Vacances à vie !

On est une fois de plus le premier septembre. Pour beaucoup,
c’est le début d’une année éreintante et chiante derrière les
bancs d’écoles. La joie d’une libération temporaire, le temps des
vacances, s’achève à nouveau, et réapparaît le jeu de l’obéissance
et de la punition.

Mais on nous rabâche trop souvent les côtés « positifs »
des institutions scolaires. La dite scolarité est décrite comme
un privilège (alors qu’en fait, il s’agit d’un enseignement obligatoire), qui se soucierait de
l’avenir des jeunes. Mais dans le monde réel, les écoles sont les lieux où l’on nous prépare
à marcher comme des esclaves salariés au rythme de cette société capitaliste. On nous y
apprend à accepter les ordres, à obéir ; on y est disciplinés et habitués au rythme « de 9 à
5 » dans lequel nous devons perdre notre vie. L’épanouissement personnel est soumis aux
besoins du marché du travail. Aucun choix n’est laissé pour que nous puissions apprendre
ce que, nous, nous trouvons important et intéressant, mais par contre on nous apprend à
nous prostituer dans un bureau d’intérim ou pour des patrons. Derrière les bancs de l’école,
pendant 15 ans, on nous forme à devenir les marionnettes dont ont besoin les patrons pour
maintenir leurs usines, leurs firmes, leurs entreprises. Et donc à garantir l’existence de ce
système capitaliste.

On encourage la compétition entre les élèves et le contrôle social est récompensé. De
sorte que les élèves se dénoncent entre eux et oublient que le véritable ennemi siège face à
la classe.

Les écoles sont les lieux où la rébellion est punie ou étiquetée comme une caractéristique
de la puberté, niant ainsi que la rébellion est une conséquence de l’instinct humain de liberté.
Un instinct qu’on s’efforce aussi vite que possible de contenir. Nous avons la permission
d’émettre des critiques limitées sur la société mais pas d’en remettre l’existence en question.
Les écoles sont les lieux par excellence où apprendre à être critique sans trop faire trembler
les fondements.

Les fondements d’une société qui use, ou mieux abuse, de ses institutions scolaires
pour nous enfoncer dans le crâne ses valeurs et ses normes comme elle nous offrirait
des pains sucrés ; pour construire des prisons mentales dans nos têtes et tout cela pour
nous faire suivre le droit chemin. C’est une société qui réprime la différence, enferme et
déporte des gens parce qu’ils n’ont pas les bons papiers, exclut les plus faibles socialement
et économiquement ou les étouffe dans ses filets soi-disant sociaux mais qui veut surtout
déterminer les limites dans lesquelles nos vies peuvent pourrir. Et, comme si ce n’était pas
encore suffisant, elle nous harcèle avec le contrôle (comme les caméras à chaque coin de rue
et des flics) et, pour les gens qui osent encore en attaquer les bases, il y a toujours les camps
de punitions comme les institutions pour jeunes, les centres fermés et les autres prisons. A
l’école, on nous apprend à nous contenter de ce genre de vie, une vie pleine de rêves et de
désirs diminués. Une vie où les rêves consistent à faire carrière, à consommer à en crever et
à finir au fond de l’oubliette.

Il est important de ne pas se résigner pour montrer que nous ne laissons pas paralyser nos
rêves et nos désirs, que nous avons décidé pour nous-mêmes de ne plus nous laisser faire la
leçon ! Il est important de montrer que nous sommes bien plus qu’un rouage du processus
de production de masse.
Pense par toi-même, apprends par toi-même, fous le boxon dans ta classe !!

[Texte d’une affiche trouvée sur les murs de Gand (Belgique)]

 

 

En finir avec la République des professeurs

La mobilisation contre les lois Blanquer et Vidal ne prend pas. Oui, les manifestations sont toujours plus clairsemées. Hé quoi, où êtes-vous les professeurs de tout le pays, les enseignants chercheurs, les personnels administratifs, les étudiants, les lycéens ?

On s’égosille, on appelle les autres. Pourtant le silence. Un bon silence bien moite. Le silence des pantoufles pour parler journaliste. La langue du journalisme qui répète les chiffres morbides de la Préfecture et les communiqués lénifiants des syndicats. La même langue en fait. Celle des vainqueurs. Celles de ceux qui ont déjà perdu à répéter toujours la même rengaine : enseignement pour tous, gratuité, non à la sélection. Soit. Je suis pour tout ça. Je l’ai toujours été. La pensée du slogan, la pensée tract a fini de marcher. La parole qui inscrit au lieu de construire, de faire groupe, d’attaquer.

