HURLER AVEC LES LOUPS

 

Le plus grand mérite des Anarchistes contre le mur est leur capacité d’apprécier honnêtement le privilège qu’ils ont en tant que Juifs (que nous le soyons ou pas) au sein du système militaire d’occupation et de l’apartheid qui en résulte. Assumer cette responsabilité, à partir de cette position privilégiée, nous donne la possibilité de créer des liens politiques entre nous. Ces liens, qui caractérisent le groupe dans lequel nous agissons, restent la plupart du temps dans le domaine politique, à l’écart des relations interpersonnelles. Il n’y a pas d’amitié (même si parfois cela se manifeste), rien d’affectif, et pour moi c’est justement le problème.

Au cours de mes années de militantisme au sein des Anarchistes contre le mur, il m’est apparu clairement que, dans le groupe, il y a une forte tradition du « loup solitaire autosuffisant » : le militant qui ne travaille que dans une équipe ou un groupe par manque de ressources individuelles. Cette tendance s’inscrit dans l’idée que nous devons « professionnaliser » notre relation avec les autres membres, savoir aussi peu que possible de chacun d’entre eux et ne pas s’arrêter sur quoi que ce soit d’autre qui ne soit nécessaire à l’analyse politique.

Soyons réalistes, c’est une approche « pragmatique » qui nous permet d’être efficaces et de tendre vers le but. Cependant, je crois que cette approche non seulement diminue notre capacité de fonctionner comme individus dans le groupe et en tant que groupe, mais est aussi contraire à la conception anarchiste que beaucoup d’entre nous ont.

Lors de mon premier voyage à Bil’in avec les Anarchistes contre le mur, je ne pensais pas à avoir des contacts. Je me disais seulement cela : « Je dois porter témoignage de l’oppression du peuple palestinien. » Le destin fit que je rencontrais des gens extraordinairement sympathiques avec en plus des opinions anarchistes. J’en vins à aimer ces gens, et nous partageâmes des dangers, des remises en cause de nos vies, des débats intellectuels et des moments émotionnellement très forts. J’écris ce texte parce que je crois qu’il y a une relation directe entre le lien communautaire et la capacité de survivre en tant que groupe d’action. J’écris cela pour que d’autres groupes d’intervention et les individus qui les composent ne s’usent pas à cause d’un manque de solidarité interne ; ce qui pour moi est la clé de notre propre protection et donc de notre survie.

 

Je ne suis pas venue me faire des amis

Pendant ces dernières quatre années, j’ai continué d’être une militante active au sein des Anarchistes contre le mur ; la question des « individualistes » dans notre groupe a été un sujet de discussion souvent abordé. Post-traumatisme, misanthropie, syndrome d’Asperger, timidité, maladresse en société ainsi que la bonne vieille et démodée connerie ont été pris en considération. Je mets ici ma propre analyse dans cet article en abordant la question du machisme.

Concevant le féminisme comme un angle pour analyser les luttes des femmes, je déduis que ne pas être féministe n’est pas anarchiste. A partir de là, je découvre en permanence que c’est une épine plantée dans les flancs des anarchistes comme des gauchistes dans le monde entier.

Comme d’habitude nos « loups solitaires autosuffisants » sont très réservés quand il s’agit de parler de ces « questions affectives », leurs excuses sont toujours les mêmes : il y a une urgence à régler d’abord.

Contester cette dynamique profondément inscrite dans le groupe – c’est-à-dire insister sur rendre prioritaire la discussion sur ces questions émotionnelles – a pour conséquence une immédiate marginalisation : limiter la présence aux réunions, les membres des Anarchistes contre le mur se sentent forcés, les discussions sont expédiées rapidement parce que cela pourrait prendre trop d’énergie au groupe. Malheureusement, c’est un comportement sexiste habituel, de la sorte la plus subtile, qui est, plus souvent qu’à son tour, exécutée par des mâles ashkénazes blancs, qui ne sont en vérité qu’une minorité dans le groupe.

