JÉSUS et BONNOT

L’auto grise est arrêtée sur le bord d’un fossé, là où commence le bois
(lequel de ses nerfs s’est contracté ? – laquelle de ses artères s’est arrêtée refusant à son cœur l’afflux vital ?)
et sous la voiture un homme jeune rampe, se démène, jure.
Sur la route, sans qu’on entende le bruit de ses pas sur le tapis de feuilles jaunies
(car nous sommes en automne, le triste automne de toutes choses !)
Il s’approche.
Lui, un blond vagabond, à la longue chevelure inculte, à la barbe partagée à partir du menton.
Il n’est pas beau. Il n’est point fort.
Et le vent pourrait courber son maigre corps, balayer au loin son étrange physionomie, qui semble s’être échappée d’un vieux tableau rongé des vers ; de l’un de ces antiques tableaux sur le fond bitumeux duquel se détachent des figures de cire.
Mais sa bouche est de celles que les pécheresses baisent en les mordant : et ses yeux, bleus et brillants, semblent regarder au-dedans, en l’âme,
(par delà la grossière réalité des formes)
offrant un regard d’amour à tout ce qui possède une conscience qui ressente la douleur.

-o-

Il s’approche, se baisse et demande d’une voix très douce
(à l’homme qui sue, se fatigue et blasphème)
– Pourquoi tant te fatiguer, mon frère ?
L’interpellé, surpris et inquiet, sort de dessous l’auto, derrière une roue, le visage enduit de graisse :
(un visage que l’énergie a, certes, taillé à grands traits)
et dans l’ombre de son poing massif émerge le canon d’un revolver.
Dur, son regard scrute et fouille ; puis c’est une fusée de rire, joyeux et ironique.
– Pourquoi est-ce que je me fatigue ? Pour ne pas vivre la vie, ô vagabond, que tu traînes le long des chemins du monde.
Et il reprend sa place sous le véhicule, tandis que l’autre, avec la patience tranquille de quelqu’un habitué aux espoirs trop vastes, s’assoit sur un tronc d’arbre sectionné.
Et il regarde au loin… si loin.

