Le 22 février 2014, une manif traverse les rues nantaises en opposition à l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Des affrontements ont lieu avec les flics, des sabotages et dégradations ont lieu, notamment d’engins de chantier, d’un magasin Vinci et d’un commissariat. Juste après, Ouest-France livre spontanément ses images à la police afin de faciliter l’arrestation des personnes les plus déterminées à empêcher le bétonnage et la réalisation d’un projet capitaliste. Ce n’est qu’un exemple particulièrement explicite du rôle des journalistes et des images.

Le 18 mai 2016, une voiture de flics brûle quai de Valmy à Paris, alors que des flics réacs défilent sur l’une des places devenue un symbole de la contestation sociale. Des tas de gens s’empressent de filmer la scène sous tous les angles. Quelques heures après et les jours suivants, 9 personnes sont interpellées, principalement sur la base de ces images. L’un des accusés verse même au dossier une vidéo incriminante pour d’autres co-accusés dans le but de se dédouaner. Une fois encore, les images servent à de lourdes condamnations.

Pendant toute la lutte dite des gilets jaunes, un grand nombre de personnes sont tombées à cause d’images, parfois issues de vidéosurveillance ou de flics, d’autres fois provenant de journalistes, très souvent de manifestants et manifestantes eux mêmes. Beaucoup ont fini en prison. D’autres gens viennent en manif en se faisant officiellement porter pâle auprès de leur employeur, ou tout simplement risquent des répercussions de la part de leur employeur si celui-ci les voit dans des luttes sociales. Que les choses soient claires : défendre le fait de filmer en manif, ce n’est ni plus ni moins défendre le fait d’être une balance !

Pourtant, ils et elles sont nombreux et nombreuses à descendre dans la rue depuis plusieurs semaines pour s’opposer principalement, voire exclusivement, à cet article contenu dans la loi Sécurité globale visant à interdire le fait de filmer les flics. Les banderoles, les slogans et les mots d’ordre pour défendre le fait de filmer en manif pullulent. A chaque fois, j’ai l’impression que ces personnes gueulent leur envie de me passer les menottes elles-mêmes. Non seulement à moi, mais à toutes les personnes qui partagent cette idée qu’une manif n’est pas un espace pacifié, mais un moment propice pour agir. Et après, ce sont les mêmes personnes qui vont crier « Tous ensemble ! ». Pourtant, la dissociation et l’hostilité vis-à-vis de beaucoup de gens présents dans les luttes et les manifs est explicite dans cette défense de produire des images, qui immanquablement viendront alimenter les dossiers des flics et des juges, et qui ont déjà envoyé tant de compas et de camarades en taule.

Parmi les preneurs et preneuses d’images, il y a donc des gens qui sont clairement nos ennemis, parce qu’ils se déclarent comme tels (flics, journalistes officiels, caméras de vidéosurveillance…). D’autres se prétendent neutres, participant à la propagande « pro » et « anti », comme les agences de presse plus ou moins indépendantes (Taranis, RT, Linepress, Street Politics, Rémy Buisine..). Enfin d’autres se prétendent camarades, militants ou militantes, participants ou participantes à la mémoire des luttes, ou encore sont elles et eux-mêmes les auteurs et autrices d’actes illégaux et se filment pour quelques instants de gloire virtuelle et de nombreuses heures de galère, elles bien réelles. A partir du moment où toutes ces personnes brandissent des caméras dans des moments de lutte, elles agissent en ennemies.

La défense des images s’appuie parfois sur quelques rares exemples où elles ont rendu explicites des violences policières. Pourtant, est-ce le fait de connaître une oppression ou de se reconnaître dans l’inconnu-e qui la subit parce qu’on en a soi-même aussi fait l’expérience d’une manière ou d’une autre, qui provoque rage et colère, ou le fait de l’avoir vue derrière un écran ? Et puis à quoi bon, le mal est déjà fait. À moins bien sûr de croire en la réparation qu’offrirait une hypothétique condamnation grâce à l’utilisation d’images, ce qui signifie y perdre son argent, son énergie, et s’en remettre à un outil du pouvoir par excellence, la justice. En filmant, plutôt que de tenter, par l’action, d’empêcher que ces violences policières soient commises, non seulement on les laisse faire au nom d’un hypothétique futur procès, mais on réprime surtout celles et ceux qui pourraient vouloir agir directement contre ces exactions policières afin de leur renvoyer un peu de la monnaie de leur pièce. Qui voudrait se débattre en donnant des coups lors de son interpellation si des photographes ou vidéastes le filment ? Qui voudrait aller chercher un copain ou une copine dans les mains des keufs en étant photographié-e sous tous les angles ?

Si quelques-uns et unes, jouant de la justice contre la police, arrivent à se faire innocenter, on sait tous et toutes que la plupart seront condamné-es. C’est une illusion de penser qu’une simple vidéo peut changer le rapport de force structurellement défavorable constitué par un des appareils du pouvoir, l’institution judiciaire. Et ces quelques-uns et unes, n’auraient-ils et elles pas pu se défendre sans la vidéo ? Quel crédit avons nous envie d’accorder aux images, y compris devant la justice, et à quel prix pour tous et toutes les autres qui se retrouvent bien malgré elles et eux sur ces mêmes images ? Le calcul est-il moins de prison pour l’un ou l’une, plus pour l’autre ? On reste dans le chacun et chacune pour soi ? La solidarité doit-elle rester juste un slogan plutôt qu’une réalité ?

Les prises d’images n’ont rien à faire dans les manifs, les actions et les moments de lutte. Attaquer les caméras, de celles de la ville-prison à celle de Doc du réel, ou de n’importe quel smartphone intrusif, bref, s’en prendre au pouvoir de nuisance de tous ceux et toutes celles qui plutôt qu’appuyer le bordel participent à sa mise en scène narcissique ou autoritaire (filmer d’autres à leur insu et à des fins de propagande), même indirectement et avec de bonnes intentions, reste une contribution à la portée de chacun et chacune. Une contribution parmi d’autres qui élargit l’espace de la révolte plutôt que de la restreindre et de la réprimer.

Cesse de filmer, ou ne te plains pas si ton ustensile finit fracassé !

(Tract distribué à Caen lors de manifestations « contre la loi Sécurité »)