Cela dit, ce comportement machiste, auréolé par la figure du « militant sans peur, gazé, tiré, qui revient souriant et boitant la semaine suivante pour en prendre encore » est pratiqué sans frontière de genre à l’intérieur du groupe. Parfois, c’est la seule façon d’agir avec les traumas récurrents, l’absence de soutien extérieur, c’est aussi enraciné en nous par l’injonction « Sois un homme ! » qui nous a été faite dans quelque endroit où nous avons été élevés (la société israélienne en tant qu’un tout). La mauvaise éducation et le manque de soutien s’entremêlent dans le cercle vicieux du machisme, du culte du héros, qui nous retire la possibilité de créer un mode d’action qui nous soutiendrait quand nous entrons dans les zones de guerre où nous agissons.

 

Quelle communauté ?

Ces dynamiques pourraient probablement nuire aux actions les plus engagées du groupe. Si un semblant de groupe existe, plus qu’un groupe, il s’agit à mon avis, d’un certain nombre de gens qui font les mêmes choses au même moment, au même endroit, à la même place chaque semaine. Alors que j’avance souvent cette opinion : ceux qui d’habitude n’y accordent aucune importance laissent passer ce sentiment dans les circonstances bien plus critiques.

Comme dans n’importe quel groupe qui réunit des gens venant de différents horizons, les conflits de classes arrivent fréquemment. Malheureusement, les Anarchistes contre le mur, qui sont très forts pour analyser les situations globales à partir des positions anarchistes, n’ont pas pris dans l’anarchisme de quoi analyser les relations interpersonnelles sous cet angle.

Il apparaît qu’un point de vue a pris racine : le fait que nous venions du côté juif de cet apartheid signifie que nous vivons forcément dans une vie d’abus. En réalité, nous venons de tout type d’horizons, de mode de vie, de toutes sortes d’ethnies, de niveau socio-économique et d’identités. Cela implique des positions nuancées quand il s’agit de faire face à notre propre oppression. Alors que la diversité des identités, l’interconnexion des oppressions ainsi que la conscience de nos privilèges sont reconnues, nous nous apercevons que nous ne sommes progressistes qu’à propos de la Palestine.

Comme je le disais plus haut, les discussions internes sont considérées comme des questions affectives qui prennent l’énergie du groupe. Donc, comment résoudre la question d’un membre du groupe qui est constamment accusé de harcèlement sexuel ? Ou celle d’un compagnon qui agit de façon irresponsable, mettant en danger la vie et la sécurité des autres ? Ou bien le problème de quelqu’un que « je n’aime tout simplement pas » et qui, après des années de travail, se trouve exclu de l’action ? Ou, enfin, ce qu’il y a de plus commun, la question de quelqu’un qui souffre de stress post-traumatique ?

Comme prévu, nous tournerons la tête vers des problèmes plus pressants. Et lorsque le mot « communauté » surgira, nous nous laverons les mains de toute responsabilité en ressortant la toujours même, simple et cynique interrogation « Mais quelle communauté ? ».

Cette question illustre bien ce que je mentionnais plus haut, à savoir qu’il n’y a pas en fait de groupe. Ce sentiment n’est pourtant pas une négation, je ne nie pas le fait qu’il existe un groupe par défaut. Nous sommes un petit groupe de gens qui ont collaboré ensemble pendant plus de sept ans et partagé des situations d’extrêmes souffrances ensemble ou en présence de l’un ou de l’autre. Nous nous trouvons donc avec deux possibilités : être une communauté merdique où les membres vont continuellement se punir les uns les autres (souvent en ne faisant rien d’autre que refuser une simple politesse) ou être une communauté qui fait un réel et continu effort pour créer pour chacun un espace de sécurité (une idée de roman, je sais) et ainsi permettre à ses membres d’être tout à la fois vulnérables et honnêtes tout en prenant soin les uns des autres.

