La « loi anti casseurs », la gauche et la question raciale
Publié le , Mis à jour le
Catégorie : Global
Thèmes : Anti-répressionContrôle socialRacismeRépressionResistances
Vous savez quoi ? Il me prend presque l’envie de dire que je n’en ai rien à cirer. Et je ricane même, bien qu’il ne faille pas (en réalité tout ceci est affligeant). Je me souviens, je n’étais en France que depuis 3 ans, avec une expérience militante embryonnaire, lorsque a été votée le 11 octobre 2010 la loi interdisant la « dissimulation du visage dans l’espace public », formulation procédant elle-même à une dissimulation de son caractère raciste – les cibles étaient clairement les femmes musulmanes portant le niqab. Il y avait à cette époque beaucoup de monde à gauche pour traiter les musulmans s’y opposant « d’islamistes », et la minorité de gauche qui faisaient de même « d’islamogauchistes ».
*** petit point sémantique : la différence entre un « islamiste » et un « islamogauchiste » est bien une affaire d’assignation raciale… l’islamiste est celui qui aurait ça dans le sang (pour la droite) ou dans la culture (pour la gauche), quand l’islamogauchiste est le supposé traitre à la cause blanche (hélas, bien souvent, ce n’est même pas mérité, mais c’est un autre sujet) ***.
Bref. La loi, mise en application en 2011, a été votée au terme d’un matraquage médiatique qui ne pouvait laisser aucun doute sur ses intentions réelles, au-delà d’un intitulé qui voulait feindre la neutralité : elle était, au travers de la focalisation sur les femmes portant le niqab (rebaptisé « burqa » par le miracle de l’ignorance française incapable de saisir les différences entre toutes ces tenues qu’elle nomme « orientales…), une mise au pas de la communauté musulmane. Un rappel à l’ordre quant à leur intégration impossible, à moins de renoncements répétés, théâtralisés … et donc un rappel de leur non désirabilité sur le sol français. A défaut d’exclure physiquement, on exclut symboliquement.
Je me souviens être allé à quelques manifs, contre la fameuse loi…Un torrent d’horreurs étaient alors déversés par une majorité de la gauche, dans les médias, sur les réseaux sociaux, dans les réunions militantes, en manif… Tout cela, bien sûr, au nom des droits des femmes, de la liberté, de la laïcité etc, reprenant ainsi le catéchisme républicain. Une véritable union sacrée, de l’extrême droite jusqu’aux prétendus révolutionnaires, avec seulement quelques nuances dans les termes de l’opposition. « Tous contre l’ennemi intérieur ! » Telle était le véritable sens cette rencontre d’intérêts entre des champs politiques aussi disparates et même antagonistes sur d’autres questions. Que voulez-vous la convergence des luttes pour aller à la rencontre des non blancs, la gauche ne sait pas faire, par contre pour aller sur le terrain des droites (qui est peut-être aussi le sien après tout ?) elle a un sacré talent ! Et précisons que les tenants du « ni loi, ni voile/niqab » ne valent pas mieux que ceux qui se positionnaient pour la loi. Dans un contexte d’hégémonie raciste, ne pas être contre une loi qui exclut, est faire le jeu du racisme.
Avec cette nouvelle loi « anticasseurs » votée dans la nuit de mercredi à jeudi, héritière idéologique du décret « anti cagoule » de Sarkozy, le périmètre de l’illégitimité est provisoirement, partiellement, étendu à ceux dont on reproche les actions (les « casseurs »), et non ce qu’ils sont (les supposés « islamistes » étant assignés à l’être tout simplement) ; différence de taille. Et c’est ainsi que les chantres de la laïcité, les anti niqab parce-que-la-religion-c’est-pas-bien, ou encore les « universalistes » d’alors, parleront aujourd’hui de dérives dictatoriales, « d’introduction de l’arbitraire » (cf les Insoumis, LOL). Cet arbitraire est pourtant « l’état d’exception » permanent pour les déshumanisés par le racisme. C’est toujours la même histoire : le racisme consacre un traitement différencié et infériorisant envers les populations colonisées du Sud, ou « colonisées de l’intérieur » au Nord, au moyen de tout un tas de politiques qui ne gênent personne lorsqu’en sont les cibles exclusives.
