Je vais acheter du pain. Voilà un fait d’une banalité extrême. Et pourtant, il pourrait me conduire, sur le chemin de la boulangerie, pourquoi pas, à me poser une multitude de questions. Le simple fait d’aller acheter du pain me place clairement dans le contexte de la société marchande. Pourquoi vais-je acheter ce pain, alors que je pourrais, par exemple, le cuire moi-même, ou me retrouver avec des amis autour d’un four collectif pour que nous le préparions et le fassions cuire dans une joyeuse ambiance émaillée d’échanges et de réflexions, avant de nous le répartir ?

Privilégions d’ailleurs cette dernière hypothèse, car elle témoigne bien du fait que plus s’éloigne la marchandise et en quelque sorte l’esprit de la marchandise, plus réapparaît une vie sociale épanouissante. La marchandise, au contraire, sépare, tout en reliant sur un mode aliéné (cf. Marx et le fétichisme de la marchandise). Le prétendu rapport humain avec mon boulanger est un
rapport médiatisé par l’argent, donc par la marchandise. Ou alors le boulanger devient mon ami, mais c’est autre chose. Je le fréquente en dehors de ses activités professionnelles. Pourquoi pas.

Mais revenons à notre fabrication collective de pain, car elle soulève d’autres problèmes. Celui-ci, par exemple, qui concerne les ingrédients nécessaires à cette fabrication. Les aurions-nous achetés ? Où les aurions-nous achetés ? Dans le cadre de la société marchande, ce qui est le postulat de départ, ces ingrédients auraient été achetés. Où ? Au supermarché ? Chez l’épicier du coin, ou dans une boulangerie, pour la levure de boulanger, peut-être chez ce même boulanger, qui aurait pu devenir mon ami ? Dans un magasin biologique ? Dans une « Amap » ? Auraient-ils été commandés sur un site ? On le comprend bien, ces questions en soulèvent d’autres : celui de la qualité du pain que nous aurions souhaité manger (biologique ou pas ?) ; celui de l’acceptation, enthousiaste ou résignée, du système habituel de distribution des marchandises (supermarchés, commerces traditionnels) ou de son refus. Dans ce second cas, les ingrédients de base, en l’occurrence essentiellement la farine, auraient peut-être été fournis par une « Amap », ou nous nous les serions directement procurés auprès d’un paysan. Notre intention aurait alors été de nous extraire le plus possible du système de grande distribution, afin de favoriser une agriculture
de proximité, nous rapprochant ainsi davantage de l’idée de ce que pourrait être la vie dans une société bâtie sur des bases différentes. Certes. Mais malgré ces louables intentions, il faut bien admettre que nous sommes encore dans une société marchande, et les vitrines devant lesquelles je passe pour aller acheter mon pain – j’habite en ville –, rivalisant d’ingéniosité pour attirer le chaland, sont là pour me le rappeler. Précisons encore qu’il est tout à fait improbable que mes amis et moi ayons commandé les ingrédients sur un site, car le plaisir de nous retrouver autour du four à pain, ce plaisir d’une vie sociale retrouvée, n’aurait pas fait bon ménage avec la société numérique à tendance totalitaire qui vise à isoler chacun chez soi, et qui trouve dans les périodes de confinement l’occasion de « merveilleux » développements.

 

Quand vais-je acheter mon pain ? Lorsque j’ai un peu de temps devant moi. Souvent, pour le dégager, je dois me frayer un chemin temporel dans le marais du temps contraint, c’est-à-dire celui qui est défini et découpé par le travail. Le temps contraint n’est pas seulement celui que j’utilise pour aller au travail, c’est celui que je mets à me préparer à aller au travail, c’est celui que
je passe à me remettre d’une journée de travail, c’est l’heure de mon réveil, c’est l’heure de mon sommeil, l’heure de mes repas. C’est donc à peu près tout le temps. Je vais donc acheter mon pain tôt le matin, parce que je souhaite aussi acquérir quelques croissants frais, ou alors le soir, parce que le matin, je suis vraiment trop pressé, et dans ce cas je devrai me passer de croissants, ou en acheter des rassis, s’il en reste. J’achète mon pain à l’heure que je veux le samedi ou le dimanche, parce que je ne travaille pas. Le samedi et le dimanche (dans le meilleur des cas, car on travaille de plus en plus souvent le dimanche) sont considérés comme des jours de « repos », de « loisir ».

Mais qu’est-ce que le loisir dans la société marchande ? « Le rapport entre loisir et quotidienneté n’est pas simple : il y a entre ces deux termes à la fois unité et contradiction (donc rapport dialectique). On ne peut le réduire au simple rapport dans le temps entre « dimanche » et « tous les jours », représentés comme un extérieur et seulement différents. Le loisir – admettons ici sans examen le concept – ne se sépare pas du travail. (…) Chaque semaine, le samedi, le dimanche, appartiennent à la régularité du travail quotidien. Il faut donc concevoir une unité « travail-loisirs » […]. » 33 . Le temps que mes amis et moi aurions dégagé pour cuire en commun notre pain n’échapperait d’ailleurs pas à cet implacable constat.

Nous pourrions poursuivre le questionnement : comment ? Avec quoi ? Avec quel four allons-nous cuire notre pain ? Un four produit par qui ? S’il est électrique, avec quelle électricité ? Nous avons déjà répondu à la question : avec qui ? Avec des amis. Mais est-il toujours possible de se faire des amis, dans un monde qui sépare, dans un monde urbain, emporté par la folie du
travail, des transports épuisants ? Dans quel espace, et tout simplement à quel prix ?

J’arrive enfin à la boulangerie. Elle est déjà fermée. C’est qu’il est bien tard. Sur le chemin du retour, je me pose d’autres questions encore, et surtout celle-ci : parviendrons-nous un jour à vivre humainement, avec tout ce que cela implique ? Quel chemin suivre pour y arriver ?

Le libre emploi de la vie quotidienne n’est pas concevable sans un désarrimage de cette dernière au capital. Les multiples gestes de la vie quotidienne peuvent tous servir d’entrée pour effectuer la critique de la totalité, avec la perspective de reconquérir la vie quotidienne, de transformer le monde en changeant la vie.

Suggestion annexe : partir d’un fait banal, d’une lutte partielle, et remonter à la totalité en posant toutes les questions qui viendraient à l’esprit, pourraient constituer un nouveau jeu. L’intérêt de ce jeu ne serait pas l’aboutissement de cette réflexion sous forme de questions, nous le connaissons déjà, mais l’art de poser les questions ?

 

 

 

 

 

Notes

31  –  Guy Debord, Perspectives de modification consciente dans la vie quotidienne, in Internationale situationniste
n° 6, p. 20.

32 –  Georg Lukacs, Histoire et conscience de classe, Paris, Les Éditions de Minuit, 1976, p. 44-45.

33 – Henri Lefebvre, Critique de la vie quotidienne I (1958), Paris, l’Arche, 1977, p.38.

 

 

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