Bon, ce week-end a été particulier pour moi. Après ce que j’ai vécu, je ressens le besoin de m’exprimer, et commencerai en répondant à cette question : qu’ai-je vu, donc, ce 1e mai sur la place de la Nation ?

Il s’était écoulé une trentaine de minutes entre mon arrivée sur la place et une première confrontation physique dont je n’ai pas été témoin oculaire, apparemment entre quelques gilets jaunes et le service d’ordre (SO) CGT. Je me garderai donc d’en dire plus sur cette première confrontation. En entendant les bruits, j’ai accouru pour voir ce qu’il se passait et me suis immédiatement mis dans une démarche de désescalade. En arrivant, j’ai vu une ligne du SO CGT, armée de gazeuses et de barres en bois, qui invectivaient quelques manifestant.e.s que je suppose être impliqué.e.s dans la première confrontation, en les provoquant ostensiblement à base de « Viens là fils de … ». Je tentais de dissuader les manifestant.e.s provoqué.e.s de réagir, en m’interposant physiquement entre le SO CGT et ces dernier.e.s. À ce moment-là, je tournais le dos au SO, qui continuait ses provocations à base d’insultes et d’intimidation avec les gazeuses et les barres en bois. Je ne referai plus cette erreur.

Alors que j’étais tourné vers mes camarades, que je tentais de les tenir à distance du SO pour éviter la confrontation, un molosse de 2 mètres du SO en veste et gants de moto a couru vers moi pour m’infliger un hammerfist. Je ne l’ai vu qu’au dernier moment, mais j’ai eu le temps de protéger ma tête. Dans la foulée (en à peine une seconde ou deux), la ligne du SO a avancé sur nous et au moins deux autres personnes m’ont agressé. L’une d’entre elles en me dirigeant une droite qui m’aurait sans conteste envoyé à l’hôpital étant donné l’élan qu’il avait pris, et une autre que je n’ai pas vu sur le coup, mais que l’on voit distinctement sur une vidéo m’infliger des coups de bâtons. Malheureusement, la vidéo commence une ou deux secondes après que le premier coup avait déjà été donné par le molosse.

C’est difficile pour moi de décrire le sentiment que j’ai ressenti à ce moment-là. Je n’arrivais pas à croire que c’était vraiment des mecs de la CGT, la même orga avec laquelle j’avais bloqué les dépôts de bus en décembre 2019 contre la réforme des retraites ; qui m’avaient agressé. Après la ruée, je suis allé voir des CGTistes, en leur demandant s’il n’y avait pas des camions qui n’étaient pas à la CGT dans le cortège syndical. Je n’arrivais pas, et ai encore du mal à concevoir que j’ai pu être attaqué aussi lâchement alors que je ne représentais manifestement aucune menace pour leur intégrité physique, au contraire. Je n’ai même pas envie de revenir sur la charge de police qui a eu lieu 30 secondes après, où j’ai vu deux trois types du SO CGT profiter de la pagaille pour filer des coups en douce, et qui naturellement n’ont pas été inquiété une seconde par les keufs qui ont essayé d’interpeller un mec complètement random.

Après cela, j’ai été juste abasourdi.e par l’absurdité de la scène, l’absurdité de voir un type de 16/17 piges en veste en jean/slim courant sur des syndiqué.e.s pendant la ruée aux cris de « CGT Collabo », des syndiqué.e.s qui n’avaient RIEN À VOIR avec le SO qui m’a agressé. Eux se sont barrés vite fait, ce qui même maintenant fait persister un petit doute dans ma tête sur leur affiliation politique ou syndicale réelle, mais je vais pas faire une Mélenchon, tout porte à croire que c’était bien le SO CGT, aussi surréaliste que ça puisse me paraître. Mais dans la ruée, il y avait surtout des gens qui avaient des antécédents avec la CGT : les baffes, les comportements de bacqueux à base d’insulte sexiste et homophobe, les coups de pression à la gazeuse ou à la barre en bois, tout ça on le sait, c’est récurrent dans ce SO. En essayant — encore — de m’interposer entre la CGT et mes camarades quand quelques un.e.s revenaient les provoquer 10 min après la ruée environ (il n’y a pas eu de confrontation physique à ce moment-là), j’ai vraiment eu le sentiment que y’avait un atmosphère de lâcher-prise, comme si cette colère avait été intériorisée pendant très longtemps ; et qu’au terme d’une manif qui a été difficile à vivre tant les keufs ont instauré un rapport de force dès le début du trajet, trajet qui de par sa longueur était plus épuisant qu’autre chose, et évidemment manif au cours de laquelle la CGT n’a fait preuve d’aucune solidarité à l’égard du cortège de tête ; tout avait explosé.