 

Les murs doivent tomber

Il arrive rarement que nous, en tant que groupe, discutions des questions de pouvoir au sein des Anarchistes contre le mur. C’est encore plus rare que nous rendions compte de telles conversations. Dans son livre Anarchy alive, Uri Gordon montre la façon dont les dynamiques de domination deviennent, comme par inadvertance, réelles, souvent « à travers des actes performatifs et disciplinaires dont les protagonistes ne sont même pas conscients de leur rôle ». Pour casser ces cycles comportementaux, il suffit de devenir responsable, de choisir une cible et d’agir (tiens, une nouvelle idée de roman). Les dynamiques du groupe nous empêchent de stopper les mécanismes de défense machistes que ce groupe a collectivement adoptés en réaction aux effets des traumas. Pour s’opposer à cela, il me semble que le meilleur moyen est de commencer par l’auto-éducation.

Alors que nous sommes tous des experts dans l’examen minutieux des lois concernant les espaces militaires fermés près de certains check-point, pas suffisamment de mâles hétérosexuels anarchistes ont pris le temps de lire ce qui concerne le sexisme en tant que mode d’oppression social, légal, militaire, discriminant envers les femmes et les queers. D’une certaine façon, l’analyse mettant sur le même plan l’occupation des terres et l’occupation des femmes (tant le corps que l’identité) leur a complètement échappé. Son importance est vue comme secondaire si tant est qu’elle soit vue du tout. A peine moins d’attention est portée aux Mizrahi qu’aux russophones, pas plus qu’à ceux qui sont âgés, handicapés ou qui sont spirituellement dans la peine.

Comme le manque d’éducation féministe (statistiques concernant le nombre de viols par exemple) est aussi évident, je dois trouver le moyen, à des fins de communication, de traduire mon étrange langage féministe. Je trouve intéressant d’utiliser la façon palestinienne d’analyser les choses afin de faire ressortir le sexisme en action dans le groupe, en mettant au même niveau, par exemple, le prédateur sexuel et l’extrémiste de droite Avigdor Lieberman, ou ceux qui rendent possible la violence de genre (par volonté d’économiser l’énergie du groupe) et les sionistes de La Paix maintenant, ou bien faire le parallèle entre mes positions contre cette violence et la campagne pour le boycott, le désinvestissement et les sanctions internationales. Tout cela m’a amené à confirmer cette vieille affirmation féministe que « le privé est politique », que discuter de nos émotions et de nos relations interpersonnelles était aussi anarchiste et important que de planifier la prochaine action directe.

C’est intéressant de remarquer que le fait de prendre un biais palestinien a évité que je sois considérée comme une perturbatrice, une créatrice de discorde ou une mouche du coche. Toutes appellations qui auraient pu surgir dans un tel contexte. En même temps relier ainsi les luttes les unes aux autres a eu pour conséquence, pour beaucoup d’entre nous, de démonter les stéréotypes, les clichés machistes qui nous empêchent de faire ce travail fondamental de construction de la communauté.

Cela dit, notre travail interne a juste commencé, et c’est dur de savoir si le manque d’intérêt est dû aux années de déception ou à une adhésion à l’individualisme anarchiste. Je parie qu’il s’agit de ce dernier point de vue et je m’engage vers un plan d’action anarcha-féministe.

 

Exister, c’est résister

En Israël, un mot astucieux s’est faufilé dans l’hébreu, « hamat-zev », qui peut se traduire en « la situation ». Ce terme se réfère à l’empoisonnante situation des Palestiniens. Quoique cela soit moins ouvertement raciste que « le problème juif », par exemple, il a un effet insidieux dans sa définition littérale. Une situation est un fait établi qui est concret et tangible. Dans ce cas-là, il s’agit d’une structure de pensée dans laquelle « la situation » évoque une réalité stagnante qui évacue toute envie d’agir avant même que cela ne vienne à l’esprit. C’est même pire, cela atténue complètement la capacité de discerner que la situation réelle, là comme ailleurs, est en mouvement permanent.

