Violence
Un mouvement si complexe – et tel qu’on ne peut pas si simplement dire « ils veulent le RIC » ou « ils veulent une Ve République » – nous impose de ne plus penser la violence par rapport à son but : la violence exprime un dégout (du capitalisme pourrait-on dire ?), elle ne propose rien.

L’idée selon laquelle le « mouvement des gilets jaunes » — toujours pensé comme une entité ordonnée et unique — avait au début des « revendications légitimes », qui se sont ensuite dissoutes dans une « violence gratuite » est devenue une constante répétée inlassablement dans les médias, et par leurs spectateurs.

revendications

Notez que l’expression « revendications légitimes » est toujours elliptique : les médias se contentent d’évoquer une légitimité, sans jamais préciser, même allusivement, le contenu de ces revendications — joli tour de passe-passe qui dispense ces médias de s’interroger sur le fond politique du mouvement, pour ne critiquer plus que sa forme.
Autrement dit, il faut se méfier de tous ceux qui utilisent l’expression « revendications légitimes » : il s’agit souvent, mais pas toujours, de disqualifier le mouvement, d’éviter toute pensée proprement politique.
Raphaël Enthoven est un maître dans l’art : ses maximes occultent d’autant plus la nécessité politique du mouvement qu’elles sont toujours formulées dans une langue intellectuelle et bourgeoise.

Cause  –   But

La critique médiatique de la « violence gratuite » repose sur le présupposé que toute action est orientée vers un but représentable a priori, vers des revendications concrètes, et la légitimité de cette action est dès lors mesurée et jugée, non à sa cause, mais à son but. On analyse toujours la violence par rapport à son but, par rapport à ses revendications (au même titre que les désirs sexuels seraient orientés vers la reproduction).
Conception occidentale, que partage une partie de la gauche, notamment la gauche léniniste : l’avant-garde révolutionnaire qu’envisage Lénine serait avant-garde en cela qu’elle s’autoriserait a priori une représentation claire des buts à atteindre par la révolution, faisant de la révolution un moyen ordonné à ces buts.

Ingouvernable = intraduisable ?

Essayons de penser une violence sans but, c’est-à-dire non une violence gratuite, parce qu’il y a des nécessités révolutionnaires qui relèvent de l’invivable, mais une violence qui ne « propose » pas, qui ne travestit pas son urgence dans le langage du droit, c’est-à-dire dans le langage du pouvoir. La violence ne propose pas, elle exprime : une colère, un dégoût, une détestation…
Cela ne disqualifie ni ne contredit pas ceux, à l’extrême gauche, qui proposent des modèles de gouvernement ; il ne s’agit pas de dire que les violent-e-s n’ont pas de revendications concrètes — certain-e-s en ont — il s’agit de dire que la violence n’est pas orientée vers ces revendications.
Autrement dit, l’acte politique qui menace de destituer le pouvoir est l’acte sans but, qu’on appellera violence.

Agamben ( puissance destituante et autres fadaises gaucho-appelistes … )

C’est à cette violence que s’intéresse le philosophe contemporain Giorgio Agamben, qui, dans la fin du Karman et dans Moyens sans fin (après une analyse historique du primat métaphysique et occidental accordé à l’action, ordonnée à un but) développe une éthique du « geste ».

Pensé à la manière du geste du danseur, dont la signification n’est pas à trouver du côté d’un quelconque but (moins la danse classique que la danse contemporaine, du coup), le geste politique est un moyen sans fin.

Il y a peut être quelque chose du geste dans la grève générale prolétarienne, que Walter Benjamin, dans Critique de la violence, oppose à la grève qui s’exerce dans le cadre du droit — et qui, en tant qu’elle s’exerce dans un cadre, est déjà l’acceptation d’un ordre des choses où cette grève aurait sa place, lui confisquant toute possibilité de contester cet ordre. Le véritable geste gréviste ne pourra être qu’une grève qui déborde le droit qu’on lui a accordé.

Il en est de même pour la manifestation : il y a la manifestation autorisée, institutionnalisée, avec son parcours, ses revendications ; et la manifestation sauvage, l’émeute. Le geste se joue hors de toute autorisation, il est toujours sauvage, là où toute revendication est déjà de l’ordre de l’acceptation du monde dans lequel on est.

Ainsi, de nombreux collectifs de 68 affirmaient qu’il ne fallait pas revendiquer quoi que ce soit : « soyez réalistes, demandez l’impossible ». Ce geste pur, refus des règles du pouvoir, est toujours insupportable pour les autorités. C’est sa puissance destituante.

Contraires

Au contraire, les manifestations pacifistes et autorisées, avec leurs parcours et leurs revendications, sont toujours supportables, toujours confortables pour ceux qui exercent un pouvoir, par exemple un gouvernement.

Pas de négociation avec le pouvoir.
L’acte politique, par opposition au vote, c’est quand des gens s’invitent et font effraction dans un jeu institutionnel déterminé par le pouvoir.

Refus

C’est peut-être ça l’anarchisme : refuser les règles du jeu, ne rien attendre du pouvoir, renoncer à l’idée que le pouvoir va octroyer quoi que ce soit, se l’octroyer.

Grèves, blocages, manifs sauvages.