogues, comportements à risques, montée incessante des fugues de mineurs… sont autant de signes révélateurs d’une société en crise permanente qui porte danger pour la pérennité de la société. Et avec ce mouvement s’est affirmé une volonté de casser l’incertitude et de retrouver des certitudes et des alternatives.
L’homme contemporain est considéré comme une chose, un objet, et devient ainsi une simple force de travail (réification). L’Homme n’est plus un agent responsable, mais un organisme qui réagit : il refuse alors son action dans le monde. L’histoire est vécue comme un processus, menée par une sorte de Providence que l’on nomme « progrès ». Mais nous sommes entrés dans une « société de travailleurs sans travail » (Arendt). L’homme contemporain est uniquement un travailleur qui a perdu le sens de son existence et est enchaîné aux nécessités. Il n’est déjà plus un Homme, puisqu’il refuse sa liberté, c’est à dire sa responsabilité. Mais dans une société de chômage de masse, le travail devient rare et précaire.
Le chômage est une condition nécessaire du fonctionnement et de la reproduction du capitalisme par la mise au rebus de millions d’individus. Les « sacrifiés » forment alors une masse, une question sociale à « traiter ». Mais l’Etat social cède à l’Etat policier. « Il est important de dire que nous ne tolérons plus les infractions mineures. Le principe de base ici, c’est de dire que, oui, il est juste d’être intolérant envers les sans-abris des rues », disait T.Blair (1er ministre britannique). Il en est de même en France où la prison devient le lieu nécessaire au maintien de la société moderne capitaliste.
L’épanouissement de son humanité se fait dans le travail, est-il dit dans une société reposant sur le travail. « Le travail est notre fait social total » (D.Méda) : il est perçu comme une catégorie anthropologique. Il faut travailler pour être pleinement humain. C’est pourquoi les individus acceptent d’être considérés comme des rebus. Et le chômeur devient un sous-Homme. Cette légitimation du travail fait partie du processus de domination subtil du capitalisme. Pourtant, le travail, en tant qu’arrachement à la nature, s’il est nécessaire, nous rattache à la condition animale et non à la force humaine.
Aujourd’hui, il y a environ 10% de chômeurs, une augmentation de 60% de Contrats à Durée Déterminée, de 65% de stages et de contrats aidés, de 130% du travail intérimaire. 12,4% de la population a moins de 720 euros par mois en 2001 et cela concerne 2,5 millions d’actifs en 2005. 14% des français sont très mal-logés la même année. Pourtant, les injonctions à la consommation d’objets présentés comme essentiels se font plus intenses alors qu’un nombre croissant de la population est maintenu dans l’exclusion. Nous sommes dans une société de frustration, une société « duplice et schizophrénique » (A.Brossat). Elle incite au délit ou à l’acceptation de l’exploitation : il faut « gagner » sa vie, c’est à dire tenir, durer.