Bref. Tant que le racisme ne sera pas compris en tant que le pilier du système capitaliste qu’il est, au côté des rapports social de genre, toutes les condamnations de ce type de lois, mesures, et autres violences policières qu’elles engendrent ne dépasseront pas le stade de vaines gesticulations.
https://iaata.info/La-loi-anti-casseurs-la-gauche-et-la-question-raciale-3176.html
Mars 2004 : loi sur les signes ostensibles, interdisant le port du foulard à l’école publique. Septembre 2010 : loi anti-burqa. Avril 2011 : offensive de Luc Chatel contre les mères voilées accompagnatrices de sorties scolaires. Janvier 2012 : loi « anti-nounous » (interdisant le voile dans les crèches et les garderies), adoptée en première lecture par un sénat socialiste… Juillet 2016 : campagne nationale contre les femmes en « burkini » – et plus largement les femmes musulmanes « trop » couvertes sur les plages françaises. Février 2019 : campagne contre un « hijab de running », poussant les magasins Decathlon à retirer l’article de la vente. Depuis près de vingt ans, les cheveux des femmes musulmanes sont devenus ce qu’il est convenu d’appeler un enjeu politique majeur, et leur dévoilement fait désormais partie des priorités les plus impérieuses. C’est de ces « chasses aux voilées », et de leur abjecte violence, qu’il est question dans le livre de Pierre Tevanian, Dévoilements – dont voici l’introduction.
« Ces hommes, disait-il, parlant des Algériens, sont coupables de couvrir tant de beautés étranges. Quand un peuple recèle de telles réussites, de telles perfections de la nature, il se doit de les montrer, de les exposer. À l’extrême, ajoutait-il, on devrait pouvoir les obliger à le faire. » (Frantz Fanon) [1]
Le 13 mai 1958 à Alger, place du Gouvernement, des femmes musulmanes sont exhibées sur un podium pour y brûler leur voile en signe d’émancipation. Organisée par le Mouvement de solidarité féminine, une association caritative fondée par Mme Raoul Salan, l’épouse du commandant des forces armées françaises d’Algérie, cette mise en scène s’inscrit dans une cérémonie plus large de célébration de la tutelle française, alors vacillante. Dans un article publié par Résistance algérienne, Frantz Fanon décrit l’opération et raconte qu’en réaction, de nombreuses Algériennes, dévoilées depuis longtemps, reprennent alors le voile,
« affirmant ainsi qu’il n’est pas vrai que la femme se libère sur l’invitation de la France et du général de Gaulle » [2].
