LA RETRAITE ÇA FAIT DES PLOMBES qu’on a renoncé à la toucher. On a cumulé les tafs de merde, les périodes de chômage, les études et les formations. Juste de quoi remplir un CV, mais certainement pas de la toucher un jour à taux plein. Heureusement qu’un certain nombre d’entre nous n’ont pas attendu pour la voler, la retraite. De celle qu’on tire à l’arrachée sans annuité, entre des périodes de tafs. Une façon d’échapper à leur sale guerre économique, du tou-te-s contre tou-te-s, de goûter un peu plus à un temps volé pour un moment à leur emprise. Parce que la retraite ou le chômage, ce n’est pas forcément ce moment d’anéantissement que décrivent à longueur de journée sur les chaînes infos les propagandistes du libéralisme. Il faut d’ailleurs avoir travaillé, en bourgeois-e-s qu’ils et elles sont, dans des secteurs protégés, pour concevoir le travail salarié comme une réalisation de soi. On sent bien qu’ils et elles n’y ont pas goûté, à la chaîne, aux travaux absurdes et répétitifs, de ceux qui vous dévorent le corps ou l’esprit. Qu’ils et elles n’en ont pas soigné à la va-vite des malades ou des personnes âgées que l’on panse à la chaîne ou que l’on trie aux entrées. Qu’ils et elles n’en ont pas dévalé des rues à vélo ou en bécane pour livrer de la bouffe de merde. Bref, qu’ils et elles n’ont pas en bouche ce goût amer qui vous fait sentir que votre taf est absurde, vous échappe ou perd le rare sens qu’il pouvait conserver. Ils et elles n’ont que trop peu subi les techniques de management qui partout se sont imposées avec dans leur sillon burn out, accidents et suicides ; et pour cause, ce sont souvent les mêmes gestionnaires qui les ont imposés, en même temps que les plans de licenciement et de restructuration. Ce n’est pas vraiment une surprise qu’un gouvernement au service des plus riches – mais n’est-ce pas la fonction de tous les gouvernements ? – rogne encore davantage les salaires, cette fois-ci différés, de ceux et celles qui triment. Aujourd’hui, l’espérance de vie en bonne santé est de 65 ans. Et l’espérance de vie d’un ouvrier est de 77 ans. Il s’agit d’user les plus exploité-e-s jusqu’au squelette.

C’EST LA MÊME LOGIQUE qui préside depuis des années à l’ensemble des « réformes » et coupe-franche dans les budgets de l’assurance chômage, de l’assurance maladie ou des services hospitaliers. Ainsi, des millions de précaires et quelques millions de chômeur-se-s se sont retrouvé-e-s confrontés à une réduction drastique de leurs droits suite aux dernières réformes de l’assurance chômage, et un prochain tour de vis est en cours. Le tout s’accompagne d’un recrutement massif d’agents de contrôle Pôle emploi, chargés de foutre sur la tempe des indemnisé-e-s la menace de la radiation et de traquer ceux et celles qui bidouillent. Ces agents des pôles radiation, concentrés sur la traque et pas sur l’aide aux indemnisé-e-s, pourront dorénavant après avoir accès aux comptes en banque de leurs administré-e-s, grâce à un décret d’application discrètement promulgué en août, et ainsi fouiller dans les données que les opérateurs téléphoniques ou les fournisseurs d’énergie des indemnisé-e-s devront leur balancer en cas de demande. Cette réforme, comme celles qui l’ont précédée et celles que le gouvernement annonce déjà, ne visent en rien à réduire le chômage, mais bien à toujours plus nous précariser, nous faire accepter les boulots les plus merdiques, payés au lance-pierre. L’augmentation des radiations, des emplois précaires et la diminution des indemnités permet au passage de diminuer artificiellement le taux de chômage. Sûr de lui, le gouvernement en rajoute une couche avec une loi favorable aux propriétaires face aux locataires. Après un mois d’impayés, un proprio pourra demander de foutre dehors son locataire. Et pour les malins et malines qui squatteraient les près de 10% de logements vides, la loi prévoit désormais une peine allant jusqu’à 3 ans de prison. Le business de la spéculation doit continuer, tant pis si ça brise des vies.