Le mouvement printanier marque le refus d’être considéré comme un déchet, un rebus. L’homme contemporain est considéré comme une chose : il est réifié. Mais ce monde que l’Homme a lui-même construit agit en retour sur son constructeur et s’apprête à le rejeter. C’est ce qui fait dire à G.Anders que l’Homme est un objet, certes, mais un objet de rebus. Le capitalisme et la modernité ont oublié l’Homme, mais se construisent même contre l’Homme.
Nous sommes dans une « société de travailleurs sans travail ». Avec le capitalisme, tout ce qui était abondant devient rare, et inversement, et ce qui est rare est cher. Le travail est alors cher. On arrive à une guerre de tous contre tous, à une concurrence acharnée. Mais ce mouvement marque un temps d’arrêt et permet de rassembler, d’unir contre une idéologie déshumanisante et agonistique. Le peuple s’exprime dans un élan civilisationnel pour sortir d’une sorte d’état de nature.
Un mouvement social est l’expression de la démocratie participative dans une société technocratique. Le discours politique a cédé « la place aux décisions de nature plébiscitaire » (J.Habermas). Le pouvoir est détenu par une infime partie de la population et par des experts. Mais un mouvement comme celui-ci marque une rupture et une volonté de s’introduire dans les choix politiques, c’est à dire de peser sur le monde. Dans la société contemporaine, il y a une dépolitisation des masses, mais un retour virulent à la politique par des mouvements sociaux ou des actions violentes. Mais ces mouvements sont des mouvements de contestation et sont éphémères. On ne peut alors pas parler de réelle démocratie participative.
Il s’agit aussi de rendre visible la barbarie et les souffrances qu’engendrent les sociétés contemporaines qui se disent démocratiques et justes. Le « mal » nous est intolérable et l’on préfère le cacher dans des lieux aseptisés (asiles, hôpitaux) ou exclus (banlieues, prisons). Les émeutes de novembre étaient aussi une lutte pour la reconnaissance. Les étudiants suivent quelques mois après. La jeunesse explose, car c’est une population fortement dénigrée : à une époque de jeunisme, de refoulement de la mort et de culte des corps apparents, qui pousse pourtant à les torturer, la jeunesse n’a jamais été aussi malmenée. D’ailleurs, la répression policière participe au mythe du jeune mauvais en soi : la garde à vue devient ainsi banale. Les conflits entre les générations se font plus forts dans une société d’accélération du temps et de « crise dans la crise ». Il n’y a ainsi plus de transmission du savoir. C’est aussi peut-être pour cela que le mouvement a eu du mal à s’élargir : si on y a vu des parents, il y avait toutefois peu de salariés et d’exclus d’âges mûrs présents en leur nom.
Le mouvement exprime des angoisses et l’impossibilité d’atteindre l’idéal du bien-être que l’économie utilitariste ne s’est jamais donnée la peine de définir. Cela révèle la crise de la modernité, qui est une société en crise perpétuelle puisqu’en changement permanent, commencée en 1968. C’est pourquoi nous pouvons parler de « crise dans la crise ». Les mythes sont remis en cause, la fascination de la modernité s’estompe. La puissance humaine toujours plus incroyable pourrait encore nous émerveiller si nous n’étions que trop habitués aux catastrophes qu’elle suscite. Le monde est en plein bouleversement. Mais si la population ne participait pas aux changements, ceux-ci étant plutôt structurels (capitalisme financier, nouvelles organisations du travail, fin de l’Etat-Providence, lois sécuritaires, nouvelles technologies et nouveaux marchés, globalisation économique…), en 2006, le peuple se réveille pour prendre la parole sur une évolution qui s’est jusqu’alors dite comme sans alternative.

