La Tyrannie Ouvriériste

 

Anarchiste, je n’aime pas la discipline. Et de tous côtés je n’entends parler que d’obéir, que de se soumettre…

Chacun de mes pas me fait rencontrer l’autorité et je ne peux tenter un geste sans qu’intervienne une nuée de tyrans ou de dominateurs. Bien fastidieuse serait l’énumération de toutes les servitudes qui cherchent à m’enchaîner. Nous ne les connaissons que trop les geôles militaires, religieuses sociales ou patronales, dont nous ne parvenons à nous enfuir qu’au prix de tant d’efforts et en surmontant des difficultés si nombreuses et si graves.

L’autorité naît de la bêtise humaine, avons nous dit souvent. C’est l’ignorance, la stupidité, les préjugés divers qui la rendent possible. Effectivement, l’autorité peut changer de forme, elle modifie son aspect, mais elle subsiste aussi longtemps que durent les sottises qui l’engendrent. Ainsi des disciplines nouvelles viennent remplacer les tyrannies d’autrefois.

Au premier rang, c’est la discipline ouvrière, l’autorité prochaine de la classe prolétarienne, de ce quatrième état que représentent les producteurs aux mains calleuses, fétichistes du travail… Et nous n’exagérons nullement lorsque nous disons que la tutelle ouvrière sera vraisemblablement plus brutale, plus féroce, plus grossière que celle de la bourgeoisie. Elle sera plus étroite, plus inquisitoriale, imprégnée d’une mentalité plus stupide encore et plus fanatique. Car il est évitent que le fanatisme est en raison directe du manque de culture et de l’infériorité intellectuelle.

Certains camarades crient à l’exagération lorsque les individualistes s’insurgent contre la tyrannie syndicaliste. Les événements ne justifient-ils pas chaque jour nos critiques ?

Déjà, il est impossible de trouver du travail dans certaines corporations, sans être syndiqué. Les organisations ouvrières exigent des patrons qu’ils n’emploient plus que des ouvriers appartenant au syndicat de leur corporation. Souvent les patrons s’inclinent devant cette prétention, dont au fond ils se moquent, parce qu’elle n’atteint pas leurs privilèges parasitaires.

Et l’on a pu voir à maintes reprises, le délégué syndical parcourir le chantier ou l’atelier pour demander aux nouveaux embauchés leur carte syndicale. Ceux qui effectuent cette véritable besogne policière osent se déclarer révolutionnaires, voire libertaires ! Quelle différence pouvons nous faire entre les policiers syndicalistes et les gendarmes bourgeois arrêtant le chemineau sur la route, pour lui demander ses papiers ? La sanction est la même, dans les deux cas. Celui qui ne peut exhiber de papiers ou de cartes, dûment estampillés, voit s’abattre sur lui la colère des embrigadeurs et des officiels. Si les meneurs syndicalistes ne fourrent pas en prison le réfractaire à leur organisation, c’est parce qu’ils n’en ont pas la possibilité. Mais cela viendra, du moins ils l’espèrent…

En attendant, ils rossent copieusement le non syndiqué, parfois avec sauvagerie, ils le maltraitent… pour lui apprendre à reconnaître les bienfaits de l’organisation. Ils agissent de même à l’égard de celui qui n’abandonne pas immédiatement le travail, lorsqu’ils en ont donné l’ordre. Ils ne connaissent pas d’autres procédés de discussion et de persuasion que la brutalité la plus sauvage.

Il est des cas où certes l’action directe des syndiqués est amplement justifiée à l’égard des « jaunes » avachis, couards, rampants, aptes aux plus sales besognes et plus dangereux que les patrons et les policiers. Ceux là sont des ennemis. Ils nous écrasent et nous amenés à les frapper, dans certaines circonstances et pour des actes bien déterminés Mais la tyrannie syndicale ne se contente pas de lutter contre les souteneurs avérés du patronat, elle frappe aveuglement tous les indépendants, tous ceux qui n’acceptent pas ses lois et qui fréquemment n’en combattent pas moins, bien au contraire, l’omnipotence patronale. Car, nombreux sont les syndiqués rouges qui sont plus résignés que des [?]nards. La majorité de ces rouges est docile et honnête, soumise au patron et à la loi, tandis qu’il se trouve certainement des non syndiqués plus conscients et plus fiers.