PAR N’IMPORTE QUEL BOUT QU’ON LE PREND, la guerre aux pauvres s’accélère. Tandis que les plus riches et l’appareil d’Etat ne cessent d’une part d’engranger plus de bénéfices et d’autre part plus de pouvoir, nous croulons tous les jours un peu plus sous l ‘augmentation des prix, la précarisation de nos conditions de vie, la destruction du monde. C’est cette politique qu’applique la quasi-totalité des gouvernements à travers le monde. Les mêmes politiques néo-libérales tirent les salaires vers le bas, précarisent, détruisent tout ce qui est socialisé. Le capitalisme, qui a fini de triompher sur l’ensemble de la planète dans sa version libérale occidentale, industrielle russe ou hybride chinoise, s’accompagne de politiques de plus en plus autoritaires, d’outils de contrôle des populations de plus en plus perfectionnés. Le temps de la redistribution est terminé, tandis que la chasse aux boucs-émissaires et autres ennemis intérieurs s’intensifie. La guerre civile a remplacé la guerre sociale. Dans ce contexte, les capitalistes lâcheront de moins en moins de miettes pour maintenir la paix sociale. La forme de résistance syndicale visant à mobiliser ses militant-e-s pour obtenir les miettes des profits générés par la productivité accrue n’est plus à l’ordre du jour.

LE SLOGAN IRONIQUE LANCÉ EN 2010, lors d’une précédente lutte contre les retraites, « la retraite on s’en fout, on veut pas bosser du tout », qui répondait au « Ni CPE, ni CDI, tout ce qu’on veut, c’est rester au lit » du mouvement dit anti-CPE prend ici tout son sens. Parce que c’est le travail en lui-même, celui qui soumet l’exploité à l’exploiteur, qui est une horreur. Non seulement parce que dans le travail, le travailleur et la travailleuse subissent l’extorsion par l’exploiteur d’une partie de ce qu’ils et elles produisent, mais également parce qu’ils et elles deviennent étrangers et étrangères de leur production, et que ce qui est produit fabrique lui-même un monde d’absurdité. Au travail, nous nous retrouvons tous et toutes dépossédés des finalités de nos activités ; contraints de faire ce qu’on refuserait de faire dans un autre contexte. Contrairement à ce que radote la gauche, le problème n’est pas qu’il manque des emplois, mais que nous sommes dans une société saturée par le travail.

C’EST POURQUOI ON NE PEUT S’EN TENIR aux seules luttes pour le travail contre le capital. Ces luttes défensives pour préserver l’emploi ou des acquis sociaux se perdront comme souvent dans les méandres des contradictions de la recherche de la croissance et rateront l’essentiel : à quoi sert notre « force de travail » et faut-il assurer la pérennité de la société industrielle alors qu’elle nous emmène droit dans le mur ? Résister aux conditions réelles et immédiates de l’exploitation ne doit surtout pas, comme le fait en général la gauche et les syndicats, s’accompagner d’œillères sur les fondements même de la domination et de l’exploitation. La cogestion de l’ordre existant empêche de trouver les voies de réduction des dépendances aux systèmes économiques, techniques et bureaucratiques qui nous enserrent et nous promettent de vivre en guerre permanente de chacun contre chacune, sous contrainte au milieu des désastres qui ne cessent de déferler. Il y a décidément quelque chose de pourri au royaume du travail. Si depuis le grand confinement, les démissions sont en augmentation, c’est que la place du travail et son sens dans nos existences ont été sensiblement révisés pour certains et certaines d’entre nous. Nous savons que le futur est déjà tellement obscurci, entre spectacles apocalyptiques, menaces du guerres atomiques, déferlement de désastres technologiques, poussées patriotiques et racistes, précarité généralisée, qu’il paraît surréaliste de se projeter comme retraité. Comment se projeter jusqu’à une hypothétique retraite dans un monde qui part en lambeaux ? Sauver le système des retraites ne peut pas être notre seul combat. Il n’y a en fait pas grand-chose à sauver de ce monde, de leur monde. La réponse la plus lucide aux immenses enjeux d’aujourd’hui, c’est peut-être tout simplement de renverser la table, de renouer avec cette vieille proposition révolutionnaire : détruire la domination et l’exploitation.

DURANT PLUSIEURS MOIS, LA REVOLTE des Gilets Jaunes a créé une brèche dans l’existant. Les espaces de discussion et les gestes de révolte se sont multipliés. Ailleurs, des révoltes ont éclaté au Chili, au Liban ou au Sri Lanka. En Guadeloupe et Martinique, des milliers de personnes se sont soulevées contre la contrainte sanitaire et le coût de la vie. En Iran, hommes et femmes s’insurgent depuis des mois contre un régime patriarcal et autoritaire qui les maintient dans la misère. Un mouvement de grèves massives a aussi émergé en Grande-Bretagne : ports, transports, services de santé et d’éducation sont en lutte. Partout, c’est la dégradation des conditions d’existence qui suscitent la colère. Cette colère, nous la partageons, et nous comptons bien la mettre en actes. Parce qu’il n’y a pas d’alternatives à la révolte.

Des anarchistes.

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