-o-

Crissements d’une vis qui tourne, coups métalliques menus et précis, chaîne qui se déroule et voici l’homme qui sort enfin de sous la machine, se dresse d’un saut et se secoue.
– Comment ! tu es encore là ? T’imagines-tu que je vais te mener, en quatrième vitesse, jusqu’au prochain village où les bonnes sœurs, à midi, distribuent quelques écuelles d’eau chaude ?
– Tu te trompes, frère, je n’aime pas les folles randonnées. En marchant d’un pas tranquille, on arrive au but tout de même.
– Certainement, on arrive tout de même, si on ne crève pas de faim en route ;
on arrive tout de même, mais rompu, boueux, à bout de forces ; et une fois arrivé au bout, on s’aperçoit que d’autres vous ont précédés et ont emporté tout ce qu’il y avait à emporter.
Exemple qui me concerne : une panne a suffi pour que je manque aujourd’hui un beau coup…
– Un coup inutile.
– Penses-tu ?… Et il me faudra attendre un mois pour que l’occasion se représente, si jamais elle se représente.
– Et si elle se représente, qu’en attends-tu ?
– Un bon paquet de ces coupures chiffrées avec lesquelles on obtient tout ce qu’on veut dans un monde où tout se vend.
– Tu es glouton et amer.
– Je suis ce qu’on a voulu que je sois.
– Supposons que le porteur du paquet, un vieillard peut-être, s’obstine à le refuser ; s’il crie, s’il lutte ?
– Tant pis pour lui. La guerre est la guerre et, généralement, c’est le soldat qui tombe avant le chef.
En fin de compte, lui aussi, est coupable.
– Il sert : il a un devoir à remplir ; il lui est fidèle.
– Mais c’est la fidélité des domestiques qui rend les maîtres forts. Je suis aussi dégoûté des uns que des autres. Au diable les serviteurs.
– Mais ne veux-tu pas dominer toi-même ?
– Je veux vivre et jouir.
– Travaille !
– J’ai travaillé pendant tant d’années. Je travaillais, enfant, quand les autres jouaient encore. Et pour quel résultat ?
– Tu as vécu tranquille, tu es inquiet. Ne sens-tu pas autour de toi une odeur de piège ?
– Vécu tranquille ? Mais j’avais faim de tout : de savoir, de pain, de joie, d’amour…
Tranquilles vivaient les oisifs aux coffres pleins, ceux qui passent satisfaits tandis que je me rompais les reins à travailler le fer.
Ils vivaient – ceux dont je trouble maintenant la fête – ils s’en allaient vers le plaisir, vers toutes les clartés, vers tous les festins.
Tout leur était possible ; tout m’était refusé.
Je le fis remarquer à ceux qui se consumaient avec moi, forcés par la misère à se plier sous le même joug avilisseur :
– Camarades, leur disais-je, injuste est le monde, injustes sont les hommes, injuste est Dieu.
– Tu blasphémais.
– Je prouvais. Pourquoi la fatigue et les privations pour nous, pourquoi l’oisiveté et l’abondance pour les autres ?
Mais mes compagnons de travail – et cette fabrique était un ergastule où l’on pénétrait hommes et d’où l’on ressortait bêtes.
– levèrent leurs épaules courbées.
« Que veux-tu faire ? Depuis que le monde est monde, il en a toujours été ainsi…
Toujours ainsi ?
« Toujours. Et le joug s’est fait plus dur, plus lourd, chaque fois que nous avons voulu le secouer. Résigne-toi donc, c’est le destin.
« On a écrit : qui travaille passe la vie pauvrement et tristement ; qui fait travailler jouit… le mieux est encore de s’adapter.
« Après tout si le capital est un usurier qui n’est jamais rassasié, c’est grâce à lui, cependant, que nous vivons ».
Le travail non payé est la fortune des autres. On nous vole.
– « Certainement, tu as raison, mais le monde est… un monde de voleurs ».
De voleurs ? Je serai un voleur donc ; je suis las d’être volé.
« Insensé ! Ces voleurs-là ont la loi pour eux. Ce sont eux qui la font.
« Leur vol est légal, il s’appelle : capital en mouvement ».
Mais comment cela a-t-il commencé ?
« Qu’importe ? Et qui le sait ? Quelquefois, un ancêtre a volé pour eux…
« D’ailleurs, tu ne vivras que de petits vols, de chapardages mesquins ».
Pour ça non. J’étendrai les griffes vers ceux de leurs coffres qui sont les plus rebondis.
« Ils sont bien défendus ».
Les armes à la main, je m’ouvrirai passage.
« Tu en sortiras sain et sauf une fois, deux fois… Ensuite, ils te donneront la chasse, toute une meute contre un seul.
« Tu auras sur les talons leurs chiens courants.
Poursuivi, armé, le sanglier se retourne et fonce.
« Mais il meurt ! ».
Sans doute, mais pas seul ; et après avoir vécu sa vie en liberté ; somme toute, l’agneau meurt tout de même égorgé. S’adapter ne le sauve pas.
« Si tu ne meurs pas, une fois ramassé un gros butin, tu te transformeras en un bon rentier.
« Et, avec l’argent volé, que tu le veuilles ou non, tu exploiteras aussi notre sueur.
Ah ! non, cela, jamais.
« Alors, pourquoi voleras-tu ? »
Mais… pour jouir de ma vie, pour la vivre en sa plénitude.
Pour me venger, et punir, mais aussi pour aider…
C’est mon rêve… le rêve de mes nuits d’insomnies… mes souffrances me l’ont implanté dans le cerveau.
Ecoutez : Bandit illégal, aux bandits légaux je livrerai – avec une volupté effrénée – une belle et terrible bataille…
Et c’est pour cela que je suis en campagne.

