En cette période de couvre-feu, le silence assourdit les centres-villes. Les fêtards qui, d’habitude, font résonner les murs de leurs chants éméchés, se serrent et se terrent en appartement, s’avinent silencieusement, en attendant que l’isolement social prenne fin. Mais pour le citadin de centre-ville, un bourdonnement incessant vient s’immiscer au travers de son double-vitrage, résonner sur son haut plafond : le livreur de repas, harnaché sur son scooter thermique branlant, fait un boucan monstre, et il s’agirait d’arrêter de troubler la tranquillité des oreilles cajolées du citadin de centre-ville, que ses papilles raffinées puissent déguster silencieusement les savoureux mets du restaurant thaïlandais de la rue des Carmes, qu’un autre livreur vient justement de lui livrer à sa porte.

Pas de pourboire pour celui-ci, il est en scooter et pas en vélo, il s’agirait de ne pas encourager les fainéants qui polluent l’air de nos enfants. A vrai dire, les plateformes l’interdise, mais s’en accoutume. Elles savent que le scooter améliore la qualité de leur service, elles n’ont de toutes façons aucune responsabilité, jamais. Les livreurs ne sont pas des salariés, ils sont des partenaires, libres et conscients de s’asservir au partenariat non-contraint qui leur est généreusement proposé, sans rapport de subordination aucun, du moins qu’on ne puisse pas desceller, il ne faudrait pas tomber sous le coup de la loi, comme cela arrive dans bien d’autres pays.

Le vieux rêve de la livraison écologique

En tous cas, on est loin de la disruption promise, qui permettait d’arranger la conscience des citadins de centre-ville frémissants de joie à l’idée de profiter d’un nouveau service capitaliste mais écologique. A dos de vélo, c’était bilan carbone maitrisé, boulot passion, culture du pignon fixe et mollets musclés avec tatouage arboré sous maillot serré. Tels devaient être les livreurs dont on accepterait la présence dans nos centres-villes aseptisés et pas trop bruyants, même s’ils déboulaient déjà à toute berzingue dans les rues étroites du centre-ville nantais.

Aujourd’hui, le citadin s’offusque, un peu. Non-pas d’avoir (re)découvert qu’une importante part des livreurs sont des migrants exploités dans des réseaux, louant des comptes pour pouvoir livrer, tel que le (re)révèle une enquête de Ouest-France parue récemment. Mais plutôt qu’ils circulent en scooter thermique polluant et criard alors qu’ils n’en ont pas le droit. Ce n’est pas exactement l’idée que se faisait le citadin nantais de la livraison écologique de repas à domicile. Le citadin nantais ne s’était probablement pas intéressé au modèle économique d’Uber et consort, ce qui lui aurait pourtant donné la piste du glissement des conditions de travail que produit, tôt ou tard, un tel détournement organisé du code du travail.

Une chute prévisible de la rémunération

Lorsqu’en 2015 et 2016 s’installent en France ces petites startups branchées, Take Eat Easy, Foodora et Deliveroo sont déficitaires, sous perfusion des levées de fond de leurs actionnaires déjà obnubilés à soutenir celui qui dévorera les autres. Pour attirer dans son giron une force de travail sommée de se lancer dans la paperasse de création d’une autoentreprise et d’acquérir elle-même ses outils de travail, vélo et smartphone, ces start-ups appâtent le chaland sans lésiner sur la rémunération. 7,50€/heure + 4€ la course, voilà ce que gagne, avant exonération fiscale, un livreur Deliveroo en 2016. A l’époque, il s’inscrit où il veut dans un planning, ce qui permet de contenir le nombre de livreurs travaillant simultanément, et donc d’assurer du travail pour tous.

Mais vient vite le temps où l’actionnaire s’impatiente. La libre concurrence ayant fait les ravages prévus (Take Eat Easy, en redressement judiciaire, a mis sur le carreau des milliers de livreurs, un beau matin de juillet, sans leur payer le mois), le duopole Deliveroo-UberEats s’installant dans la durée, il s’agirait de revenir à l’équilibre des finances fissa. La marge de manœuvre ? La rémunération des livreurs. La rémunération n’a donc eu de cesse de s’amenuir. Les garanties horaires ont été supprimées ou soumises à des conditions de rendement inatteignables, les primes liées au mauvais temps, au rude dénivelé ou à un évènement particulier ont été quasiment supprimées, et le paiement à la tâche a été généralisé, d’abord à taux fixe, puis flexibilisé pour s’adapter à la distance parcourue. Un savant calcul qui a eu pour effet de réduire encore la rémunération moyenne. L’encadrement du nombre de livreur dans une même zone, permettant d’assurer du travail pour tous, a également été supprimé au profit d’une libéralisation complète du temps de travail.