Car de quelle école parle-t-on ? Celle qui sélectionne déjà, qui expulse les pauvres, qui impose des manières de s’habiller ou de se comporter, celle des professeurs au garde-à-vous qui vont vous faire des cours de morale républicaine et de méritocratie ? Pouaaah, quelle horreur, car ces gens, ces petiiiits hussards de rien du tout détestent leurs élèves (pas tous, nuance, pensée dichotomique non, pas de manichéisme oulalah nihiliste !), mais quand même, les ont pas dans la peau les petits gosses. Eux qui demandent qu’à la quitter cette école. Et l’Université nous rejoue le même sketch, celui du plus de moyens, du y a plus rien, alors que les universitaires méprisent leurs étudiants, ils veulent les meilleurs (eux ils les aiment, se voyant en eux), enseigner à l’élite c’est-à-dire ne rien apprendre, ânonner son cours du haut de sa chaire, et aller à la bibliothèque faire ses recherches, poser ses scribouillis dans des livres lisibles seulement d’eux-mêmes.

Les zombies académiques, qu’attend-on d’eux ? Qu’ils se battent contre la sélection ? Mais on ne comprend rien à votre texte Monsieur, vos arguments n’ont ni queue, ni trou, ni rien du tout. Et qu’avez-vous à proposer lance la gauche qui elle, défend le service public autoritaire et paternaliste ? Ni république des professeurs ni celle des managers. Ni hussards ni gros bâtards, pardon, je devrais pas dire ça, je m’excuse, la parole, la parabole était trop grosse, comme la ficelle qui est de faire croire qu’on va sauver l’éducation à coups de slogans indignés. Alors quoi dit la gôôôôche ? Eh ben, on dit nous, plus d’école, plus d’enseignants, regardez un peu du côté de chez Deligny, regardez les écoles libertaires qui n’avaient rien de commun avec les écoles au début du siècle dernier, regardez un peu en dehors de l’État [1]. Mais, c’est livrer nos enfants aux véganes, aux zadistes, aux destructeurs de la famille, aux chômeurs, bref aux pédophiles disent les bons bourgeois qui confondent les pédagogues avec les curés bouffeurs d’ostie (sûrement pas végane l’ostie catholique française).

On est bien loin du propos initial, revenez à vos moutons, à vos élèves, pardon, bredouille le recteur de la sous-préfecture du département le plus à droite de la France. Ni moutons, ni barbiches à la Jaurès ou de délégué syndical. L’enfance est le bien le plus précieux. Il est temps d’en finir avec l’école, sans parler de l’Université, ce zoo pour tristes plumitifs qui finiront seuls dans leurs amphis délabrés et sans âme. Il reste donc les étudiants, déjà dans leur carrière, qui ne veulent entendre parler qu’UE, validation, débouché, notes. Perdus les étudiants, qui encore en 2006 faisaient le coup de feu sur la Sorbonne. Beaux moments de chaises qui volent et de livres du XVe siècle sur la tête des bleus. Souvenirs. On en est plus là, et ceux-là même pourraient nous arrêter en attendant la polissse !

Reste les lycéens, peut-être, les jeunes, les collégiens, la grève des enfants. Irresponsable ! Vous manipulez nos jeunes vous créez l’incendie qui va tout abraser, arroser (bref, je ne trouve pas le bon mot). Tiens oui, des grèves d’enfants dans les écoles ça aurait une autre gueule que le SNIUPP ou le SGEN ou le FSU et le « tous ensemble tous ensemble prout prout ! » Il suffit d’en parler avec eux. C’est eux que ça concerne les lois Vidal et tout le tintouin. Si on ouvrait les portes des écoles, il n’y aurait plus personne au bout de 10 minutes. La vie est dehors. On les comprend.

Alors, quoi donc ? Quel programme Monsieur l’anarchiste (mot compte double et scrabble = 98 points pour l’usage d’un mot valise) ? Ouvrons les portes des écoles et des facultés, désertons et sabotons la grande machine de l’Éducation. A dix millions d’élèves, on a de quoi faire craquer les familles, les parents d’élèves, les organisations syndicales, les sociétés de conseils, les escadrons de gendarmerie mobile, les partis de gauche, les collabos en tout genre, l’État et ses sbires, les marchés financiers, la Nasa et l’alignement de Saturne sur Mars. Alors on s’y met ?

