Sommaire
Avant-propos : une nouvelle cartographie pour l’attaque contre le pouvoir
Les chaînes technologiques d’aujourd’hui et de demain
Le labyrinthe technologique
Causes et conséquences
Du court-circuit en black-out social

122 pages (deuxième édition augmentée)
4 euros

pour toute commande: tumult_anarchie@riseup.net

 

Voici l’avant-propos:

Avant-propos

Le diable s’est installé dans un nouveau domicile. Et quand bien même nous serions incapables de le faire sortir de son repaire du jour au lendemain, il nous faut au moins savoir où il se cache et où nous pouvons le débusquer, afin de ne pas le combattre dans un coin où il ne se réfugie plus depuis longtemps – et pour qu’il ne se paie pas notre tête dans la pièce d’à côté.
(Günther Anders)

Comment ne pas être frappé par la simultanéité de cette entreprise de ratissage de la forêt mentale avec l’anéantissement de certaines forêts d’Amérique du Sud sous le prétexte d’y faire passer des autoroutes ?
(Annie Lebrun)

A l’époque où un philosophe essayait de nous mettre en garde contre l’obsolescence de l’homme, résultant de l’industrialisme et du développement de technologies apocalyptiques telles que le nucléaire, il appliquait une méthode précise. Il pratiquait une « critique de l’extrapolation, de l’exagération », car ce n’était qu’ainsi qu’on pourrait se rendre compte de l’énormité des transformations en cours, dépassant largement notre capacité d’imagination. Il n’y a qu’une machine qui peut traiter une donnée telle que des centaines de milliers de morts, l’homme n’a, en fin de compte, pas la capacité de se le représenter, de se l’imaginer. Quelques décennies sont passées, les grandes luttes contre « l’apocalypse », rendue possible et tangible par la prolifération de la technologie nucléaire, se sont éteintes, mais le monde n’a pas pris fin pour autant. L’exploitation a franchi de nouveaux seuils, inimaginables auparavant. L’idée démocrate d’un progrès qui bénéficierait à tous, avec certains décalages dans le temps, est démenti par le contraste entre les mélodies mielleuses des centres commerciaux et les cris de noyade de milliers d’indésirables dans la Méditerranée, entre le ronronnement des congélateurs et des frigos remplis et les bruits industriels dans les camps de production où galèrent des millions d’exploités, entre les rappels constants, mais « pacifiques », des appareils portables et les gémissements d’une faune et d’une flore génétiquement modifiées, contaminées, irradiées, stérilisées, standardisées, digitalisées. Malgré l’adhésion et l’enthousiasme démesurés de la plupart de nos contemporains, le paradis technologique reste une façade, cachant des cruautés qui, on s’en rend bien compte, ne sont pas nouvelles au sens que la cruauté a toujours accompagné l’homme dans son calvaire à travers les siècles, mais qui sont certes de nouvelles dimensions. Et ces nouvelles dimensions sont rendues possibles grâce au développement technologique.

Ce développement technologique n’est pas devenu « autonome » comme une certaine critique anti-industrielle le prétend. Il est totalement et complètement imbriqué dans les rapports sociaux existants, des rapports d’exploitation et de domination. Les technologies qui voient le jour aujourd’hui sont le fruit d’une certaine société, tout comme cette société est à son tour modifiée ou transformée par l’introduction de ces technologies. Il n’y a donc pas un Mal transcendant qui s’amuse à nous pourrir la vie, le Mal est parmi nous, en nous. On le subit et on le produit. Une phrase un peu forte, on s’en rend compte, mais le développement technologique se réalise dans un certain contexte social ; c’est-à-dire, dans une société capitaliste et autoritaire. Si les « classes » n’existent plus (la conscience de classe et les conditions qui la favorisait telles que les grandes concentrations industrielles a fait l’objet d’attaques mortelles de la part du capital), les prolétaires existent bel et bien. En fait, il serait plus exact de parler de nouveaux fossés qui se creusent et qui structurent la société. D’un côté les inclus, ceux qui « jouissent » des « bienfaits » des technologies et du capitalisme et semblent se trouver toujours plus dans un monde à part ; et d’autre part, les exclus, ceux qui sont indésirables, ceux qui crèvent dans les mines de cobalt, le long des champs de soja génétiquement modifié, au bord des fleuves devenus des marrées toxiques, les superflus. Les fossés qui les séparent deviennent chaque jour plus grands, au point qu’aujourd’hui, les ponts de communication sont en train de sauter les uns après les autres. Le langage technologisé en est un symptôme, la prétendue « irrationalité » et la haine sans bornes qui s’expriment lors d’explosions de rage en est une autre. Et il n’est pas du tout dit que les nouvelles mentalités et croyances, fabriquées dans les laboratoires du pouvoir, suffiront à défendre le paradis technologique. La destruction de ce qu’on ne désire pas, de ce qu’on ne comprend pas (les exclus ne sont pas domestiqués à désirer et à comprendre le paradis des inclus) est alors bien plus logique que la recherche de l’intégration. Et c’est là qu’apparaît, sans plus d’ambages et d’artifices rhétoriques, devant les anarchistes et les révolutionnaires d’aujourd’hui, la perspective nécessaire : la destruction. Plus le système s’interconnecte, plus tout devient contaminé par le virus de la marchandise et de l’aliénation, moins il y a à sauver, mieux, il n’y a rien à sauver. Nous n’avons aucune tâche constructive, si ce n’est construire les conditions, les capacités et les imaginaires qui nous permettent de détruire. Ce concept de destruction ne comprend pas seulement l’attaque contre les structures et les hommes de la domination, elle est aussi une attaque contre les idéologies, les mentalités, les croyances. Comme disait Bakounine, « Nul ne peut vouloir détruire sans avoir au moins une imagination lointaine, vraie ou fausse, de l’ordre de choses qui devrait selon lui succéder à celui qui existe présentement ; et plus cette imagination est vivante en lui, plus sa force destructrice devient puissante ; et plus elle s’approche de la vérité, c’est-à-dire plus elle est conforme au développement nécessaire du monde social actuel, plus les effets de son action destructrice deviennent salutaires et utiles ». C’est-à-dire, notre action destructrice doit aller de pair avec le développement, l’exploration, l’approfondissement d’imaginaires complètement différentes qui peuvent avoir un effet corrosif sur les croyances qui soutiennent ce monde d’autorité et ses technologies. La tension utopique, le rêve, le désir de liberté, l’amour du sauvage et de la beauté, la poésie créatrice d’autres mondes fournissent l’oxygène nécessaire à notre feu destructeur.