Dans de longues pages qu’on ne peut résumer ici mais qu’il faut relire et qui présentent d’étonnantes analogies avec le traitement contemporain du « beur » et de la « beurette », Fanon rappelle le remarquable investissement affectif, sexuel et stratégique dont font l’objet, depuis la conquête et l’installation du système colonial, la femme indigène, son corps et son voile :
« L’administration coloniale peut alors définir une doctrine politique précise : “Si nous voulons frapper la société algérienne dans sa contexture, dans ses facultés de résistance, il nous faut d’abord conquérir les femmes ; il faut que nous allions les chercher derrière le voile où elles se dissimulent et dans les maisons où l’homme les cache.” C’est la situation de la femme qui sera alors prise comme thème d’action. L’administration dominante veut défendre solennellement la femme humiliée, mise à l’écart, cloîtrée… On décrit les possibilités immenses de la femme, malheureusement transformée par l’homme algérien en objet inerte, démonétisé, voire déshumanisé. Le comportement de l’Algérien est dénoncé très fermement et assimilé à des survivances moyenâgeuses et barbares. Avec une science infinie, la mise en place d’un réquisitoire-type contre l’Algérien sadique et vampire dans son attitude avec les femmes, est entreprise et menée à bien. L’occupant amasse autour de la vie familiale de l’Algérien tout un ensemble de jugements, d’appréciations, de considérants, multiplie les anecdotes et les exemples édifiants, tentant ainsi d’enfermer l’Algérien dans un cercle de culpabilité (…). Après l’indignation, les conseils pratiques. Les femmes algériennes sont invitées à jouer “un rôle fondamental, capital” dans la transformation de leur sort. On les presse de dire non à une sujétion séculaire. On leur décrit le rôle immense qu’elles ont à jouer. L’administration coloniale investit des sommes importantes dans ce combat. Après avoir posé que la femme constitue le pivot de la société algérienne, tous les efforts sont faits pour en avoir le contrôle. » [3]
L’histoire semble bégayer : depuis maintenant près de deux décennies, pour des raisons obscures mais peut-être pas si éloignées de celles de Madame Salan, les cheveux des femmes musulmanes sont devenus ce qu’il est convenu d’appeler un enjeu politique majeur. Cette histoire débute en octobre 1989 : l’exclusion de deux collégiennes voilées à Creil déclenche une importante campagne médiatique, sous la bannière d’un manifeste intitulé « Profs, ne capitulons pas ! » et qualifiant l’acceptation des élèves voilées de « Munich de l’école républicaine » [4]. Le Conseil d’État est saisi par le ministre de l’Éducation Lionel Jospin et rend un avis autorisant le port du foulard tant qu’il n’est pas accompagné de « prosélytisme » ou de « troubles à l’ordre public ».
Les hostilités sont déclenchées une seconde fois en septembre 1994 par le ministre François Bayrou, qui publie une circulaire incitant les proviseurs à considérer que le port d’un « foulard islamique » est en lui-même un acte de prosélytisme. L’offensive provoque un nouvel emballement médiatique et aboutit à une importante vague d’exclusions, finalement invalidées par les tribunaux administratifs.
C’est en mars 2003 qu’est lancé l’assaut final, dans des conditions politiques et médiatiques que j’ai déjà racontées en détail dans un précédent livre [5]. Pétitions, tribunes de presse et débats télévisés se multiplient sans relâche jusqu’au printemps 2004, tandis que deux commissions de réflexion sont mises en place par le président Jacques Chirac : la commission Debré et la commission Stasi. Dès septembre 2003, avant même qu’ait été votée une quelconque loi d’interdiction, une immense campagne médiatique aboutit à l’exclusion d’Alma et Lila Lévy du lycée Henri-Wallon d’Aubervilliers au seul motif qu’elles portent un « foulard islamique ». Cette exclusion illégale sera légalisée a posteriori le 15 mars 2004 : suivant les recommandations de la commission Stasi, le Parlement français adopte à une très large majorité une loi interdisant « les signes manifestant ostensiblement une appartenance religieuse ».
Cette loi prévoit « une évaluation au bout d’un an » : Hanifa Chérifi rend en septembre 2005, en guise d’évaluation, un indigent fascicule de 50 pages qui se borne à constater la disparition des voiles dans les écoles et en conclut que le bilan de la loi est positif. Il fait toutefois état, sans s’en émouvoir outre mesure, de 48 exclusions par conseil de discipline et d’une soixantaine de démissions. Aucune évaluation n’est proposée en revanche en ce qui concerne l’« exclusion invisible » des élèves qui ont renoncé à faire leur rentrée scolaire : ce nombre est pourtant estimé à plusieurs centaines par le Collectif une école pour tou-te-s [6].
