C’est une sensation entêtante qui s’ancre dans la tête. Passé un certain temps, on en oublie distinctement les raisons, mais la peur est toujours là, logée dans le corps, elle tenaille le ventre et rend fébrile, comme autant de symptômes d’une maladie étrange.

Reprendre son K-way, enfiler son cache-cou, mettre un jean, parce que ça brûle moins, le jean. Le masque à gaz est arrimé à ma poitrine dans l’espoir qu’on ne le sentira pas pendant les fouilles, les articles de loi qui donnent un cadre légal aux fouilles, arrimées à ma tête – ne laisse jamais les policiers mâles te toucher, ils n’en ont pas le droit, mais ils essaieront. Il faut des chaussures de marche, bien entendu, toujours se tenir prête à courir. Et puis, qu’elles soient grosses, des fois que quelque chose de fumant tombe dessus. Des fois que je ne perde pas mon pied. C’est bizarre de raisonner en ces termes, répertorier ses membres, ses organes, au cas où il finirait par manquer quelque chose, mais bon, on finit par s’habituer. J’ai mis mon sérum physiologique dans mes chaussettes comme d’autres planquent leur shit.

Mais rien n’y fait, je peux plus. Je peux plus aller en manif’.

Je ne vais plus devant pour faire bloc avec les autres. Je ne vais même plus dans le cortège de tête, ou ceux qui les succèdent. De loin, ça reste compliqué, j’ai toujours du mal à ne pas me sentir comme une cible. Quand je suis en « civil » dans mes habits de tous les jours, quand je discute avec mes amis aux abords de l’évènement — je ne peux pas m’empêcher de penser que les gens ont perdu des yeux pour moins que ça. Chaque détonation fait vibrer mes terminaisons nerveuses — le corps n’a pas le temps d’opérer la distinction entre le son des fumigènes craqués, les mortiers des syndicats ou celui des grenades. Il se souvient avant d’analyser. Que cette situation, on l’a déjà vécue avant. De près. De beaucoup trop près. Au point où l’on ne savait plus trop quoi faire pour survivre. Survivre. On ne pense qu’à ça dans ces moments d’angoisse. C’est l’alerte, et c’est tout.

Et je repense, avec un peu de nostalgie, et un brin de stupéfaction aussi, à comment c’était avant – car il n’en a pas toujours été ainsi. À comment j’étais inconsciente, à toujours me flanquer en première ligne pour narguer les casques bleus avec mon uniforme noir. J’avais l’impression d’être invincible, quelque part, que nos défenses étaient infaillibles. Inconsciemment, peut-être, je me disais qu’en tant que femme, jamais ces hommes misogynes ne m’identifieraient comme une menace. Jusqu’au 1er mai 2017, date peu anodine pour moi puisqu’elle marque la naissance de mon traumatisme.

Au début, pourtant, tout paraissait normal : normal comme un jour de manifestation dans un état policier. La mise en place du bloc, l’avancée de la manifestation, je m’en souviens à peine. Je me rappelle juste du basculement brutal dans la violence ; il n’aura fallu que quelques secondes pour que tout se précipite, pour que le cortège soit coupé en deux, comme d’habitude, qu’une partie réussisse à filer, mais que l’autre soit retenue par les CRS. Pourquoi nous ? Aucune idée, en vérité, je ne pense pas qu’il y ait vraiment eu de raison. Je pense que c’était gratuit, comme les CRS le font souvent. Après tout, ça induit une forme de réciprocité quand on y pense : tu seras tabassé sans raison et tu auras peur sans raison.

Je me souviens de la violence, et je me souviens du désespoir, parce que dans ces moments-là, on est tout à fait résignés, mais sans savoir si le pire vient de passer ou s’il est à venir.

Les gens sont compressés les uns contre les autres et doivent se piétiner pour esquiver les palets qu’ils tirent sur nous. Un palet éclate sur la jambe de mon amie et ricoche sur la mienne en brûlant, mais je n’ai pas le temps d’assimiler la douleur qui élance et qui coule le long de mon genou, car ils tirent toujours, et la prochaine fois ce ne sera peut-être pas sur mon genou.
Quand ils nous concèdent l’espace de nous séparer, c’est pour mieux nous piéger. Quand ils plaquent quelques-uns d’entre nous contre le mur, je suis à moitié assourdie par le bruit des détonations ; ne résonne plus qu’un bourdonnement dans un calme absolu. Ils matraquent ceux qui lèvent les mains en l’air pour déclarer forfait. Un CRS nous hurle de filer, mais en même temps, comment filer alors qu’ils nous retiennent et s’excitent un peu trop quand on ose bouger ? Un chamboule-tout sadique de gauchistes, qui vocifère à grand fracas. Nul signe d’un protocole rigoureux et clair, ici : il n’y a qu’une forme de chaos efficace.

