Un homme/ une femme peut être d’extrême gauche, autonome, lecteur.trice du comité invisible abonné.e à lundi matin et anti-appeliste. Il/elle peut être porté.e sur les théories révolutionnaires contemporaines, s’intéresser à l’autogestion, fin.e philosophe, et d’autre part, détester les appelistes. S’il/elle ne les aime pas, dit-on, c’est que son expérience lui a révélé qu’ils étaient mauvais, c’est que des évènements récents lui ont appris qu’ils étaient dangereux, c’est que des facteurs historiques ont influencé son jugement.
 
Ainsi cette « opinion » semble l’effet de causes extérieures et ceux qui veulent l’étudier négligeront la personne même de l’anti-appeliste.
Je dis que cette conception est fausse et dangereuse.
J’admettrai à la rigueur qu’on ait une « opinion » sur la pensée de l’appel, de Tikkun ou du comité invisible, qu’on se décide sur des raisons, à approuver ou à condamner telle ou telle stratégie, telle ou telle origine philosophique. Mais je me refuse à nommer « opinion » une doctrine qui vise expressément des personnes particulières et qui tend à les discriminer, les discréditer.

L’appeliste que l’anti-appeliste veut atteindre n’est pas un être schématique défini par sa fonction (comme un policier ou un juge) ; par sa situation ou par ses actes. C’est un appeliste reconnaissable à son vêtement, ses habitudes, ses pratiques et, dit-on à son caractère. L’anti-appelisme ne rentre pas dans la catégorie de pensée que protège le droit de libre opinion.
D’ailleurs, c’est bien autre chose qu’une pensée. C’est d’abord une passion. Sans doute peut-il se présenter sous  forme de propositions théoriques. L’anti-appeliste modéré.e est un homme/une femme courtois.e qui vous dira doucement : « moi je ne déteste pas les appelistes. J’estime simplement préférable pour telle ou telle raison, de ne pas m’organiser avec eux. » Mais l’instant d’après vous aurez gagné sa confiance, il/elle ajoutera avec plus d’abandon : « il y a quelque chose chez les appelistes qui me gêne. »

Ici on remarque que c’est un engagement de l’âme mais si profond et si totale qu’il s’étend au physiologique, comme dans l’hystérie, et cet engagement n’est pas provoqué par l’expérience : J’ai interrogé plusieurs personnes sur les raisons de leur anti-appelisme. La première chose qui me frappe c’est la méconnaissance des textes « appelistes » et, dans certains cas, l’énonciation de raisons théoriques contradictoires : Ici on ne les aime pas pour leur refus des assemblées générales et là pour leurs caractères bureaucrates. La plupart se sont bornées à m’énumérer des fautes politiques inamissibles et pourtant structurelles concernant la population toute entière : « Je les déteste par ce qu’ils sont sexistes, racistes, autoritaires, élitistes ou bourgeois … »    
– « mais du moins, en fréquentez vous quelques uns ? » – « Ah ! Je m’en garderais bien ! » Par ailleurs, l’appeliste semble être une substance si floue que, en ce qui concerne mes interlocuteurs, il est difficile de savoir s’ils ont réellement rencontrés ou même seulement côtoyés des appelistes. Une personne sans talent d’écriture prétend que les appelistes l’on empêché de publier son texte. Une autre me dit « J’ai eu des conflits insupportables à la ZAD avec des habitant.e.s. Et bien ils étaient tous appelistes » Mais pourquoi a-t-elle choisi de haïr les appelistes plutôt que les habitant.e.s ? Pourquoi les habitant.e.s ou les appelistes plutôt quel tel appeliste ou que tel habitant.e particulier ? C’est qu’elle portait en elle une prédisposition à l’anti-appelisme.

