Le premier article s’intitule « L’appropriation culturelle ou comment j’ai appris à arrêter de m’inquiéter et à aimer les tresses blondes », et est écrit par Blake Nemo, militant afro-américain, membre de la Ligue communiste, à Tampa, en Floride.

 

 

Le scénario idéal porté par ceux qui s’opposent à l’intégration culturelle est celui selon lequel des cultures différentes sont représentées seulement par ceux qui prétendent appartenir à ces cultures. Cette représentation peut se faire à travers les vêtements, les coiffures ou la cuisine. En outre, les personnes autorisées à les commercialiser seraient celles appartenant à ces identités. Cela nous amène à la conclusion selon laquelle la lutte pour un capitalisme de type indigène est une réponse appropriée au racisme systémique. L’idée selon laquelle il faudrait soutenir une bourgeoisie plus colorée pour vendre les reliques de la culture est tout à fait erronée, si l’on veut penser une stratégie de démantèlement du racisme. Le principal argument de ceux qui défendent cette stratégie est que les « étrangers » qui utilisent la culture d’un autre rabaissent et déprécient cette culture. Cependant, il n’y a en réalité aucune différence entre la commercialisation d’une culture par un indigène ou un « étranger », et il n’existe aucun argument concret avancé par la communauté de la justice sociale pour expliquer où se situerait la différence. En résumé, les Blancs portant des tatouages tribaux, que ces derniers soient réalisés par un artiste blanc ou par une personne d’origine maorie, font toujours preuve de mauvais goût. Toutefois, la pire conséquence induite par cette idée est la manière dont elle fait office de diversion vis-à-vis d’un problème plus urgent pour les personnes que ces militants essaient de protéger, à savoir la stratification sociale. La communauté des militants de la justice sociale comprend certainement que la disparité des richesses est un problème pour les personnes de couleur, mais leur politique libérale ne les pousse à rien de plus qu’à la simple pitié vis-à-vis des pauvres et à la reconnaissance du privilège des Blancs fortunés. Bien que l’expression « culpabilité blanche » soit largement utilisée par les partisans de l’alt-right, cette notion est peut-être la raison pour laquelle ceux qui demandent justice considèrent l’appropriation culturelle comme un problème majeur du vécu des non-blancs. Ce type de choses arrive quand on ne voit pas la classe comme un facteur majeur de l’inégalité raciale.

L’idée qu’il est mauvais qu’une mode généralement attribuée à une culture non dominante devienne plus largement accessible renvoie à une certaine croyance dans la notion d’authenticité. Il devient de plus en plus clair, à la lecture des remarques des militants de la justice sociale, que l’opposition à l’intégration culturelle (ce qu’on appelle l’appropriation) est en grande partie liée à la colère suscitée par le fait qu’une tendance culturelle ne devienne acceptable qu’une fois qu’elle fait partie de la culture dominante. Ils assistent ainsi essentiellement à un processus naturel se produisant quand différentes cultures partagent un espace. En grandissant noir, un sentiment commun était que « tu savais qu’une mode était morte quand les Blancs commençaient à l’adopter ». Je trouve cela important, c’est un exemple du caractère naturel de cet héritage culturel, ce processus se produit presque de manière automatique. La culture, de par sa nature même, est dérivée. Nombre des incarnations culturelles les plus anciennes auxquelles nous pouvons penser ont elles-mêmes acquis les attributs des cultures moins dominantes qui l’entourent. L’appropriation culturelle en tant qu’agression consciente contre les non-Blancs semble hautement improbable, voire conspirationniste, lorsque l’on considère le phénomène sous un angle historique.

Actuellement, avec le mouvement des militants de la justice sociale, l’indignation se manifeste lorsque les coiffures noires traditionnelles sont « appropriées » par des non-Noirs. Un certain type de réalisme presque racial s’insinue dans ce dialogue, car certains proposent aux Noirs de conserver leur identité en conservant ces traits, considérés comme signifiants dans l’expérience des Noirs. Le regroupement de ceux qui ont vécu une expérience d’oppression est une cause louable, mais il faut bien comprendre que l’introduction de leurs symboles culturels dans les représentations communes n’est pas un aspect de leur oppression. Avec l’émergence de célébrités noires, leur esthétique devient de plus en plus intégrée à la culture dominante en Amérique. L’image noire a été très présente dans la culture populaire américaine pendant suffisamment longtemps pour que la culture dominante reprenne ces caractéristiques. Il faut reconnaître que cela se situe sur un plan différent de celui de la manière dont les Noirs sont considérés et traités par cette culture. La communauté des militants de la justice sociale confond ici certains des liens de causalité, en croyant que si une culture adopte des éléments d’une autre cela devrait obligatoirement se faire dans le respect de ladite culture. Malheureusement, ce n’est pas comme cela que les choses fonctionnent.