L’ecchymose sur ma jambe a fini par changer de couleur, puis par disparaître complètement. Les séquelles physiques sont retombées. Je ne fais pas partie des mutilés à qui l’on a arraché aléatoirement un sens, qu’il soit du côté de la vue ou du toucher.

Ce que les flics m’ont volé, c’est ma paix d’esprit quand je foule le pavé, le sentiment de sécurité que je pouvais ressentir, même en première ligne. Pas mal de nuits aussi, où dormir s’est révélé impossible quand ces souvenirs revenaient hanter ma mémoire.

Je cherchais à argumenter avec moi-même, au début, à marchander – le bloc, c’est trop dangereux, et j’abandonne, mais après tout, peut-être qu’un monde de luttes m’attend derrière ces remparts noirs ? Peut-être qu’en manifestant pacifiquement, on a moins de problèmes, qu’il y a une raison pour laquelle les syndicats continuent de rouler et de chanter quand bien même le black bloc et le cortège de tête sont retenus en otage quelques rues plus loin ?

Puis j’ai vu les copain·ine·s se faire défoncer même quand ils étaient à des lieux des affrontements.

J’ai vu des grenades tomber au pied de quelques poussettes, des yeux se faire crever dans des groupes de gens qui traînaient sur la place en discutant gaiement. « Une femme, âgée, est morte à Marseille en fermant ses volets un jour de manif’ », me dit-on. Et je sais que l’on pourra toujours me rétorquer qu’il y a un contexte, qu’il y a des gens plus ciblés que d’autres, des jours où il vaut mieux ne pas sortir de chez soi et d’autres où je peux m’y glisser les mains dans les poches, mais rien n’y fait. Autant d’histoires macabres dont s’alimente goulûment et sans concession mon traumatisme.

C’est sournois, un traumatisme. On a beau partager un socle commun d’expériences avec nos pairs traumatisés, ça va toujours se manifester de manière à ce que l’on soit captifs, à l’intérieur d’un crâne en furie. Ce qui marche pour l’un ne fonctionne pas nécessairement pour l’autre, et encore faut-il savoir prendre la main qu’on nous tend.

C’est encore plus sournois avec un traumatisme lié au militantisme — les psys ne comprennent pas toujours, et peuvent révéler des ardeurs plus conservatrices que prévu. Il y a toujours les camarades, mais même entre nous on parle rarement de ce qu’on encaisse sur le plan mental. Peut-être parce que si on reconnaissait l’existence de nos maux, il faudrait leur chercher un remède plus actif qu’une pauvre pinte à l’issue de la marche. Et puis l’imagerie guerrière a la peau dure, et elle ne laisse pas de place pour l’expression des émotions. Derrière le masque, rien ne doit paraître.

Reste le silence. On se sent seul, et l’on se terre dans le silence. Mais là où il n’y a pas de mots, il n’y a que la peur. Et la peur, quand elle n’est pas nommée, ne s’apprivoise pas. Elle est à son état brut, et elle chauffe, et elle bat dans le ventre.

Il m’a fallu un certain temps avant d’accepter que les manifs et moi, ce ne serait plus jamais pareil.
Quand j’ai commencé à en parler, à dire le mot, « traumatisme », peu nombreux furent ceux qui ne compatirent pas. Certains cauchemardaient beaucoup le soir, certains avaient augmenté leurs diverses consommations. Certain.es, comme moi, ne pouvaient plus, tout simplement. Et devant cette polyphonie anxieuse, je me suis dit : « Mais qu’est-ce qui cloche ? Pourquoi on n’en parle pas ? »

Je ne me sens pas l’envie de proposer la formation d’un énième collectif, ou d’un évènement qui porterait sur la question. Quelque part, ça me mettrait mal à l’aise de demander à des inconnus d’échanger sur des expériences profondément ancrées dans la honte et la crainte.

Et en même temps, il faudrait qu’on en parle plus souvent. Dans des cadres informels. Lancer la perche au détour d’une conversation. Arrêter de mesurer l’implication des gens au nombre de manifestations auxquels il·elle·s assistent dans l’année.
S’assurer que tout le monde va bien, de ceux qui sortent du bloc à ceux qui sillonnent en périphérie. On peut penser qu’il s’agit de quelque chose d’anodin, que c’est risible face à un amas de moignons, de membres mutilés, et face aux hommes et aux femmes qui les étrennent, je ne me sentirai jamais légitime, mais je me sens solidaire.

Et je me dis : de la même manière qu’ils se révèlent à l’espace public pour s’en saisir et le secouer, de la même manière qu’ils tiennent fièrement leur ligne face à ceux qui ont tenté de briser leurs vies, nous autres les anxieux, les paranos, les flippés, on devrait en tirer une leçon.

Celle de toujours nommer la blessure, de toujours montrer là où on a mal.
Il faut en finir avec les blessures sans nom.