Quant au devenir de la centaine d’exclues reconnues par le rapport, la question n’est tout simplement pas posée, pas davantage que celle des souffrances des « dévoilées » [7]. Le bilan officiel rendu par Hanifa Chérifi exprime une tout autre inquiétude : la plupart des dévoilées remettent leur foulard en quittant l’enceinte scolaire. Le constat vaut donc comme un augure : la guerre n’est pas finie ! Et de fait, les applications sauvages de la loi en dehors de son cadre initial se multiplient dans toutes les sphères de la société : sorties scolaires, emploi, logement, guichets…
Sans monopoliser l’agenda étatique et médiatique comme en 2003 et 2004, le voile demeure ensuite omniprésent, notamment durant la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy en 2007, et une nouvelle « année du voile » est inaugurée le 22 juin 2009 par un discours présidentiel annonçant que « la burqa n’est pas la bienvenue sur le territoire de la République française », suivi par la mise en place d’une « commission de réflexion » codirigée par le communiste André Gérin et le sarkozyste Éric Raoult, et aiguillonnée par la surenchère médiatique d’un certain Jean-François Copé. Et en dépit d’une inconstitutionnalité maintes fois rappelée [8], une loi interdisant aux femmes en niqab toute présence dans « l’espace public » est finalement votée le 14 septembre 2010.
C’est de ce dévoilement forcé et de son incroyable violence qu’il est question dans mon livre, mais aussi d’un autre dévoilement. Car ce que ne soupçonnent pas nos chasseurs de voiles, c’est qu’au moment même où ils s’évertuent avec plus ou moins de bonheur à dévoiler les musulmanes, ils accomplissent de manière beaucoup plus intégrale et obscène leur propre dévoilement.
Cet autodévoilement fait l’objet des quatre premiers chapitres du livre. Les deux premiers portent respectivement sur le féminisme et la laïcité, qui sont depuis vingt ans les deux principaux registres argumentatifs de la croisade, mais aussi ses deux voiles.
Le chapitre suivant revient plus spécifiquement sur l’interdiction du foulard à l’école, et sur le remarquable consentement dont elle a bénéficié au sein de cet autre « pilier de la république » qu’est l’école publique – et plus précisément chez ceux qui en sont les « hussards » : les enseignants, dont je suis.
Un quatrième chapitre se concentre sur le monde intellectuel, académique, scientifique, et plus précisément sur ses avatars médiatiques, en analysant, à partir d’un cas aussi édifiant qu’emblématique, la figure émergente de la voilologie savante – ou pseudosavante.
Un dernier chapitre revient enfin sur les principales concernées : les adolescentes portant le foulard à l’école et les femmes portant un hijab ou un niqab – trop souvent oubliées dans les analyses et les bilans, y compris chez certains antiprohibitionnistes, qui ont tendance à s’intéresser davantage au dévoilement idéologique de la République qu’au dévoilement bien réel vécu par des femmes et des adolescentes livrées à la vindicte publique. Et encore faut-il ajouter que le mal ne se limite pas au dévoilement accompli : si le rendement de la chasse n’a pas atteint le niveau escompté, si beaucoup des concernées résistent à l’injonction au dévoilement, le prix qu’elles payent pour cela est incroyablement élevé – exclusions scolaires, discriminations, injures, stigmatisation quotidienne.
Il ne s’agira donc pas de porter un diagnostic sur le hijab ou le niqab, et pas davantage sur les femmes qui les portent : loin de prendre ces femmes pour objet, ce dernier chapitre les envisage comme sujets parlants, en partant d’une enquête à laquelle j’ai participé et qui fait entendre la voix de 44 femmes portant le hijab [9], et en s’efforçant d’en tirer des leçons sur nous-même et pour nous-même. Il ne s’agira enfin pas non plus, ni dans ce chapitre ni dans les autres, d’assimiler le hijab et le niqab : si les deux vêtements sont parfois associés au fil des pages, sous le vocable commun de « voiles », c’est uniquement pour désigner une logique commune dans la manière de les percevoir, de les ressentir, de les juger et d’y réagir – une logique hélas fréquente, et profondément malveillante et malfaisante.
http://lmsi.net/Du-hijab-au-burkini-en-passant-par