-o-

Le vagabond secoua la tête et sourit.
Ancien commensal de voleurs et de prostituées, il se sentait d’extrêmes indulgences à l’égard des « hors la loi », ce qui avait toujours scandalisé les pharisiens.
– Et cette bataille, comment se poursuit-elle ?
– Eh ! comme toutes les batailles ! Journées agitées, journées de combat implacable ; nuits d’orgie, en compagnie de dix, vingt mendiants : puis, le matin, retour à la lutte.
Jours de chasse où je suis le poursuivant ou le poursuivi.
Jours de liesse pour fêter la victoire si durement remportée.
Puis, à nouveau, les corps à corps, les coups de revolver… les éclaboussures sanglantes.
Fuites à travers bois, par-dessus les toits… liasses de billets de banque.
Mais j’ai aussi mes heures de jouissance, les belles femmes, les bons repas et un lit qui ne meurtrit pas les membres :
Je fais des pieds de nez à la loi ; je suis cause que les maîtres dorment mal ; je fatigue les meilleurs limiers.
– Et c’est tout ?
– Cela me suffit… jusqu’à m’emplir d’ivresse.
– Et les bandits légaux ?
– Ils jettent les hauts cris et ils s’arment.
– Et tes anciens compagnons de peine ?
– Les abrutis, ils me traitent de fou !
– Et tu l’es.
– Ah ! si quelqu’un d’autre me le disait ; mais tu n’es qu’une loque humaine ; un vaincu qui a renoncé à la lutte. Ne souris pas. Tes haillons protestent contre tes sourires.
Fou, mon cher, est celui qui se laisse mourir de faim en préparant le festin pour les autres. Je prends là où il y a de trop.
– Tu finiras mal et trop vite.
– Peut-être, mais j’aurai vécu.
– Un moment.
– Mieux que rien.
– Et sur le monde, l’injustice dominera tout autant qu’auparavant.
– Si ça convient ainsi au monde, qu’y puis-je ? Ce n’est pas ma faute !
– Œuvre sérieusement pour éliminer l’iniquité du monde.
– N’est-ce pas ce que je fais ? Est-ce que je ne porte pas la terreur là où l’injustice accumule ses dividendes de jouissance pour en faire profiter une poignée de privilégiés ?
– Tu ne fais rien qui laisse un sillon profond ; ta voie conduit à l’abîme.
– Pourquoi tous ceux qui souffrent manquent-ils de l’audace voulue pour suivre mon exemple ?
– Et s’ils l’osaient ? Pense aux représailles féroces… au total de ceux qui tomberaient.
– Additionne donc les morts des guerres inutiles,
ajoute-les à ceux que la misère fauche tous les jours…
à ceux qui usés par la tuberculose et les privations seront emportés par les vents d’automne…
Je te fais grâce des suicides des meurt-de-faim et je ne compte pas tous ceux que broient les machines ou engloutissent les mines.
Et alors, quand tout sera brûlé, détruit, n’en résultera-t-il pas une misère plus grande, plus vaste ?
– Alors ?… on pourra voir ; par exemple, revenir au travail, pour le profit de tous.
– Ensuite… la roue recommencera à tourner : l’homme revenu à sa vie bestiale, ce seront encore les plus forts et les plus astucieux qui réorganiseront la vie à leur profit.
Ta destruction s’opère aveuglément ; elle est démence. Elle ne purifie pas, elle abrutit. La voie est ailleurs…
– Serait-ce, ô va-nu-pieds, celle que tu parcours ?
– En effet.
– La route au bout le laquelle il y a une soupe, mendiée, résidu de tous les superflus ?
– La route au bout de laquelle il y a la paix pour tous. Regarde-moi bien en face…
– Je ne fais que cela depuis que tu es là.
– Eh bien, ne te souviens-tu pas de m’avoir déjà rencontré ?
– Il ne me semble pas… Ah si pourtant ! Petit garçon, dans une église de la campagne (dans une de ces églises humides et froides, où les chandeliers sont en bois et les ornements en papier ; où Dieu se fait humble pour prêcher d’exemple aux misérables)
Je vis une statue de plâtre mal peinte, pleine de poussière, qui te ressemblait.
– C’était moi !
– Toi !?… Tu veux me faire éclater de rire. Quand l’on pense que certains nient que l’inassouvissement chronique hallucine le cerveau ! Toi, Jésus ? Celui qui, selon ma grand’mère
(quand elle ne pouvait me donner un gâteau, elle me récitait un conte)
se fit clouer sur la croix pour sauver tous les hommes ?
– Lui-même !
– Et tu serais alors mort également pour moi ?
– Egalement et surtout pour toi.
– Voyons un peu… puisque tu n’as sauvé personne, pas même toi, ne regrettes-tu pas aujourd’hui l’inutilité de ton sacrifice ?
– Je ne regrette rien et je gravirai une fois de plus le Calvaire.
Et alors ?