Loin que l’expérience engendre la notion d’appeliste, c’est celle-ci qui éclaire l’expérience au contraire ; si l’appeliste n’existait pas (existe-t-il ? la question reste entière) l’anti-appeliste l’inventerait.
J’ai noté tout à l’heure que l’anti-appelisme se présente comme une passion. Tout le monde a compris qu’il s’agit d’une affection de haine ou de colère. Mais à l’ordinaire la haine et la colère sont sollicitées : Je hais celui qui m’a fait souffrir, celui qui me nargue ou qui m’insulte. Nous venons de voir que la passion anti-appeliste devance les faits qui devraient la faire naître, elle va les chercher pour s’en alimenter, elle doit même les interpréter à sa manière pour qu’ils deviennent vraiment offensants. Et pourtant si vous parlez de l’appeliste à l’anti-appeliste il donne tous les signes d’une vive irritation. Il se met en colère, on doit convenir que l’anti-appeliste a choisi de vivre sur le mode passionné. Il n’est pas rare que l’on opte pour une vie passionnelle plutôt que pour une vie raisonnable. Mais à l’ordinaire c’est qu’on aime les objets de la passion.

Alors comment peut-on choisir de raisonner faux ?
C’est qu’on a la nostalgie de l’imperméabilité. L’homme sensé cherche en gémissant, il sait que ses raisonnements ne sont que probables, que d’autres considérations viendront les révoquer en doute ; il ne sais jamais très bien où il va ; il peut passer pour hésitant. Mais l’anti-appeliste est attiré par la permanence de la pierre. Il ne veut pas changer : où donc le changement le mènerait-il ? Il s’agit d’une peur de soi originelle et d’une peur de la vérité. Ce qui effraie les anti-appelistes, ce n’est pas le contenu de la vérité, qu’ils ne soupçonnent même pas, mais la forme même du vrai qui est un objet d’indéfinie approximation. L’anti-appeliste a choisi la haine parce que la haine est une foi ; il a choisi de dévaloriser les mots et les raisons. Comme elles lui semble futiles et légères les discussions sur les théories avancés dans l’appel : il s’est constitué d’emblée sur un autre terrain. S’il consent à défendre son point de vue, il se prête mais il ne se donne pas : il essaie simplement de projeter sa certitude intuitive sur le plan du discours. Les anti-appelistes savent que leurs discours sont légers, contestables mais ils s’en amusent, c’est leur adversaire qui a le devoir d’user sérieusement des mots ; eux ils ont le droit de jouer. Ils aiment à jouer avec le discours car, en donnant des raisons bouffonnes, ils jettent le discrédit sur le sérieux de leur interlocuteur ; ils sont de mauvaise foi avec délices, car il s’agit pour eux non pas de persuader par de bons arguments, mais d’intimider ou de désorienter.D’ailleurs, le sérieux lui-même est soupçonné d’être appeliste, le langage est peut-être appeliste, discuter avec l’anti-appeliste de son anti-appelisme c’est prendre le risque d’être considérer comme appeliste.

L’anti-appeliste reconnaît volontiers que l’appeliste est intelligent et que son discours est pertinent, il s’avouera même inférieur à lui sous ce rapport. Cette concession ne lui coûte pas grand chose : il a mis ces qualités entre parenthèses. Ou plutôt elles tirent leur valeur de celui qui les possède : plus l’appeliste aura de vertus plus il sera dangereux. Quant à l’anti-appeliste il ne se fait pas d’illusion sur ce qu’il est. Il se considère comme un militant moyen, de la petite moyenne, au fond comme un médiocre. Mais il ne faut pas croire que sa médiocrité lui fasse honte : il s’y complet au contraire. Que surtout aucune force sérieuse n’émerge du marasme militant. Face à toute puissance il prend encore la précaution de se baisser de peur de sortir du troupeau et de se retrouver face à lui-même. S’il s’est fait anti-appeliste c’est qu’on ne peut l’être seul. Cette phrase : « je déteste les appelistes » est celle que l’on prononce en groupe ; en la prononçant on se rattache à une tradition et à une communauté : celle des médiocres. Aussi convient-il de rappeler qu’on n’est pas nécessairement humble ni modeste parce qu’on a consenti à la médiocrité. C’est tout le contraire : il y a un orgueil passionné des médiocres et l’anti-appelisme est une tentative pour valoriser la médiocrité militante en tant que telle, un moyen de faire parti d’une élite des médiocres militants. Pour l’anti-appeliste, si l’intelligence est appeliste il peut donc la mépriser en toute tranquillité, si la stratégie est appeliste il peut passer outre, comme toutes les autres vertus que possède l’appeliste. Ainsi, le médiocre peut se considérer comme le vrai militant, enraciné dans sa lutte, porté par une tradition de deux siècles et guidé par des coutumes éprouvées, il n’a pas besoin de l’intelligence. C’est pourquoi l’anti-appeliste à un besoin vitale de l’ennemi qu’il combat : l’existence de l’appeliste  lui permet de rester pure.