Les enfants emmerdent l’école.

 

 

L’école est un piège, une chausse-trappe à enfants

Au goût du jour, la pédagogie est son moyen d’arraisonner ses proies, de les coincer, pour la vie entière, dans le trou que le capitalisme leur réserve

Dans les années 70, on a pu considérer l’école comme « l’atelier de la société usine ». Aujourd’hui l’école sert toujours assurément de sas d’adaptation de la future main d’œuvre au marché du travail. Mais techniques, objectifs et moyens de leur mise en œuvre se sont perfectionnés et optimisés, et les profs, dans leur ensemble, n’y résistent pas, au contraire. En général, on galope avec constance dans les voies tracées par les hiérarchies, en y emmenant le tombereau d’enfants dont on a la charge. Le plus grand nombre doit pouvoir y acquérir les vertus cardinales de l’employable : docilité, flexibilité, art de l’obéissance et ponctualité, et puis, ça peut toujours servir, s’être accoutumé à l’arbitraire du pouvoir et aux vertus de la délation. Bref ce que les pédagogues appellent aujourd’hui le « savoir être », décliné en diverses « compétences sociales » qu’on va évaluer de manière complètement anti autoritaire, parce qu’on est innovants et limite libertaires, sans notes. Pour ce qui est du « savoir faire », point trop n’en faut, juste de quoi remplir les tâches minimales de n’importe quel job de merde. Plus question de produire trop de diplômés ou des bacheliers trop savants, d’ouvrir « l’esprit critique », qui pourrait encore trop servir à autre chose – et, tel la boîte de Pandore, qui sait si, une fois « l’esprit critique » ouvert, on arrivera à le refermer à la demande ?

C’en est fini des besoins de produire une aristocratie ouvrière, il ne s’agit plus de faire monter en qualification des fractions importantes de générations de prolétaires, plus de monte-charge : un tapis roulant. Crise de la surqualification oblige, la transformation radicale des besoins de main d’œuvre, et de leur typologie, nécessité de la polyvalence totale ; une page blanche bien formatée sur laquelle pourront s’inscrire les besoins de l’emploi du moment. A l’école, aujourd’hui, on déqualifie. Ça s’appelle le socle commun de compétences, ça se découpe, se taylorise, en une centaine d’items, tous plus stupides les uns que les autres (« comprendre un énoncé simple »). Ça doit s’évaluer au quotidien toute la journée dans les classes par des enseignants qui ne se prononcent plus sur le fait de savoir si un devoir est raté ou réussi mais prétendent déterminer (en principe 3 fois par item et par élève, autant dire que c’est l’activité principale de chaque jour) si l’élève a, ou pas, la compétence d’accomplir telle ou telle tâche. Bilan de compétences pour tous à partir de la maternelle. Ce avec quoi on chercher à rendre les élèves familier, ce qu’on veut leur apprendre, c’est à se plier, de manière très fréquente et même constante, à ce qui compose un point central de la gestion capitaliste : être évalué ; un nouveau panoptique intellectuel : le monde de l’évaluation sans cesse renouvelée. Sous le regard du juge tout le temps, et d’un juge qui te dis, en plus de ce que tu vaux, qui tu es et de quoi tu es capable. Bien souvent ça se met en place sous le regard bienveillant des pédagogues les plus modernes, alternatifs et novateurs. Au plus près de l’être : dis-moi quelles sont tes compétences et je te dirai qui tu es vraiment et surtout qu’est-ce que tu mérites comme place dans ce monde. Ça tombe bien, une place de merde est prête pour toi et tes semblables, qui correspond aux compétences de merde validées dans l’école de la république et du capital.