-o-

– Jésus – c’était lui – baissa la tête.
Car cet et alors ? dans les longues veillées de sa conscience
(dans le désert que la pensée fait autour de nous, bien qu’errant au milieu de la foule)
l’avait angoissé, torturé tant et tant de fois…
Mais il se ressaisit. Il secoua la tête comme s’il voulait se libérer d’un incube et de sa belle voix, il rétorqua :
– Satan, pourquoi me tentes-tu ?
– Crois-le. Le sacrifice aura sa revanche et il moissonnera les moissons que le sang a fécondées, même dans terrains les plus rocailleux.
– Quand cela ?
– Oh ne crains pas ; le jour viendra.
– Viendra, quand ?… Un jour viendra ! Mais ma vie est d’aujourd’hui.
– La vie est éternelle et nous revivrons en ceux qui viendront après nous.
– Contes que tout cela. Nous naissons et nous mourons. Pourquoi alors entre le berceau et la tombe, pour quelques-uns seulement la joie, et pour le reste la peine ?
Jésus demeura un instant pensif.
A une autre période, il eût parlé de la gloire qui attend les élus aux côtés du Père ; du royaume des Cieux fermé aux jouisseurs et ouvert aux humbles et aux pauvres en esprit.
Mais divinité de chair et d’os, arraché à l’Olympe des rêves, homme contraint à vivre la vie de l’homme, il y avait longtemps qu’il était agité par d’intimes et sourdes rebellions contre ce Père qui savait tout, qui voulait tout, et qui, pouvant tout, permettait cependant que les êtres et les choses se torturassent mutuellement, uniquement pour distraire son éternel ennui.
La destinée de l’homme n’avait-elle pas été fixée dès les premières heures ? Pourquoi le mensonge du salut, si le Bien et le Mal devaient se faire face inutilement, comme il était prévu, dans l’espace et dans le temps ?
Pourtant, lui, Jésus, il n’avait jamais renoncé à son rêve personnel de paix et d’amour.
Il dressa la tête ; ses yeux brillaient et une étrange fascination se dégageait maintenant de toute sa personne.
Debout, les bras ouverts, le front haut, il parla :
– Frère, pénètre en toi-même, descends au fond de ton âme.
Dans un coin, le plus profond, il y a un trésor qui vaut tous les trésors.
Pourquoi t’efforces-tu d’être ce que tu n’es pas ?
La haine t’agite et fait de toi un désespéré ; mais l’amour est en toi. Il est en tous les hommes, certainement.
Les appétits le nient ; les passions l’étouffent ; mais sa petite flamme brûle sans s’en soucier.
Anime-la du souffle de ta volonté et elle se muera en flamme purificatrice.
Je ne te dis pas de t’adapter au mal et de le souffrir. Mais tu veux à la violence opposer la violence. C’est un prêté pour un rendu, non une libération.
On ne peut pas bâtir l’édifice de la paix avec des briques pétries de sang.
– Le mal t’écrasera si tu ne le tiens pas en bride.
– Il faut abattre le mal en refusant de l’accomplir ou de le servir. Ce qui, crois-moi, exige un héroïsme plus grand que tout autre acte, car il ne présente d’autre gloire en compensation que la satisfaction intime de ne s’être point laissé entraîner dans les tourbillons de la violence et du crime.
– Belles paroles.
– Il suffit de parler aux hommes comme à des frères dont l’esprit est souillé par l’erreur.
Il suffit d’en appeler à leur humanité.
La tranquillité de tous présuppose un état de paix ; il n’y aura pas de paix tant qu’il n’y aura pas de justice.
Mon ami, sois juste envers toi-même et envers ton prochain.
Ne juge pas. Persuade. Abandonne à lui-même l’oppresseur si tu ne veux pas être opprimé.
– Belles paroles.
– Que doivent suivre les faits, c’est-à-dire les « bonnes œuvres » – œuvres cohérentes avec la pensée animatrice.
– Et il y a longtemps que tu prêches cet évangile-là ?
– Près de deux mille ans et d’autres l’avaient prêché avant que je parusse…
– Et combien t’ont écouté ?
– Très peu… Trop peu, hélas !
– Tu vois donc que ta prédication est stérile.
– Ce n’est pas à cause du terrain, c’est parce que manquent les ouvriers de bonne volonté. Veux-tu être l’un d’eux ?
– Non. Tu me demandes de renoncer au peu que je puis encore conquérir et pour une compensation inconsistante.