Bien que la colère suscitée par l’utilisation de coupes afros par les Blancs vienne d’une mauvaise compréhension de ce phénomène, les Noirs ont droit à la colère face à l’usage stigmatisant de leurs coiffures et de leur esthétique. Le fait d’avoir ses propres coiffures naturelles considérées comme « non professionnelles », puis de voir les Blancs les utiliser sans faire l’objet de remontrances similaires devrait mettre les Noirs en colère, ce qui est généralement le cas des femmes noires. Cependant, la cible doit être l’injustice et le racisme dans le monde du travail, et faire la police en essayant d’empêcher les autres d’imiter les coiffures des Noirs ne mène nulle part. Il est déroutant que les personnes qui s’y adonnent ne voient pas les employeurs comme le problème dans ce cas, et préfèrent plutôt poursuivre les célébrités non noires qui portent des coupes afros. Si le but de votre mouvement est d’essayer de convaincre une adolescente de la famille Kardashian de changer sa position et défendre les droits civiques, alors vous avez quelques problèmes.

Le point culminant de ce que la communauté des militants de la justice sociale considère comme une lutte contre l’appropriation culturelle est un mélange de bonnes intentions et d’indignation gaspillée. Cela semble prolonger la tradition libérale consistant à observer les problèmes tout en refusant de voir les racines sous-jacentes, en préférant un joli vernis à toute forme de résolution du problème. Cela est aussi étroitement lié à la nécessité de revendiquer la fierté nationale ou traditionnelle comme un moyen de lutter contre le racisme et navigue beaucoup trop près du séparatisme. Cette croyance selon laquelle l’oppression des minorités serait affaiblie par un rapprochement avec leur culture méconnaît totalement la manière dont l’assujettissement d’un peuple se produit.

http://solitudesintangibles.fr/lappropriation-culturelle-ou-comment-jai-appris-a-arreter-de-minquieter-et-a-aimer-les-tresses-blondes-blake-nemo/

 

 

Le second texte, intitulé plus sobrement « À propos de la notion d’appropriation culturelle », fut écrit par Kenan Malik écrivain né en Inde, maître de conférence et animateur radio en Grande-Bretagne, et dont les travaux portent notamment sur les théories contemporaines du multiculturalisme, du pluralisme et de la race.

Mais que signifie l’assertion selon laquelle le savoir, l’expression ou la cuisine appartiennent à une culture ? Et qui donne la permission à quelqu’un d’une autre culture d’utiliser de telles connaissances ou de tels éléments ?

L’appropriation suggère le vol et un processus analogue à celui de la saisie de terres ou d’objets. Avec les objets d’art et les terres, la signification du terme « propriété » est claire, même si elle demeure contestée dans de nombreux cas. Mais s’agissant de ce que l’UNESCO appelle les formes culturelles « immatérielles » – idées, langage, folklore, cuisine, symboles religieux, etc. – la question de la « propriété » fait l’objet d’une perte de sens et devient beaucoup plus délicate à définir.

Derrière le débat sur l’appropriation culturelle, se trouve en réalité non pas la question de la propriété, mais celle du contrôle – l’établissement de règles ou d’une étiquette permettant de déterminer comment une forme culturelle particulière peut être utilisée, et par qui. Ceux qui dénoncent l’appropriation culturelle cherchent à faire reconnaître le fait selon lequel certaines personnes auraient le droit de déterminer qui peut utiliser ces connaissances ou ces formes, la relation entre le contrôle et l’identité étant au cœur de la critique de l’appropriation culturelle.