On entend cette plainte de manière récurrente : la formation des enseignants est délaissée, l’IUFM a été démantelé etc. Mais croire que la situation actuelle n’est liée qu’à cette austérisation des moyens (pourquoi, en effet, salarier deux ans des gens sans qu’ils soient productifs alors qu’on peut sans détour les placer en situation de produire des citoyens/individus, pour l’État et le capital ?), c’est croire en l’école et en son éducation vertueuse. C’est refuser de considérer ce qu’est l’école, dans quel système elle prend place, ce qu’est alors le rapport aux enfants et en quoi la pédagogie qu’on dispense aujourd’hui aux futurs professeurs est une arme du management pour « conduire les âmes » vers plus de docilité. Poser la fiction creuse qu’un retour à un état social du type de celui qu’on fantasme concernant les « 30 glorieuses », l’eden perdu des sociaux-patriotes, remédierait à tous les problèmes, et donc à ceux de l’école, c’est, au mieux, ne rien vouloir considérer de ce qui s’y passe et pourquoi. C’est ne pas se poser les questions que soulèvent les pratiques concrètes, réelles et quotidiennes qui s’y déploient. C’est ne pas se demander qui forme qui, et pourquoi, mais surtout à quoi sert l’école, ici et maintenant, quels projets sont envisagés pour les enfants qui peuplent ses murs, les élèves, et comment on entend cornaquer ce vaste troupeau.

A ce constat, il faut bien sûr ajouter l’inflation morale et disciplinaire : pas question de réfléchir ou d’en savoir trop. En revanche, il faut connaître les symboles de la république et les respecter et, bien sûr, « se sentir français ». Ça fait des cours intéressants sur les 3 couleurs du drapeau (en français, en anglais, en histoire, en arts plastiques, c’est interdisciplinaire) qui éveillent l’esprit (patriotique). Et puis travailler sur le « vivre ensemble » avec des intervenants associatifs bien subventionnés. Il faut aussi respecter l’autorité du maître restaurée par Sarkozy comme soutien des savoirs (faire et être) qui sont désormais au centre de l’école (à la place où on avait voulu mettre l’enfant, quelle idée !), et très largement investie par ce grand corps de gauche qu’est le corps professoral, qui en est revenu de 68 et de l’enfant roi, et qui sait désormais poser le cadre à coup de ces lettres de dénonciation et d’accusation que sont les rapports, et d’exigences punitives jamais suffisamment assouvies par la hiérarchie. C’est même la condition de la survie dans ce monde sauvage : seul face à une foule hostile, il faut bien se défendre. Ça tombe bien, comme l’agneau de la fable, on est seul et sans défenses mais on a tous « les bergers et les chiens » de la légitimité autoritaire et punitive de l’état avec soi. On exclut des cours, mais aussi des collèges et des lycées, à tour de bras, redoublant l’humiliation par l’abandon.

Voilà pour le cadre, brossé rapidement.

Là-dessus viennent les attentats de janvier 2015, Charlie Hebdo et l’hyper casher, puis le 13 novembre. On est en banlieue parisienne, par exemple à l’est de Paris, dans un lycée professionnel de Noisy-le-sec, les recruteurs djihadistes sont sur le trottoir d’en face, et rapidement à portée de réseaux sociaux. L’emprise du religieux et de sa morale maille la vie de la plupart, la misère économique, sociale et affective tout autour. Face à l’attrait du départ en Syrie, à la bigoterie, à l’antisémitisme et au communautarisme qui deviennent la norme, on s’inquiète (et il y a de quoi…). Enseigner les symboles de la république n’est sans doute plus une sinécure. Alors, on fait venir des journalistes de l’émission Infrarouge qui proposent aux élèves un piège racialiste, pédagogique et moral, on le filme. C’est dans la boîte : on a œuvré pour la domestication de cette jeunesse perdue entre les promesses d’empowerment du capital et la vie hyper normale en accéléré proposée par Daesh – pour les garçons : une femme, un salaire, voire une descendance, un appartement, un 4×4, la mort, le paradis et ses quarante vierges, tout ça vite fait, bien fait, sans surprises. Pour les filles : être la femme du projet précédent… Et dire que certains sociologues croient malin de considérer qu’il s’agit d’une figure de la « radicalité », hier révolutionnaire, aujourd’hui djihadiste, et que d’autres à l’extrême gauche se plaisent à affirmer qu’il faudrait en admirer le courage !