Le blocage du camion, c’était juste une étincelle. À la fin d’une manif à Bastille en janvier (la manif où il neigeait) y’avait aussi eu cette étincelle, avec une situation très similaire : des personnes qui viennent bloquer le camion en reprochant aux syndicats de se barrer à 16 heures alors que la fin de manif était à 17, le SO qui débarque et pas pour discuter, des insultes, quelques coups. Tout ça pour dire que ce qu’il s’est passé samedi m’a pas étonné non plus. Depuis l’incompréhension de la manif du 5 décembre 2020, et après avoir été jetés en pâture aux keufs à la manif souricière le 12 décembre 2020, le sentiment que la CGT n’est pas légitime à prendre une place de première importance dans nos luttes n’a fait que s’intensifier.

Bref, voilà pour la mise en bouche, je pense que vous avez une idée plus nette de qui écrit cet article désormais. Honnêtement, plein de sentiments différents se sont bousculés dans ma tête depuis samedi, et je ressens le besoin d’écrire et d’analyser le sujet pour le mettre à distance. Vraiment ça fait deux jours que j’en ai pas dormi, c’est un événement qui a heurté beaucoup de mes certitudes militantes. Cet article pour moi c’est un peu une tentative de reconstruction d’une position politique sur la CGT si vous voulez. Je suppose que beaucoup parmi vous se diront que c’est pas trop tôt, mais jusqu’ici j’avais quand même tendance à croire que les syndicats étaient nos potes dans la mesure ou j’ai souvent rencontré des syndiqué.e.s de base, avec lequel le contact était toujours bien passé.

Je veux déjà commencer par dire une chose. Aucune orga n’est sacrée. Je ressens le besoin de le dire à cause de l’unanimité des réactions que j’ai vues sur les réseaux sociaux. Désolé, mais les unions sacrées c’est pas mon truc, surtout quand sous couvert d’union sacrée certain.e.s permettent de nier le droit de chacun.e à déterminer ses propres moyens d’action en fonction de ses besoins et de la nature du rapport de force qui lui est imposé par cette société. C’est exactement pour ça que je me suis interposé : agresser des gens qui ont des moyens d’action différents des nôtres car ils critiquent nos moyens d’action, ça ne sert pas du tout au nécessaire dialogue interlutte.

Au-delà de ça me direz vous, il y a des antécédents qui montrent que la CGT a collaboré avec la préf au mépris de la sécurité physique et juridique de militant.e.s autonomes à plusieurs reprises. On est d’accord. Mais si vous êtes pas foutu de faire la différence entre la base de la CGT et la centrale, je sais pas, juste faites un truc. Parce que pendant la ruée c’est des gens de la base qui se sont fait dépecer, des vieux qui étaient dans une attitude passive et dans une logique de désescalade. Franchement quand je vois les coups de parapluie sur des militant.e.s de 60 piges qui essaient de protéger les camions qu’ils financent avec leurs cotisation en ne répliquant même pas, ça me donne la gerbe. Voir des militant.e.s qui ont deux fois mon âge en larme un premier mai, ça me donne la gerbe. Mais vraiment. C’est quel niveau d’absence d’empathie qui peut vous pousser à faire des trucs comme ça ?

Et très bien si en lisant ça vous êtes d’accord avec moi, mais la prochaine fois faudra être acteur.ice de la désescalade. Car avant que ça parte en ruée, ça part d’insultes en interperso, puis de coups qui également ont une dimension interperso car ils font suite aux insultes. Mais une fois passé le stade de la violence physique, c’est trop tard. Et la raison pour laquelle c’est à nous, militant.e.s autonomes de le faire, c’est parce qu’on sait très bien que le SO CGT, de par sa logique de confrontation et d’épreuve de force, met en danger ces mêmes militant.e.s de 60 piges qui se sont fait agresser alors qu’iels ne représentaient aucunement une menace pour leurs agresseur.euses. S’ils sont pas capables de faire ce travail de désescalade, c’est à nous de le faire. Évidemment j’ai pas de recette magique, chaque situation a ses particularités et je m’abstiendrai bien de donner l’impression de savoir mieux que tout le monde comment éviter ces images. Mais c’est l’intégrité physique de travailleur.euse.s en lutte dont il est question, donc c’est à chacun.e de prendre ses responsabilités. Et si possible faire ça au minimum en binôme car perso je prends plus le risque de tourner le dos au SO CGT.