L’appeliste pour l’anti-appeliste est tout entier appeliste, ses vertus, s’il en a, du fait qu’elles sont à lui se tournent en vices, les ouvrages qui sortent de ses mains portent nécessairement sa marque. Pour l’anti-appeliste ce qui fait l’appeliste c’est la présence en lui de l’appelisme, un principe métaphysique qui le pousse à faire mal en toute circonstance. C’est un principe magique : L’appeliste est une essence, une forme substantielle et quoi qu’il fasse il ne peut la modifier, pas plus que le feu peut s’empêcher de brûler. C’est à cause de l’appeliste que ce reproduit dans le pur milieu militant, tout ce qu’il y a de plus mauvais dans la société : sexisme/racisme/classisme, tout lui est directement ou indirectement imputable. C’est parce que l’anti-appeliste à peur de découvrir que le monde est mal fait : car alors il faudrait inventer, modifier. Si la ZAD a été vaincu ce n’est pas pour des raisons politiques mais parce que l’appeliste était là pour trahir. Si dans le milieu squat la reproduction des dominations vont bon train ce n’est pas parce qu’elles sont inscrites jusque dans notre intimité c’est par ce que l’appeliste dirige … L’anti-appeliste est un manichéisme ; il explique le train du monde par la lutte entre le bien et le mal. Les avantages de cette position sont multiples. D’abord elle favorise la paresse d’esprit, à une entreprise de longue haleine, on lui préfère une explosion de rage. L’activité intellectuelle de l’anti-appeliste peut se cantonner dans l’interprétation : il cherche dans les évènements le signe de la présence d’une puissance mauvaise. De là ces inventions puérils et compliquées qui l’apparentent aux grands paranoïaques et autres complotistes. En outre l’anti-appelisme canalise les poussées révolutionnaires vers la guerre de chapelle, et il retourne la haine offensive contre un régime et son lot de dominations structurelles, en haine béguine contre des individus particuliers.

L’anti-appelisme se fonde sur un obscurantisme intrinsèque. C’est un sophisme détestable créant un lien absurde entre une pensée sans noms et sans partis avec des actions individuelles et des personnes particulières. L’appeliste, est le juif du milieu militant. L’anti-appeliste est la version militante de l’antisémitisme. (Bien que l’antiappelisme soit moins grave et ne prône pas l’extermination, il lui emprunte ces mécanismes) L’appeliste, cette figure fantasmagorique est crée par l’anti-appeliste lui même.

Si l’appeliste devait finalement exister, il saurait-être soit un appeliste authentique, c’est-à-dire qui, en se choisissant lui-même en tant qu’appeliste, pourrait échapper à la description que fait de lui l’anti-appeliste ou alors un appeliste inauthentique qui serait sa victime. A ce jour, je n’ai encore rencontré que des anti-appelistes essayant de me transmettre leurs ressentiments et me menaçant d’être marqué au fer rouge de l’appelisme si je persévérai dans mes recherches. Ce que j’en retiens c’est que l’appelisme (la pensée) est assez puissante pour faire peur y compris à ces potentiels sympathisants et que son analyse – d’un milieu militant apeuré à l’idée d’une force révolutionnaire et habitué à perdre – est d’autant plus pertinente qu’existe cette forme d’anti-appelisme.
Pourtant, l’appelisme (la pensée) c’est comme le marxisme, c’est cadeau. Elle nous appartient à tous.tes, à n’importe qui, pour le meilleur et pour le pire. Il ne s’agit pas de la réussite de quelques uns (comme on veut tant nous le faire croire) mais d’une chance théorique inespérée pour combattre le capitalisme néo-libérale.
Camarades, ne jalousez pas quelques passeurs mis en scènes par les médias dominants, ne boudez pas les vérités de l’époque par puritanisme, servez-vous de ces théories qui tombent dans vos mains (y compris avec votre esprit critique !), ce sont les vôtres, votre époque. 

Jean-Paul Sartre.