Pour le dire vite, le piège proposé dans ce reportage consiste à demander aux élèves de se vautrer par le discours dans le racisme et l’antisémitisme : « qu’est-ce qu’on dit en général des noirs ? des arabes ? des juifs ? », « radins, avec un gros nez, voleurs, des singes, d’accord, tu peux développer un peu ? ». L’obéissance aux adultes joue à plein, les élèves semblent donner volontiers ce qu’on leur demande ou en tout cas, avec un bon coup de montage qui prend le meilleur des interventions dans plusieurs classes, on arrive à un concentré d’ignominie insoutenable. Les adultes ne leur répondent jamais rien, ne s’opposent jamais aux stupidités dont ils ont d’ailleurs sollicité la production, ne leur apportent jamais quoi que ce soit à réfléchir ou comprendre. On leur renvoie ce qu’ils viennent de dire, comme une chambre d’écho, sur un ton interrogatif, avec l’air de celui qui sait, pour les amener à en dire plus, ce qu’il font sans se faire trop prier, on reformule pour clarifier. On est prêt à exclure un élève parce que le désœuvrement ou un certain esprit de révolte l’a conduit à lancer un bouchon de stylo, mais là, on n’élève pas la voix pour remettre à leur place ces propos racistes. « Et c’est vrai ? ». Comme si la question était de savoir si c’est vrai que « les noirs sont des singes ».

Ça s’appelle libérer la parole et ça va avec le cadre exposé plus haut. On le voit très bien dans le film de Laurent Cantet Entre les murs qui met en scène le pédagogue platonicien de la parole libéré François Bégaudeau. C’est pareil : l’adulte, face aux enfants, n’apporte rien d’intéressant à lire, penser, réfléchir, ne propose aucune piste d’analyse, aucune ligne de fuite ou porte de sortie, et les laisse en revanche se noyer dans l’incurie de leur parole prétendument libérée. Une telle maïeutique, un jeu si subtil avec le pouvoir de l’autorité, ça vaut bien une palme d’or.

Comment peut-on considérer qu’une parole peut-être libre dans le cadre scolaire ? Quel mépris de classe faut-il pour penser que le rapport adulte-enfant qu’est aussi le rapport professeur-élève n’est pas une relation dans laquelle il y aurait quelque chose à dire, à proposer, à répondre ? Comment peut-on, du haut de son savoir et de ce même mépris de classe, laisser dire des stupidités et des absurdités racistes par des adolescents sans rien y répondre, sans même rien en dire, jouissant de sa supériorité face à la misère qui s’énonce ? Chez Bégaudeau, à la fin de l’année filmée, pendant que l’héroïne grande gueule, qui projette d’être flic, nous apprend que, grâce à toute cette libération de la parole, elle a fini par lire Platon (vive la République !), une des élèves, perdue, constate qu’elle n’a rien appris. Mais qu’y avait-il exactement là à apprendre ?

Le piège dans lequel les animateurs du reportage d’Infrarouge font tomber les élèves est le même, c’est le piège pédagogique par excellence, celui de la pédagogie promue actuellement par le ministère comme par les pédagogues alternatifs : un piège qui laisse chacun seul avec sa propre misère.
Quand ils se sont bien noyés, on leur tend la bouée de la rédemption. Rédemption morale d’abord : en respectant la parité exigée par les racialistes derrière Houria Bouteldja [1], on les emmène voir, au mémorial de la Shoah à Drancy, une ancienne déportée (la seule d’ailleurs à leur proposer un vrai rapport d’interlocution, à leur parler vraiment), puis on les conduit à la grande mosquée de Paris pour une cérémonie en l’honneur des anciens combattants musulmans, ce qui nous permet d’entendre la Marseillaise sur fond d’appel à la prière, de drapeaux tricolores, et en présence d’anciens combattants (qui sont tout de même les soldats d’hier). Puis, comble de la violence symbolique, on les emmène chez une coach en savoir vivre qui leur apprend les bonnes manières du repas à la française comme on aimerait faire croire qu’on le pratique très très loin de Noisy-le-Sec. Ce sera alors l’occasion, encore sous couvert d’apprentissage, d’un dressage plus intrusif, d’une percée dans l’intime : comment on se comporte, en dehors de l’école, devant de la nourriture, comment on doit se tenir, comment on doit parler, comme si face à des adolescents en construction, pris dans les injonctions diverses, il fallait rajouter une couche d’inhibition. Piège moral, piège pédagogique, piège de classe, dispositifs qui instituent mépris et humiliation : on ne voit pas très bien comment s’en sortir indemne.

Alors pour finir, même là, et malgré le montage manipulatoire, il se dit autre chose aussi, qui échappe à ce dispositif de mise en boîte, et peut ouvrir la possibilité heureuse que tout le monde ne se laisse pas faire. Un peu de vie, en somme. Et sans doute faut-il s’y accrocher si on veut pouvoir se dire que quelque chose comme le vent de l’automne 2005 pourrait souffler à nouveau, et à nouveau dans le bon sens.

[Repris du site de La Discordia.]