Bref. Pourquoi donc certain.e.s parlent-iels comme si on avait touché au Saint-Sépulcre ? Car, prétendument, la CGT incarne le monde ouvrier. Pour des étudiant.e.s en sciences po peut être, mais de par leur nature même, les syndicats ne représentent aucunement tou.t.e.s les travailleur.euses. Cette situation a notamment été causée, on le sait bien, par les politiques de flexibilisation du marché de l’emploi qui ont accentué la mobilité professionnelle non-choisie avec la généralisation de CDD et de contrats d’intérim, notamment pour les jeunes et les populations issues de l’immigration coloniale. Concrètement, quand t’arrives dans une entreprise en sachant que tu vas rester 6 mois, ce qui fait de ta situation une situation objectivement plus précaire que les syndiqué.e.s en CDI, tu ne vas pas t’investir dans des espaces de lutte au sein de ton entreprise.

C’est d’ailleurs pour ça qu’il y a un vieillissement à la CGT : quand il est arrivé sur le marché du travail à 20 piges, le syndicaliste qui s’est fait taper dessus samedi par des précaires avait un CDI, et c’était logique pour lui de s’investir dans la section syndicale de son entreprise, pour peu qu’il soit un peu politisé à gauche. Les syndicats en général, et la CGT en particulier, incarnent donc une certaine idée du monde ouvrier, et représentent légitimement une certaine condition salariale, mais ils ne peuvent aucunement prétendre représenter le « monde ouvrier » ou la « classe laborieuse » dans sa totalité. La CGT entend évoquer l’imaginaire du monde ouvrier type Germinal, et se convaincant elle même que cet imaginaire reste efficace puisqu’il n’y aurait de toute façon qu’un rapport de domination structurant, le rapport de domination capitaliste. Je crois pour ma part que pour penser le racisme, Fanon est plus pertinent que Marx. Mais dites cela à un militant.e CGT, et il vous répondra que peut-être mais que cela ne doit pas se traduire par des luttes qu’il qualifierait d’identitaires, en ce qu’elles nous détourneraient d’un objectif qui devrait s’imposer à tou.t.e.s, le rapport de domination capitaliste.

Il y a plusieurs choses à décortiquer dans ce constat. Premièrement, on sait que les structures syndicales sont avant tout des espaces de lutte, et à ce titre qu’ils font naître des liens très forts entre celles et ceux qui les fréquentent. On sait aussi que dans les milieux militant.e.s, le fait d’avoir participé à des luttes antérieures est un véritable capital, qui donne légitimité et donc pouvoir. On sait enfin que les délégués syndicaux de la CGT ont pour seul corpus théorique Marx, Marx et Marx, et qu’il s’agit encore à l’heure actuelle de la culture de gauche « légitime » qui prétend au monopole de la lutte, monopole remis en question par l’émergence d’espaces de lutte post-coloniaux et anti-patriarcaux. À partir de ces trois constats, on comprend qu’un rapport de domination symbolique peut naître entre les syndiqué.e.s, qui tirent leur légitimité à la fois de leur implantation locale dans l’entreprise, de leur connaissance intime de son histoire, et de leur maîtrise des textes canoniques de la gauche historique française ; et les autres travailleur.euse.s précaires, qui n’ont pas envie d’attendre sagement que l’on veuille bien leur donner la prétendue science de leur malheur, et nous ont montré avec le mouvement des gilets jaunes qu’ils n’avaient pas besoin de cela pour le combattre.

Cette attitude paternaliste, qui s’auto-entretient dans l’illusion de sa propre légitimité, est régulièrement remise en cause dans les espaces d’interlutte. Ceci peut prendre des formes différentes. Alors qu’à Paris, la CGT se faisait charger, à Marseille dans l’AG du théâtre occupée du Pirée, qui a réuni plusieurs centaines de personnes suite à une manif sauvage qui a convergé après la manif déclarée vers l’occupation ; on a vu un délégué CGT prendre deux fois la parole dans les dix premières minutes de l’AG, naturellement en montant sur la scène pour le faire etc. Dans la foulée, un militant prend la parole et affirme que la CGT est un « vieux syndicat » qui ne « représente pas le militantisme dans lequel j’ai envie de m’inscrire ». Il est applaudi abondamment malgré les règles de sociocratie par le reste de l’assemblée. Le délégué CGT n’a repris la parole qu’une fois tout au long du reste de l’AG, en remerciant notamment les « personnes de quartier » d’être présentes et d’avoir pris la parole, comme s’il était en position de donner des bons et des mauvais points. La « personne de quartier » désignée par le délégué syndical CGT reprend alors la parole, rappelant à ce dernier que cette expression véhicule des stéréotypes et qu’elle ne souhaite pas qu’on la désigne ainsi. Tout ça pour dire que ce qu’il s’est passé sur la Place de la Nation n’a été possible que parce que globalement, les forces vives de la résistance ont une attitude défiante à l’égard des syndicats, et que de nombreuses expériences personnelles donnent raison au préjugé selon lequel au fond, ces vieux hommes blancs et marxistes n’arriveront jamais à faire leur auto-critique.