Une compensation qui ne t’enlève pas une seule ride, qui ne t’épargne pas un seul coup.
Tu es mort pour rien et c’est inutilement que tu poursuis ton apostolat. Si je ne résous rien, au moins je me venge.
Tu ne crées que des résignés. Des êtres qui attendent un miracle.
– Et c’est là ton erreur. Le miracle ne vient pas spontanément. Il faut le construire jour après jour.
– Et qui le construira ? Ceux que la misère tourmente et qui, désarmés devant toutes les vexations, devront se soumettre ou se révolter, alors même que se rebeller c’est se suicider.
– Qu’ils unissent leurs misères ; que leur résistance passive en impose ! Mais il est nécessaire de s’adresser également aux autres. Là où il y a des hommes de bonne volonté.
– Qu’ils le manifestent et non en ajoutant paroles à paroles… Mais les heures passent. Tu as le temps pour toi. Je ne sais pas ce qui m’attend ce soir ou demain ? Je te quitte. Voici de l’argent…
– Je n’en veux pas.
– Tu le donneras au premier affamé que tu rencontreras.
– L’argent corrompt. La rédemption doit être accomplie par le verbe qui illumine.
– Je m’en vais… Cependant, je voudrais t’aider. Pourquoi ne viendrais-tu pas avec moi ? Si on ne m’arrête pas, j’ai assez de ressources pour passer un mois à discourir.
Tu vas te restaurer, puis nous nous en irons ensemble combattre l’injustice.
– Pourquoi ne pas abandonner ton auto – pourquoi ne pas jeter au vent tes billets de banque ? Lorsque tu n’en sentiras pas le poids, ta conscience sera autre ? Alors, purs d’esprit, nous irons, là où l’on souffre, porter les paroles d’espoir.
– On nous enverra au diable…
– Nous gravirons les escaliers des maisons des riches pour leur reprocher leurs fautes…
– Le portier fera appel aux flics…
– Je vois que tu es entêté !
– Je suis résolu.
– Adieu, frère ; je suis mon chemin ; d’autres m’écouteront.
– Moi aussi, je suivrai le mien et avant que je tombe, tu entendras parler de moi.
Les deux hommes se serrèrent la main.
Bonnot, malgré lui, se sentait triste.
Les yeux de Jésus étaient humides.
…L’auto haleta, puis, sous l’impulsion de son puissant moteur, elle démarra.
Sur la route poudreuse menant à de lointaines cités, Jésus reprit sa marche pénible, sûrement vers un nouveau Calvaire.
Sur la même route, mais dans une direction opposée, droit vers la ville immense, où chaque nuit, les épulons de Mammon célèbrent leurs festins, alors que, par les ruelles obscures, vague Lazare, tel un chien enragé, fouetté par les intempéries, vaincu par la faim – sur la même route, à une vitesse folle, courait l’auto grise, vers la lutte sans merci du bandit illégal contre les bandits légaux.
Puis, l’un et l’autre disparurent.
L’un finit, comme il l’avait prévu traqué dans son propre refuge, brûlant sa dernière cartouche.
L’autre prêchant l’amour et la résistance passive au mal – alors que celui-ci subissait une recrudescence dû fait du délire guerrier – fut piétiné et massacré par le fanatisme nationaliste.
Et sur le monde, l’injustice continue à graviter comme auparavant…
Pire qu’auparavant……

-o-

Ah si au lieu de suivre chacun leur chemin, ces deux hommes s’étaient unis, entr’aidés !
Si par un autre chemin, l’un, le marcheur harassé, avait corrigé la violence désespérée de l’autre, en lui offrant un but plus vaste que la fugitive et incertaine « joie de vivre » de l’insurgé unique (1).
Si l’autre avait soutenu la prédication de la foi – qui ne meut les montagnes que si la force l’aide – du bras viril qui renverse l’obstacle.
Peut-être… aujourd’hui… qui sait ?
Mais l’un et l’autre reviendront sur le monde. Il se peut qu’ils aient repris leur marche.
Qu’à leur prochaine rencontre ils s’entendent et s’associent…
Et qu’ils marchent ensemble, additionnant tous les héroïsmes, par l’autre chemin…
Avec toutes les violences et avec toutes les bontés.
Détruisant et semant en même temps.

Gigi DAMIANI.

l’en dehors N° 123-124 – 6e Année – début Décembre 1927
« Conte de Noël »

(1) Il va sans dire que ces conclusions n’engagent que leur auteur. (E. ARMAND.)