Au contraire, nos syndiqués vont chaque jour trouver le patron pour lui demander de chasser le non syndiqué. Ainsi le patronat et le syndicat se mettent d’accord contre le réfractaire, l’insoumis. « Ah ! tu ne veux pas te solidariser, faire comme les autres, te mettre en carte. Eh bien tu crèveras de faim, nous te jetons sur le pavé et nous ferons en sorte que tu ne puisses louer tes bras, à moins que tu ne viennes prendre ta place dans notre troupeau… »

Ce spectacle suffirait à montrer la valeur révolutionnaire du syndicat, se coalisant avec l’exploiteur, avec le capitaliste pour réduire à merci, par la famine, l’ouvrier qui ne veut pas emboîter le pas et qui, consciemment ou non, prétend garder son autonomie. Discutez avec lui, cherchez à le convaincre, c’est votre droit. Mais n’est ce pas ouvrir la porte aux plus légitimes représailles que le frapper et l’affamer ? Toutes les tyrannies suscitèrent des révoltes à travers les siècles et contre la discipline imbécile et violente des syndicats, il faudra bien que par tous les moyens, l’on se dresse…

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Lancés dans cette voie, nos syndicalistes ne peuvent désormais s’arrêter. Ils vont de mieux en mieux et l’une de leurs plus importantes fédérations vient de décider que désormais la lecture du journal quotidien de la C. G. T. (la Bataille Syndicaliste) serait rendue obligatoire.

La discipline ouvrière n’a décidément rien à envier à celle de nos dirigeants. Ceux-ci ne nous violentent pas toujours aussi durement…

Cette tactique fait songer à l’Index catholique. Tel et tel livre sont interdits. Autrefois on brûlait et le livre et l’auteur, en place publique. Sans aller jusque là, les syndiqués casseraient volontiers la gueule à ceux qui se permettent de ne pas s’agenouiller devant leurs sacrés principes et de ne pas s’agenouiller au culte imbécile de la classe ouvrière.

De gré ou de force, il faudrait donc que chacun ingurgite la prose des Jouhaux et des Griffuelhes. Ce sera obligatoire, sous peine de passer à la chaussette à clous. N’allez pas vous aviser de préférer une quelconque feuille bourgeoise à la terne et stupide publication syndicale. La répression serait implacable.

Les plus ignorants sont évidemment les plus fanatiques. C’est peine perdue que vouloir leur faire apprécier une argumentation. Ils obéissent avec une servilité effrayante au plus dogmatique esprit de classe. Celui qui n’est pas syndiqué, est à détruire, serait ce un homme clairvoyant, raisonnable, indompté. Et d’autre part, celui qui fait partie du syndicat est un frère, même lorsqu’il se révèle comme un alcoolique, un résigné, un inconscient. Voilà la logique du troupeau syndicaliste, aussi absurde que celle de tous les troupeaux. Elle découle d’un aveuglement véritablement religieux, qu’il nous faut combattre si voulons libérer « l’individu » des entités au nom desquelles on l’écrase.

Où s’arrêteront nos tyranneaux ? Est ce que nous nous révoltons contre la trique républicaine, contre l’inquisition papiste, contre les férules capitalistes et autoritaires pour tendre les côtes sans murmures, aux coups de fouet syndicalistes ? Fouet que manient les quelques roublards assez astucieux pour berner les imbéciles, dont la bêtise fait, dans ces milieux comme partout ailleurs, la fortune de ceux qui les dirigent.

Bientôt nous ne pourrons plus lire ce que bon nous semblera, nous ne pourrons plus penser autrement qu’il ne sera permis de le faire par l’évangile cégétéiste, nous ne pourrons dire un mot ni faire un geste sans la permission du secrétaire ou du délégué du syndicat. Nous serons pourchassés, frappés, jetés sur le pavé et tous les moyens seront employés pour réduire notre indépendance. Et nous n’essaierons pas de combattre cet autoritarisme ?

Une réaction est évidemment nécessaire. Elle commence à se faire sentir et quoique ceux qui l’accomplissent, ne soient pas toujours bien intéressants, il nous est difficile de nous élever contre eux. Chassé de son travail par un tyranneau syndicaliste, un ouvrier ne peut-il se retourner contre celui-ci, le frapper comme il frapperait une bour[rique] préfectorale ou contre un maître har[gneux] ? Rappelons-nous les anarchistes Spano et [?]teau qui frappèrent leurs employeurs pour les avoir chassé de l’atelier. Nous les avons [mot illisible] et soutenu, nous avons proclamé la légitimité de leur acte de révolte. Ce qui est logique à l’égard d’un valet du patronat ou à l’égard du patron lui-même ou de ses représentants, deviendrait-il monstrueux à l’égard d’une brute syndicaliste à la moralité bornée et ne connaissant d’autres arguments que les coups décernés en faveur de dogmes auxquels il ne comprend rien et que tous ont pourtant le droit de discuter ?

Contre toutes les tyrannies, la révolte de l’individu est non seulement justifiée, mais nécessaire et désirable. L’équivoque ancienne tend à disparaître entre le syndicalisme et l’anarchisme. Le fossé se creuse entre ces deux doctrines si profondément antagonistes et contre les dominateurs ouvriéristes de demain, inévitablement l’anarchiste entrera en bataille…

HAEL.
[Pseudonyme de André Lorulot]

l’anarchie N° 322 – Jeudi 8 Juin 1911