En 2016, en gagnant en moyenne 20€ de l’heure, un livreur pouvait passer l’éponge sur le fait qu’il faille y soustraire l’achat et l’entretien du matériel, les cotisations URSSAF (24%), l’épargne pour compenser l’absence de chômage, de retraite et de prise en charge financière en cas de maladie ou d’accident. En réalité, la rémunération en apparence mirobolante n’aurait jamais dû conduire à sous-évaluer les conditions de précarité évidentes dans lesquelles il s’engouffrait. Cinq ans après, avec strictement les mêmes frais à assurer, un livreur gagne deux à trois fois moins. Chacun se connecte quand il veut, et attend, jusqu’à recevoir une commande dont il ne maitrise ni la provenance, ni la destination, ni le poids. Il peut la refuser, mais il risque d’attendre à nouveau. Alors il l’accepte, même si c’est au Mcdonald’s de la place du Commerce, qu’il va falloir attendre 25 min car la logistique ne suit pas, que c’est pour livrer deux rues plus loin car les gens ne peuvent plus se déplacer au fastfood après 18h, même si, en fin de compte, cela ne lui rapporte que 0,97€, brut.

Un métier dangereux… pour celui qui le pratique

Cette baisse fulgurante de la rémunération a modifié en peu de temps la sociologie des livreurs. Si ce métier s’effectuait hier par attrait, il est aujourd’hui un recours ultime, lorsque les agences d’intérim ne rappellent pas, lorsque la situation administrative irrégulière ne permet pas d’autres contournements, lorsqu’il faut cumuler avec un autre emploi qui ne rapporte pas assez. Ils ont bel et bien disparu, les cyclistes passionnés, un mètre quatre-vingts de muscle et de barbe, équipés comme jamais, vélo carbone pimpé profilé racé, qui débarquaient parfois plus vite qu’un scooter dans les rues, mais avec le niveau de standing acceptable aux yeux du citadin de centre-ville. Ces livreurs qui avaient cru en une activité bien rémunérée où « le patron est dans la poche » en sont vite revenus. Et gageons que leur situation sociale, moins précaire, leur a permis, pour la plupart, de rebondir sans soucis.

Le livreur qui aujourd’hui subit l’insécurité sociale et psychologique de ce métier dérégulé ne le fait pas de bon cœur. Payé à la tâche, il est contraint de maximiser ses déplacements, ses gestes, ses paroles, pour optimiser son rendement au maximum. Payé à la tâche, le livreur troque son vélo pour un scooter, car il préserve ses muscles, pour travailler plus longtemps d’affilée, du matin au matin. Payé à la tâche, le livreur emprunte tous les raccourcis que lui offre la route, et s’empressent de livrer. Payé à la tâche, le livreur travaille plus, pour compenser les temps d’attente non-payé, le livreur va plus vite, baisse sa garde, se fatigue, prend la pluie, le froid, sinusite quotidienne, mais continue à travailler, car être malade n’est pas permis aux indépendants dépendants. Le livreur est payé à la tâche et il s’agirait de le marteler pour que ça rentre, pour prendre conscience de l’énormité de la chose.

Parce que c’est obscène, d’entendre, là, à ce moment bien précis, le citadin de centre-ville s’offusquer du bruit. Il est vrai que quand il se promène avec ses enfants, il prend peur des scooters qui déboulent place Feydeau. Le soir quand il va dormir, il peine à faire abstraction du bourdonnement incessant des scooters. Il ne s’imagine quand même pas dormir avec des bouchons d’oreille, s’il avait su quel enfer ce serait de vivre dans le centre de la sixième ville de France, il serait parti vivre partout ailleurs où il y a la place d’être tranquille et bien desservi. Mais le citadin de centre-ville aime bien les avantages du centre-ville, il hait juste ses inconvénients. Il aime bien se faire livrer rapidement son restaurant, mais il hait le bruit et l’odeur. Il aime bien pouvoir marcher avec ses enfants, mais il préfèrerait que l’activité économique, dont il profite, se taise au moment où il marche. Que, comme pour n’importe quelle livraison, les livreurs en scooter ne circulent qu’entre 7h et 9h, pour récupérer les repas à livrer chaud tout le reste de la journée. Alors il se plaint dans la presse locale et envoie ses doléances à Johanna Rolland. Il faut arrêter ce fléau. Et l’édile de Nantes sait ce que représente ce citadin et ses semblables : son électorat. Attribut auquel ne peut prétendre le livreur sans papier qui n’a pas le luxe de jouir de ses droits civiques.