Ce mouvement pose ainsi des limites dans la dévoration du capitalisme et dans l’appétit consumériste des individus : la lutte sociale et politique est un moment de recul et de questionnement tant sur le vouloir que sur le pouvoir. Mais c’est surtout une manière de prendre part au politique et au changement. La société contemporaine est une société technocratique et dépolitisée, mais ce genre de mouvement est une réappropriation de l’espace public pour susciter le débat.
C’est un moment à part, une emprise sur le temps. Bloquer les bâtiments et les occuper est le moyen d’arrêter la routine et de penser. Cela provoque une jubilation. Il s’agit d’arrêter une glissade incontrôlable : c’est bien là son pouvoir de nuisance, puisque la modernité capitaliste fonctionne par le mouvement et les flux, mais c’est aussi un moyen de retrouver du temps pour penser, et peut-être surtout se penser. C’est par là qu’on peut redonner sens à l’existence et aborder la question du vivre-ensemble. D’ailleurs, l’installation durable du conflit a amené une radicalisation et une volonté farouche de « vivre autrement ». C’est ainsi qu’a émergé à travers toute la France des micro-sociétés à l’intérieur des universités bloquées, une effervescence. Les camarades retrouvent ainsi la parole. Nous avons appris à penser, nous avons appris à parler, nous avons appris à vivre, tout simplement. Plutôt que ne faire que se croiser, il y a rassemblement. L’Université est à nouveau ce lieu d’exception du dialogue et du savoir, et surtout de l’autonomie. En fait, une lutte est une suspension du temps dans une période où le temps nous échappe. Mais plus il nous échappe et plus il nous enserre. L’Homme n’a plus de conscience temporelle et va jusqu’à refouler la mort. C’est pourtant parce que l’Homme sait qu’il va mourir qu’il peut choisir et devenir libre. Cette maîtrise du temps retrouvée est une retrouvaille avec la condition humaine. C’est un moment de joie commune, d’exaltation. On agit ensemble et on pèse collectivement sur le monde. Mais c’est nécessairement éphémère dans la modernité : l’enjeu est de lui donner une permanence. Il s’agit « de faire de l’extraordinaire un phénomène ordinaire de la vie quotidienne » (H.Arendt), comme l’a fait la polis grecque.
L’originalité de ce mouvement est, outre son ampleur, son organisation. Le mouvement s’est émancipé des organisations traditionnelles (syndicats) pour fonctionner par Assemblée Générale. L’auto-gestion et l’autonomie radicale étaient les moyens revendiqués d’organisation de ce mouvement. Cela montre la volonté de changement et de se défaire des discours et positions conformistes qui font et défont notre monde. L’autonomie, inquiétante et radicale pour beaucoup, est plutôt source d’espérance.
Un mouvement permet de rassembler, d’unir et d’avoir une emprise collective sur le monde. C’est un moment d’exception dans une société individualiste où des individus atomisés se terrent, comme la bestiole de Kafka, dans leur micro-société. Les masses informes redonnent sens et reforment en quelque sorte un peuple. Mais là encore, le rassemblement est éphémère. On peut noter que des intérêts privés viennent de plus en plus s’agglomérer à un mouvement social qui de manière inhérente ne peut poursuivre que des enjeux collectifs. De la même façon, il y a un certain corporatisme que l’on peut voir dans les luttes syndicales. Mais c’est aussi peut-être une analyse pertinente pour comprendre que le mouvement ne s’est pas plus largement généralisé.
On retrouve ce conflit entre intérêts privés et intérêts généraux dans le débat sur le blocage des universités. Outre le débat sur la majorité supposée ou réelle, dont Tocqueville nous montrait déjà les dangers, il y a eu celui sur le blocage. Ceux qui étaient défavorables au blocage avançaient des points de vue individualistes, parlant principalement des problèmes pour leurs propres études, tandis que de l’autre côté on parlait d’intérêts généraux , et même d’un concept de l’Homme (point de vue universel). Ce mouvement porte aussi sur une discorde sur la définition de l’Homme. L’utilitarisme voit en l’Homme un être mauvais en soi, calculateur, égoïste, tandis que les acteurs du mouvement voient un être capable de solidarité et d’éthique. C’était ainsi une lutte pour la dignité humaine.
Mais si ce mouvement marque un début de refus d’être considéré comme un déchet, beaucoup acceptent la dépréciation : refus de sa condition humaine et de sa dignité. C’est ainsi qu’on a pu entendre certaines personnes dire, au sujet des contrats précaires que sont le CPE et le CNE, « c’est mieux que rien ». D’ailleurs, celui qui résiste est déviant, et même délinquant (637 procédures judiciaires selon un collectif d’assistance juridique entre mars et avril). Même ceux supposés l’encourager dénigrent ou tentent d’atténuer son action. Il y a intériorisation de normes et valeurs d’auto-dépréciation. L’imaginaire moderne fonctionne encore. Cela explique que le mouvement ait eu du mal à se lancer et qu’il ne s’est jamais véritablement émancipé de la question du CPE pour atteindre une réflexion sur les fondements mêmes de notre société.
Il est étonnant que malgré la multiplication des risques (sociaux, économiques, sanitaires, écologiques…) la mobilisation ne soit pas apparue avant et ne soit pas plus forte. Il y a déni de réalité, qui est un mécanisme de défense consistant en un refus de reconnaître la réalité. Il s’agit de tenter de survivre en acceptant l’inacceptable. Les processus de domination à l’œuvre, une domination intériorisée plutôt qu’explicitement subie, empêchent une emprise durable sur le monde. Les réactions sont donc condamnées à être éphémères, et souvent violentes, exprimant de manière explosive les angoisses accumulées. L’enjeu est alors de retrouver la responsabilité, c’est à dire la liberté, pour peser sur le monde. Pour cela, il faut faire de cette effervescence une puissance créatrice. Mais l’absence de cette création se ressent notamment par une culture et des arts qui ne s’attachent pas à cette lutte. Ces réactions ont du mal à se transformer en véritable mouvement créant une effervescence créative capable de mettre la société face à ses contradictions.

Cependant, ce mouvement printanier a rendu moins intolérable le fait de remettre en cause les fondements de notre société : le travail, le progrès, l’incarcération… Si novembre 2005 a été le « réveil de la plèbe » (A.Brossat), mars/avril 2006 a peut-être été le réveil d’un peuple. C’est un cri de rage, mais aussi d’espoir. Il y a fort à parier que ces réactions explosives vont se généraliser dans une période de « crise dans la crise ». L’enjeu est donc de construire un véritable espace public durable capable de susciter pensée, dialogue et action politique -à moins que cette lutte ne soit que le dernier souffle d’êtres humains qui ne le sont déjà plus…-.

« Cette lame de fond, j’en fais le serment, un jour prochain, refera surface. » Le Milieu

JV. 2006