L’idée qu’on parle à travers son identité constitue un des arguments clefs de beaucoup de critiques de ce type ; comme l’a dit l’écrivain Nesrine Malik, on s’exprime « en tant que femme », « en tant que femme musulmane », « en tant qu’immigrée ». Et ceux qui ne sont pas « en tant que » doivent s’inspirer de ceux qui le sont, surtout s’ils ont le privilège d’être blancs, masculins ou hétérosexuels. « L’expérience vécue », comme l’a dit Malik, « est sur le point de devenir la forme de vérité supérieure, et la plus véridique ». Et comme l’a observé la romancière Kamila Shamsie : « Ce qui a commencé comme une critique postcoloniale réfléchie de certains types de textes impériaux est devenu en quelque sorte une orthodoxie particulière qui nie la possibilité d’un engagement créatif avec qui que ce soit en dehors de votre petit cercle. »

En d’autres termes, ce qui est réellement approprié, ce n’est pas la culture, mais le droit de contrôler les cultures et les expériences, un droit approprié par ceux qui se permettent d’être des arbitres des emprunts culturels appropriés. Un tel maintien de l’ordre s’avère profondément problématique, tant sur le plan artistique que politique. Il étouffe la créativité et attaque l’imagination. L’importance de l’imagination réside dans le fait que nous pouvons aller au-delà de ce que nous sommes, au-delà de nos propres perspectives étroites, pour imaginer d’autres peuples, d’autres mondes, d’autres expériences. Sans la possibilité de le faire, la créativité artistique et la politique progressiste s’effondrent.

(…)

Il est vrai que la création culturelle ne se fait pas dans un contexte égalitaire, mais est au contraire façonnée par le racisme et les inégalités. Le racisme garantissait que les grands pionniers noirs du rock’n’roll ne recevraient jamais leur dû, alors que de nombreux artistes blancs, à partir d’Elvis Presley, étaient considérés comme des icônes de la culture. Pourtant, comme l’a fait remarquer le poète Amiri Baraka, l’enjeu n’est pas du tout l’appropriation culturelle : « Le problème est que si les Beatles me disent qu’ils ont appris tout ce qu’ils savent de Blind Willie [Johnson], je veux savoir pourquoi Blind Willie est encore concierge d’immeuble à Jackson, dans le Mississippi. C’est ce genre d’inégalité qui est abusive, et non l’appropriation de la culture, qui elle est normale. »

(…)

Seules des campagnes sociales et politiques de masse visant à transformer les structures mêmes de la société, telles que le mouvement des droits civiques des années 1950 et 1960, peuvent provoquer un tel changement. Dans le cas contraire, la justice sociale ne signifierait plus la suppression des structures d’exploitation, mais simplement la possibilité d’une « équité culturelle » en leur sein. Les campagnes contre l’appropriation culturelle constituent une acceptation implicite du fait que le terrain de jeu ne peut être rééquilibré et que le maximum que nous pouvons faire est de clôturer certaines zones.

(…)

Chaque société a ses gardiens, dont le rôle est de protéger certaines institutions, de préserver les privilèges de groupes particuliers et de protéger certaines croyances de tout défi. Ces gardiens ne protègent pas les marginaux, mais les puissants. Le racisme lui-même est une forme de contrôle, un moyen de priver les groupes racisés de l’égalité dans l’accès aux droits, aux opportunités et aux chances.

Dans les communautés minoritaires, les gardiens sont généralement des gardiens autoproclamés, dont le pouvoir repose sur leur capacité à définir ce qui est acceptable et ce qui est au-delà des limites. Cela vaut non seulement pour les débats sur l’appropriation culturelle, mais aussi pour les controverses beaucoup plus larges à propos des communautés minoritaires et des arts.

(…)

Le terme même d’appropriation culturelle est inapproprié. Les cultures ne fonctionnent pas par appropriation, mais par interaction désordonnée. Les écrivains et les artistes, voire tous les êtres humains, participent nécessairement aux expériences des autres. Personne ne possède de culture, mais tout le monde en habite une (ou plusieurs), et en habitant une culture, on trouve les outils pour tendre la main à d’autres cultures.

On ne pourra pas dépasser un désordre si dommageable en limitant les interactions culturelles ou en les enfermant dans une étiquette particulière. En recodant les questions politiques et économiques comme des questions culturelles ou des questions d’identité, les campagnes contre l’appropriation culturelle masquent les racines du racisme et rendent plus difficile sa contestation. En restreignant ce que Adam Shatz a appelé « des actes de sympathie radicale et une identification imaginaire… par delà les frontières raciales », ils rendent ces défis encore plus difficiles.

Les campagnes contre l’appropriation culturelle sont mauvaises pour l’art créatif et la politique progressiste. Elles cherchent à contrôler les interactions et à contraindre l’imagination. Dans l’intérêt de l’art et de la politique, nous avons besoin de moins de contrôles et de contraintes et de plus d’interactions et d’imagination.

http://solitudesintangibles.fr/a-propos-de-la-notion-d-appropriation-culturelle-kenan-malik/