Un arrêté municipal qui aggrave la situation

Alors voilà qu’un arrêté tombe pour le mois de mars. Ce n’était pas faute d’avoir prévenu, la police s’évertuant, toujours avec la plus grande « pédagogie », à verbaliser les livreurs pour conduite à risque ou stationnement gênant. Tant pis pour eux si l’offre de restaurant du centre-ville se situe majoritairement en zone piétonne. « Un arrêté municipal interdira la circulation des deux-roues motorisés à moteur thermique dans les zones piétonnes du centre-ville à partir de 11h30, chaque fin de matinée. Il s’appliquera à partir de mars. Les deux-roues motorisés à moteur thermique pourront circuler uniquement de 7h30 à 11h30 » indique le site internet de la mairie, rubrique « sécurité et tranquillité publique ».

Slalomer entre les contrôles de police va donc devenir une nouvelle activité du livreur à scooter. Il devra peut-être ajouter dans sa comptabilité une ligne « contravention », à côté des frais de réparation et d’entretien de son outil de travail, des frais de carburant, et de tout ce qu’il doit dépenser pour simplement gagner l’argent lui permettant de couvrir les frais de son outil de travail. Payer la bouffe et le loyer relèverait presque du bonus. La plus-value de l’auto-entrepreneur. Sans préciser, une énième fois, la situation des livreurs sans-papier, qui ne perçoivent qu’une infime partie de ce qu’ils sont censés gagner, reversant le reste au dealer de leur compte.

L’insécurité du travail est telle, les baisses de rémunération ayant atteint des sommets de ridicule, que la pression exercée sur les livreurs les conduit inévitablement à se motoriser, à accélérer, à emprunter des voix interdites, à baisser leur vigilance. Des livreurs vont continuer à mourir, comme chaque année, pour tenter de gagner quelques minutes. De plus en plus de livreurs à scooter percuteront des piétons ou des vélos. Et cette mesure ne fera qu’accroitre le problème : maintenant qu’il faudra en plus éviter ou subir des contrôles de police, les livreurs vont encore gagner en stress, perdre en rémunération, perdre du temps, et devoir à tout prix le compenser pour gagner un semblant de broutille équivalent à avant. Le jour de l’entrée en vigueur de l’arrêté, celui qui s’arrêtera en amont pour marcher jusqu’au restaurant, renfourchera immédiatement son scooter le lendemain, constatant que ses collègues qui bravent l’interdit sont plus efficaces que lui. Tout les contraint déjà à accumuler les irrégularités : scooter en mauvais état, sans assurance, compte loué, sans permis. Une entrave de plus ne changera pas le caractère structurel de cette exploitation massive.

Sanctionner les livreurs est une aberration. En Italie, la justice exige le salariat de 60.000 livreurs, jusque-là autoentrepreneurs, après avoir constaté le lien de subordination. En France, les villes se mettent à pénaliser les travailleurs les plus précaires, alors même qu’on reconnait qu’ils sont l’engrenage permettant à l’économie de la restauration de vivoter depuis un an. Premiers de corvée, sans cesse culpabilisés et rendus responsable car soi-disant « indépendants ». Ce n’est pas de bon cœur, ce n’est pas pour les sensations que cela procure, ce n’est pas par goût du risque ou pour challenger la loi que les livreurs se mettent en danger, et mettent en danger les autres. C’est parce qu’ils sont pris dans un rapport de performance économique infernal où ils doivent tout optimiser, où leur corps n’est qu’une machine à rentabiliser l’usage de l’espace et du temps, une machine à produire le rendement optimal.

Les responsables sont ailleurs

On comprend, bien sûr, que le citadin s’émeuve de la sécurité de ses enfants quand il se balade à Feydeau, là n’est pas la question. La question est de savoir comment résoudre cette situation ? En défendant égoïstement son lopin de confort, aveugle aux conditions objectives qui produisent ces dangers ? Ou en faisant preuve d’empathie et en portant la voix de ceux qui n’ont aucun droit de grève ou de se syndiquer ? Faut-il les pénaliser pour leur comportement dangereux, individualiser ce problème, contrôler à l’absurde chaque soir des travailleurs qui n’ont pas d’autres choix pour vivoter ? Ou demander à traduire l’utilité sociale de ces livreurs en une véritable sécurité sociale qui les émancipent de dépendances d’un autre siècle ? Envoyer des lettres à son maire pour faire taire les moteurs thermiques qui enquiquinent son sommeil, ou intervenir politiquement, par n’importe quel moyen, pour réclamer que la protection du travail s’applique en faveur des livreurs ? Traquer et précariser encore les livreurs, ou entamer des actions collectives en justice contre leurs employeurs irresponsables ?

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