Eh bien non. Pour une certaine opinion juive, on aurait tout faux : « Non, l’antisémitisme n’est pas une composante du racisme ». C’est le titre d’un article publié en 2018 dans la revue Regards, organe du Centre communautaire laïc juif, association bruxelloise d’orientation sioniste libérale. Cet article explique que « il y a des différences majeures entre les deux phénomènes » : celui qui vise les seul·e·s Juifs/ves et celui qui vise tous les autres groupes. Curieusement, la même thèse est défendue sur le site complotiste alterinfo.net qui dénonce « l’amalgame trompeur entre racisme et antisémitisme » pratiqué par « les juifs » alors que, en réalité, « l’antisémitisme n’a rien à voir avec le racisme ».

Pour l’extrême droite antisémite, cette distinction vise à l’évidence à valider ses propres obsessions ciblées. Par contre, l’article publié dans Regards cherche à donner un fondement intemporel à une distinction déjà ancienne mais qui renvoie à des circonstances historiques précises. Évitons les anachronismes. L’antisémitisme moderne (à base ethnique et non plus religieuse) ne date que de la fin du XIXe siècle. Depuis, de l’affaire Dreyfus à la Shoah, il a marqué l’histoire européenne. La première association antiraciste européenne, la Licra (Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme), quand elle se crée en 1928, ne s’occupe que de l’antisémitisme. Elle s’appelle à ce moment Lica et ne devient Licra qu’en 1979. Né en 1949 également en France, le Mrap (Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et pour la paix) change de nom en 1989 en gardant son sigle pour devenir le « Mouvement contre la racisme et pour l’amitié entre les peuples » dans le but, écrivait l’historien Gérard Noiriel, « d’inscrire le combat contre l’antisémitisme dans une perspective plus vaste de lutte contre le racisme colonial » dont on ne prendra vraiment conscience qu’avec la décolonisation. En revanche, son équivalent belge, le Mrax (Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie), né en 1966, conserve sa dénomination jusqu’à aujourd’hui. Cette distinction se perpétue de manière rituelle dans le langage officiel courant.
Oui, l’antisémitisme a des caractéristiques qui lui sont propres. La principale aujourd’hui est que les Juifs/ves, si ils et elles sont toujours victimes de préjugés et de crimes de haine, échappent presque totalement aux discriminations structurelles qui frappent principalement les Noir·e·s et les Arabes. Car le monde a radicalement changé depuis l’affaire Dreyfus et le génocide nazi. Les Juifs/ves d’aujourd’hui n’occupent plus la même position dans la société que ceux et celles d’hier. De nouvelles populations qui nous ont rejointes et ont fait souche sur le sol européen, issues de la colonisation et de l’immigration du travail, ont pris la place des Juif/ves tout en bas de la pyramide « raciale ». La négrophobie et l’islamophobie ont émergé comme nouvelles formes spécifiques de racisme. Elles ont chacune des mécanismes propres et peuvent, comme l’antisémitisme, se relier à un récit séculaire : l’imaginaire de l’occident chrétien ne s’est pas seulement construit contre les Juifs/ves, mais aussi contre les Musulman·e·s depuis les croisades et contre les Noir·e·s depuis la mise en œuvre de la traite négrière occidentale au XVe siècle.

Deux dérives

Deux dérives doivent être évitées : d’une part, celle de l’antiracisme abstrait qui nie les identités collectives et ignore les dimensions structurelles du racisme pour le réduire à une infirmité morale et, d’autre part, la survalorisation des différences qui vise à séparer les différentes formes de racisme pour en faire des phénomènes autonomes justifiant des traitements différenciés.

Cette dernière tentation est présente dans la part de l’opinion juive qui s’échine à distinguer l’antisémitisme du racisme. Une distinction qui ne fait qu’alimenter une « concurrence des victimes » entre, notamment, Juifs/ves et Musulman·e·s, chaque groupe cherchant à mettre en avant ses propres souffrances et à minorer celle de l’autre groupe. Cette concurrence entre en résonance avec le conflit israélo-palestinien et notamment avec la diplomatie de l’État d’Israël qui cherche à faire passer toute critique à son égard pour de l’antisémitisme, avec malheureusement un certain succès. Ainsi, les caricatures de Mohammed et les critiques même acerbes de l’islam relèvent à l’évidence de la liberté d’expression, mais la critique sévère d’Israël ou du sionisme serait de l’antisémitisme et devrait faire l’objet de poursuites judiciaires. Cette distinction explique l’absence de la plupart des organisations juives dans les multiples regroupements antiracistes. Évidemment, si on pense que « l’antisémitisme n’est pas une composante du racisme », pourquoi faudrait-il participer à de tels regroupements ?

Aujourd’hui que les crimes contre des Juifs/ves et des Musulman·e·s sont principalement commis par des adeptes de la suprématie blanche mettant les un·e·s et les autres exactement dans le même sac, ne faut-il pas au contraire mettre en avant tout ce qui permet une lutte commune contre le racisme sous toutes ses formes ? Pour cela, il faudra bien arriver à dépasser les contentieux qui séparent les différentes communautés minoritaires (et il y en a aussi entre les Arabes et les Noirs). Oui, il faut reconnaître les singularités des différentes formes de racisme. Cette reconnaissance est une dimension du respect dû aux diverses minorités issues de l’immigration. Elle permet une approche plus fine du racisme, comme phénomène général de hiérarchisation des êtres humains. Mais ne faisons pas aux racistes le cadeau de notre division. La tentation de ne se préoccuper que de sa propre cause communautaire en ignorant celle des autres, notamment en fantasmant de l’antisémitisme partout, ne peut que conduire à l’isolement et à l’échec. 

Ce billet s’inspire des Lignes de force contre le racisme en général et l’antisémitisme en particulier de l’Union des progressistes juifs de Belgique. Un document à lire.
https://leblogcosmopolite.blogspot.com/2020/03/controverse-lantisemitisme-cest-du.html