Et le temps presse. La question n’est pas seulement que nous sommes esclaves des appareils, réduits à une servitude abrutissante et définitivement aliénés dans tous les domaines de la vie, c’est que les appareils nous transforment, que leur esprit vient d’abord nous habiter pour ensuite nous remodeler, nous refaçonner à leur image : nous devenons comme des mauvaises copies de l’appareil, essayant toujours de rattraper leur « perfection » et leur « rationalité ». L’homme qui en résulte n’est pas seulement une annexe de la machine, il devient machine. On pourrait espérer que la démarche se montrera infructueuse, que l’homme ne peut pas, en fin de compte, être réduit à une série d’algorithmes, que la rationalité des machines ne pourra jamais triompher ce qu’il y a d’absurde, d’imprévisible, de passionné, d’irrationnel dans l’homme. Mais c’est une maigre consolation en voyant nos contemporains. Elle n’est pas sans rappeler la vieille taupe de l’eschatologie marxienne, prédisant que les conditions du capital creusent l’effondrement du capitalisme. Laisser creuser la taupe en attendant le déluge. Le prix d’une telle illusion grotesque se paie tous les jours. Le capital n’a toujours pas atteint ses limites dans l’exploitation, produisant des contradictions insurmontables, non, il les repousse constamment, inlassablement, et notamment à travers l’injection de technologie dans toutes sphères physiques, mentales, sensibles. Le monde en devient toujours plus petit, contrairement à ce que les fanfaronnades scientifiques affirment : les domaines de l’expérience humaine se réduisent à chaque introduction d’une nouvelle technologie, à chaque invasion technicienne dans un « mystère de la nature ». Prolonger l’attente ne serait alors qu’un suicide quotidien.

La destruction donc. Mais comment ? On ne peut pas se passer d’une certaine capacité d’orientation. L’essai qui suit cherche à survoler les domaines que la recherche se propose d’explorer dans les décennies à venir (nanotechnologies, biotechnologies, sciences cognitives, technologies de l’information) et de dresser la liste des avancées technologiques qui ont radicalement transformé le rapport à soi, aux autres et au monde ou qui s’annoncent. On pourrait dire qu’il est incomplet, mais son but n’est pas là. Il s’agit d’une incursion de reconnaissance sur le territoire de l’ennemi afin de disposer de quelques éléments supplémentaires pour orienter notre activité destructrice.

L’essai qui suit amène une question incontournable, c’est que la destruction nécessite, – outre des connaissances élémentaires de l’ennemi, ses réalisations et ses projets -, une connaissance et une disponibilité des moyens de destruction. C’est l’aspect constructif qu’on mentionnait : rechercher, expérimenter et ensuite, partager, les manières de s’attaquer à la bête technologique, à ses unités de production et à ses laboratoires, à ses mâts de télécommunication et à ses infrastructures énergétiques, à ses instruments de propagande et à ses fibres optiques. Il s’agit quelque part d’une nouvelle cartographie dont on a besoin, une cartographie de l’ennemi qui ne mentionne pas seulement les postes de police, les banques, les bureaux des partis et des syndicats, les institutions, mais sur laquelle on peut lire aussi tout ce qui alimente l’exploitation et la domination, tout ce qui nous enchaîne à ce monde.

Une telle cartographie peut nous armer dans n’importe quelle situation. Qu’on soit en présence d’un calme plat ou d’un mouvement de révolte, qu’on soit impliqué dans une lutte spécifique ou qu’on intervienne pour saboter une nouvelle étape dans les guerres que mènent les États, elle servira à mieux regarder, à mieux cerner nos possibilités d’action. Il n’est pas dit que lors d’un mouvement contre une restructuration de l’exploitation, il soit impossible d’indiquer les relais de téléphonie portable comme des infrastructures nécessaires à la flexibilité du travail ; tout comme il n’est pas dit que l’affrontement entre enragés et policiers dans un quartier ne puisse pas s’étendre au sabotage des infrastructures énergétiques. « Abandonner tout modèle pour étudier les possibles » disait le poète anglais, abandonner les modèles obsolètes d’un affrontement symétrique, abandonner toute médiation politique ou syndicale, pour étudier les possibilités de porter le conflit là où le pouvoir ne veut surtout pas qu’il advienne.