Le Larbinisme

Le fonctionnarisme est à l’ordre du jour. Toutes les positions sociales émargeant au budget, sont en vogue, à cause du doux farniente et de la sécurité relative qu’elles comportent. Le rêve caressé par nombre de jeunes gens, aux sentiments étroits, au caractère routinier, est de se tailler une part dans ces nombreux fromages que l’Etat, magnanime, réserve aux gens bien sages, aux dévoués serviteurs.

Que de bassesses, de platitudes, ne commettent-ils pas pour être admis aux emplois recherchés d’une administration publique ou privée !

– Venez-donc, mon cher, c’est une situation de tout repos, un placement sûr, des appointements réguliers, – et, la retraite, au bout, s’il vous plait !! » – Aussi, les plus minimes de ces sinécures, sont-elles assaillies par une nuée de faméliques à qui, le travail effectif et l’effort répugnent.

L’accession de tous aux emplois publics, aux grades et aux dignités, nous a dotés d’une catégorie de ces zélés budgétivores, hypnotisée par les promesses fallacieuses de retraites et autres avantages, dûs à la probité, au talent, à l’exactitude. C’est plutôt une prime au servilisme et au mouchardage.

Pour décrocher la timbale de cet immense mât de cocagne que la société décerne comme faveur, on fait appel aux instincts les plus vils : la concurrence féroce, la jalousie, la délation.

Les plus modestes de ces candidats à la gamelle gouvernementale, bornent leurs aspirations pot au feu, aux maigres emplois de gendarmes, flics, garde-champêtres ou rats de cave.

La vie du fonctionnaire, relativement privilégiée, à l’abri des vicissitudes, exempte des soucis quotidiens, est âprement convoitée par tous les rejetons d’honnêtes gens, qui, sans initiative, sans idéal, se gavent de connaissances aussi truquées que superficielles, pour doubler le cap des examens, qui les lanceront dans les carrières de larbins. D’aucuns contractent un engagement, affrontent la chiourme militaire deviennent des pieds de banc, des rempiles fats et puants, piliers de bouis-bouis et de lupanars, avaries jusqu’aux os, avant leur dernière étape dans la basse domesticité.

Pour couronner dignement leur carrière de servitude, l’Etat leur consacre les places enviées de gardiens de square ou de concierges d’aquarium.

Le fonctionnarisme est certes une plaie hideuse ; mais, que les ouvriers, dédaigneux des platitudes et des courbettes, ne jalousent pas les titulaires de ces emplois dégradants. Seuls, les ex-galonnés, rompus à l’obéissance passive, à l’éternelle soumission, ont les aptitudes requises pour remplir ces fonctions, où, le mendigotage et le pourboire, obséquieusement espéré, sont les plus claires ressources d’une existence parasitaire et nuisible.

S’il fallait dénombrer les milliers de ces fainéants que nous entretenons de notre bêtise, nous serions effrayés de la quantité de ces louches individus, survivant à leur sournoise méchanceté.

Tous ces déchets de la gradaille, en rupture de garnison, sont aisés à reconnaître. Non seulement leur livrée vous les désigne, mais encore, tout, dans leur attitude, leur démarche, respire en eux, la méfiance innée du chien à l’attache pour le vagabond malingre et inquiet. Se pavanant dans les allées des jardins publics, le regard scrutateur et soupçonneux, l’oreille aux écornes ; d’une galanterie déplacée pour les pauvrettes qu’ils importunent de leurs privautés graveleuses ; d’une prévenance affectée pour le bourgeois portant beau, ces retour-de-caserne sont d’une insolence étudiée pour les mal-vêtus et les irréguliers, se reposant sur les bancs des promenades. Ils en épient les moindres gestes.

Cette constatation était pour mieux faire ressortir la mentalité du fonctionnaire. Et il n’y a pas que ces grognards, butors et moustachus qui, somme toute, portent l’empreinte de leur ancienne profession de chien de garde replet et aboyeur. Je ne cite qu’en passant les employés de la préfecture de police dont la générosité est proverbiale pour la distribution des bous de tabac et des pains de munition. L’aménité de cette espèce est trop légendaire pour que nous nous y arrêtions.

Mais, si pour une cause quelconque, vous avez eu recours à un de ces ronds de cuir, préposés aux expéditions des affaires courantes, vous n’êtes pas sans avoir constaté leur morgue et leur sotte fatuité. Des flots d’encre ont coulé, signalant au bon public les turpitudes et les idioties de ces officines, où derrière le guichet, un monsieur mal appris, vous prenant d’instinct pour un gêneur ou, tout au moins, pour son obligé, vous interpelle d’un ton cassant et protecteur. Que de vaudevilles burlesques, d’articles cinglants et frondeurs ont été publiés sur les joyeusetés de l’ad-mi-nis-tra-tion… que certains nous envient !!!

Ne vous semble-t-il pas que la psychologie du fonctionnarisme n’est que le reflet de l’autorité ? Toute la tyrannie sociale, depuis les infimes mesquineries jusqu’aux plus odieuses violations du droit humain, repose sur l’idée que nous nous faisons de la supériorité de certaines gens qui, groupés en castes, se donnent un prestige que nous sommes assez sots de leur reconnaître. L’aristocratie du pouvoir, de l’argent, du savoir, ne prend sa source que dans notre esclavage, notre détresse, notre aveuglement. Entre le fantoche, affublé d’un képi ou d’une casquette galonnée, le fonctionnaire grincheux et le décrotteur du coin, ma préférence va à ce dernier, qui, du moins, sans crainte de perdre son emploi, peut, entre deux coups de brosse, faire ouvertement de judicieuses réflexions.

Le larbinisme est, à mon sens, la clef de voûte de la société. Et si nous combattons le fonctionnarisme, car nous sommes tous rançonnés pour le rétribuer d’autant que ses prouesses sont plus éclatantes et plus directement tracassières, nous devons, à plus forte raison signaler tous ceux qui, dans notre entourage, à l’atelier, dans notre demeure même, se font les chiens couchants du patron, du fournisseur, du propriétaire, pour en obtenir des faveurs,… à notre détriment.

Employés de métro, de chemins de fer, de tramways, argousins, gabelous, etc, forment une armée de bas valets, aussi immondes que répugnants. Ils tiennent le haut du pavé avec une assurance scandaleuse, narguant de leurs persiflages grossiers, et écrasant par leur verbe autoritaire, la masse assez veule pour subir leur répugnante promiscuité. Jouissant avec impunité de la bienveillance de leurs chefs pour l’arbitraire continuel dont ils font preuve, ils se parent vaniteusement des puissantes protections, qu’ils ont su acquérir, à force de courbettes et de génuflexions.

Ces visqueux et rampants personnages doivent être l’objet de notre frappant mépris et souventes fois de corrections dûment appliquées.

Mais, si l’on rencontre parfois, dans certaines professions, des fonctionnaires indépendants (et il y en a certes) nous devons démasquer, partout où il se trouve, le larbin et lui faire honte ostensiblement de sa dégoûtante abjection.

Car c’est faire œuvre saine que d’ébranler le respect du convenu, que de relever le niveau moral de l’homme et de lui faire prendre conscience de sa propre dignité.

Paul JULLIEN
l’anarchie N° 164, Jeudi 28 Mai 1908