L’attitude des délégués CGT dans les espaces d’interlutte, notamment dans les théâtres occupés très récemment, pose de réelles questions sur la nature des choses qu’il est raisonnable d’attendre de ces structures syndicales dans une perspective de convergence des luttes. En effet, les syndicats, nous l’avons dit, sont représentatifs de certain.e.s travailleur.euse.s partageant un statut, comme les intermittent.e.s du spectacle. Entendons-nous bien, défendre ce statut est une absolue nécessité. Cependant, le principe d’une occupation n’est pas de mettre des forces vives au service des revendications d’une catégorie particulière de travailleur.euse, mais de mettre au service des différentes luttes un espace commun pour créer les conditions nécessaire à ce que ces luttes s’organisent ensembles.

J’ai personnellement du mal à imaginer qu’un syndicat, qui par définition défend des intérêts immédiats et catégoriels, peut vraiment se placer dans cette perspective de convergence. J’ai d’autant plus de mal à le croire quand il s’agit d’un syndicat comme la CGT, puisqu’il est un présupposé à respecter dans les espaces d’interlutte pour que les échanges soient fructueux, et que ce présupposé, les délégués CGT souvent ne le partagent pas : les luttes ne sont pas hiérarchisables entre elles. Car sans ce présupposé, on en revient toujours à créer des espaces de lutte qui sont normés par les vecteurs d’une culture de lutte légitime qui exclut les personnes qui se saisissent de moyens d’action qui sont pour elles plus accessibles et inspirantes.

Il me semble qu’il y a là un parallèle à faire avec l’émergence du Queer, qui apparaît comme pratique d’auto-désignation dans les années 80 en Angleterre, pour répondre au tournant festif de la pride, dont la stratégie revendiquée était de mettre en avant des identités stéréotypées afin de faire un effet fenêtre d’Overton. La particularité du Queer (tordu en anglais), comparé à des dénominations telles que « lesbiennes » ou « gays », est que ce mot qui s’oppose à straight (droit en anglais), est qu’à ce titre il est suffisamment plastique pour ne pas imposer une identité normative aux membres de la communauté. Ainsi il ne renvoie pas à une identité de genre, orientation sexuelle ou expression de genre bien définie. À ce titre, il est appropriable par tou.te.s.

De la même manière, l’auto-désignation « gilets jaunes » ou « autonomes » est suffisamment vague pour ne pas prescrire de moyens d’action trop définis et normés, normes qui ont toujours pour effet d’exclure une partie de celles et ceux qui pourraient s’engager activement dans la lutte. À ce titre, le mot « syndiqué », en ce qu’il renvoie à des syndicats c’est-à-dire des organisations hiérarchisées et représentatives, suppose nécessairement la mise en avant de vecteurs de normes qui excluent une partie des opprimé.e.s des luttes qui doivent avoir pour fin leurs émancipations. Or l’émancipation individuelle n’est possible, selon moi, que par l’engagement dans l’action collective. En ce qu’elles sont hiérarchisées et représentatives, il n’est pas non plus étonnant de constater que ces organisations protègent des individus auxquels elles donnent un droit exorbitant pour faire respecter ces normes : celui de faire usage de la violence, ce qui ne peut que résulter en des dérives qui mettent en danger tou.t.e.s les camarades de lutte, syndiqué.e.s qui sont pris dans des conflits qui les dépassent complètement et manifestant.e.s qui n’ont pas seulement affaire à la police, mais également désormais à leurs supplétifs, le SO CGT.

Pour autant que je ne peux que considérer la base des syndiqué.e.s comme autre chose que comme mes camarades et mes aîné.e.s, je ne pense donc pas que des espaces d’interluttes inclusifs, solidaires et déterminés naîtront d’ententes incluant les syndicats. En tout cas en ce qui concerne la CGT, j’en suis à peu près certain.e.

Par Laura, du compte insta @contre__sens