Même si « la situation » est un mélange proprement israélien, cela décrit très précisément la situation générale de désespoir que la violence du monde instille chez les gens. Comme le monde ne s’arrête pas de tourner quand nous naissons afin de nous permettre de prendre la mesure des choses, nous n’avons pas d’autre choix afin de survivre que de nous mettre à courir dans le même sens. Cela peut sembler comme une forme logique de bio-déterminisme adaptée à une déprimante conception du monde, mais pour moi, l’anarchisme n’existe pas si ne sont pas pratiquées de façon constante, à la fois, une coresponsabilité et une dette des uns envers les autres. D’un côté, cela signifie que l’anarchisme est un idéal qui ne peut jamais être atteint. De l’autre, l’idée d’anarchisme implique que, même si notre pratique ne sera jamais parfaite, nous devons continuer. Pour moi, cela est bien une façon positive de passer quelque temps sur cette planète.

Je suis arrivée dans le monde anarchiste il y a quatre ans. Je n’y étais pas quand cela a été fondé mais pourtant j’en ai hérité tous ses bienfaits et toutes ses catastrophes. En même temps, je me suis mis à réaliser que – par manque de bienfaits – une grande partie de ce que nous, militants, faisions était de transformer les catastrophes en occasion de faire quelque chose. Sur le front de la solidarité avec les Palestiniens, nous rendons compte de la violence de l’armée et ainsi nous pouvons dire au monde ce qui est en train de se passer ici. Sur le front interne, dans notre groupe, je constate que l’utilisation d’une analyse anarchiste du pouvoir est indispensable. Mettre directement les choses sur la table (ou en les appelant… encore une idée de roman) quand cela va de travers nous permet de reconsidérer et redéfinir ce qui est acceptable dans le groupe. Cela nous permet de refaçonner notre langage et, par là, de refondre notre réalité, ainsi de suite.

Mes expériences avec les Anarchistes contre le mur renforcent ma compréhension qu’une dynamique de groupe destructive, enracinée dans des normes sociétales plus larges, est bien vivante à l’intérieur des communautés anarchistes. Je trouve que, la plupart du temps, nous reproduisons les banalités du mal que nous combattons avec ferveur par ailleurs. Je crois que si, tout simplement, nous prenions soin les uns des autres, sans maudire ces liens affectifs qui nous imposent des tâches concrètes parce qu’elles gênent la poursuite de nos buts politiques, nous pourrions avoir un aperçu de ce que peut être le changement idéal anarchiste. Cela peut paraître comme une thèse simpliste appartenant juste à une dynamique complexe, mais je crois vraiment que nous devons arrêter de considérer le fait d’être redevables comme une corvée ou un prix à payer. La redevabilité est notre récompense.

Bien sûr, nous ne pouvons pas toujours donner d’exemple de redevabilité. Les membres les plus fragiles auront toujours besoin d’avoir une façon alternative de rejoindre les membres les plus aguerris, et encore plus souvent leur seule façon de procéder sera par le biais d’un acte subversif. Cela dit, l’analyse du déséquilibre des pouvoirs trace la justification de cet acte. De cette façon, la redevabilité est établie de fait à la fois pour chaque membre qu’il soit privilégié ou pas. S’engager dans l’analyse de l’oppression actuelle est le premier pas décisif vers la prise de responsabilité envers nous-mêmes, notre oppression et notre communauté.

Je pense qu’aussi longtemps que nous continuerons à affirmer notre identité, continuerons à définir et redéfinir notre analyse du déséquilibre des pouvoirs et privilèges, rendre cela présent et organisé au sein de notre communauté, créant la solidarité les uns avec les autres, nous ressortirons de n’importe quelle catastrophe plus forts et plus aguerris, et ainsi dans un espace plus ouvert nous serons plus à même d’égratigner la surface de notre trauma collectif.

 

Tali Shapiro

 

Les Anarchistes contre le mur, « Analyses et témoignages », Éditions Libertaires, 2016 [Édition originale AK Press & Institute for Anarchist Studies 2013], p. 72-79.