NI NORMAL, NI EXTRAORDINAIRE

L’écriture de ce texte a surgi de la nécessité d’aborder la question des violences sexuées (ou plutôt genrées) et sexuelles dans des environnements proches. Il est le fruit de discussions liées à des expériences diverses, mais n’a pas la prétention de fournir des recettes à toute la palette de problèmes auxquels peuvent se trouver confrontées les unes ou les autres. Le choix a été fait de ne pas l’écrire du point de vue de quelqu’une ayant subi une agression, mais dans une perspective plus large. Nous sommes en effet convaincues que ces situations très concrètes, au-delà de l’autodéfense immédiate, nécessitent de traiter les mécanismes généraux qui les sous-tendent. Voici donc une contribution à des réflexions pratiques à approfondir, individuellement et collectivement, au sein des différentes activités et chaque fois où cela fait sens.

 

Constatations

Le fait que ces problèmes soient essentiellement abordés dans et par des milieux spécifiques, comme les milieux dits féministes ne nous satisfait pas. Certes, il paraît tout à fait logique que celles qui s’intéressent particulièrement à la question de la domination patriarcale se collettent directement avec les violences que celle-ci induit au jour le jour. Cependant, il est vraiment dommage que s’instaure une forme de spécialisation sur un sujet qui, comme d’autres, traverse l’ensemble de la société et des rapports.

Pour autant et pour être tout à fait claires, ce texte n’a pas pour vocation de prêcher la bonne parole aux tenants de l’ordre de ce monde qui continuent à défendre de différentes manières et pour des motifs divers des comportements machistes, voire à valoriser les expressions de brutalité virile. Nous ne pouvons que les combattre lorsque nous les trouvons en face de nous. Ce texte n’a pas non plus vocation à démontrer l’existence des rapports de domination genrés à celles et ceux qui s’évertuent encore à nier une réalité dont la violence nous saute à la gueule au quotidien.

Dans cette société, dont l’un des piliers reste le patriarcat, les comportements courants qui consistent à rabaisser, à posséder, voire à vouloir anéantir l’autre par sexisme ou homophobie sont généralement pris avec une certaine indifférence. C’est comme s’ils s’inscrivaient dans une normalité génétiquement programmée, sans que soient interrogés plus avant l’ordre qui nous est imposé et les valeurs qu’il nous inculque. On s’en doute, le fait que dans certains endroits l’Etat s’empare de ce problème à sa sale manière ne le résoud en rien. D’abord nous savons d’expérience que la Justice pénalise et sanctionne selon des critères qui ne sont pas les nôtres et que ses chiens de garde de la Police ne sont pas les derniers des masculinistes. Ensuite, la délégation des questions de domination à des institutions incarnant et fonctionnant sur le principe de l’autorité entérine et étend leur contrôle sur tous les aspects de notre vie. Enfin, réserver à Papa-Etat le rôle de décider et de juger ce qui se fait ou ne se fait pas dépossède chacun-e de sa réflexion et de son intervention propre, selon ses critères et avec ses outils de défense ou d’attaque. C’est donc la passivité individuelle et générale qui, une fois de plus, en sort renforcée.

Réagir

La question qui se pose est précisément celle de comment réagir, sans nous placer à notre tour en position de justicier-es, lorsque nous nous trouvons confrontés à des violences genrées et/ou sexuelles, particulièrement dans notre entourage immédiat. Or c’est dans ces relations directes que,paradoxalement, tout semble se compliquer. La figure du monstre, incarnation des fantasmes les moins reluisants et bien pratique pour occulter des comportements ancrés dans les mœurs, ne fonctionne pas nécessairement et ce n’est plus du violeur inconnu tapi « au-dehors » dont il s’agit de se débarrasser vite fait. Il devient alors bien plus difficile de ne pas regarder en face la misère des solutions traditionnelles des sociétés de Pouvoir : la démarche de faire enfermer n’est plus seulement un concept juridique, mais se pose avec ses implications sur des personnes bien réelles ou, autre exemple, il faudrait assumer les conséquences directes des appels à un lynchage/défouloir.

Par ailleurs, lorsqu’on connaît l’agresseur, c’est aussi tout un ensemble de relations, de sociabilité et d’enjeux de différentes natures qui de fait est remis en cause. Cela nous touche profondément, aussi bien au niveau collectif qu’individuel. Cette complexité provoque souvent un réflexe de préservation de soi et aussi du groupe, généralement proportionnelle à la place qu’y occupent les personnes impliquées et aux intérêts en jeu. Pour éviter que soient bouleversés des certitudes et différents équilibres (fonctionnements, rôles, …), il est évidemment plus pratique de refuser de voir, d’ignorer, de banaliser ou d’accepter l’inacceptable. C’est ainsi qu’un large panel d’excuses et de circonstances atténuantes peut être invoqué pour justifier une agression à caractère sexuel, allant du mal-être de l’agresseur, en passant par des facteurs extérieurs comme l’alcool, etc., jusqu’à parfois conférer la responsabilité de l’agression à la personne qui la subit, sur le mode « elle l’a cherché ». Ce genre de prétextes est d’autant plus courant et facile à utiliser dans des sociétés où le désir est réduit à la consommation d’un corps, à l’appropriation de l’autre, à la possession. Ce à quoi on peut encore rajouter l’image construite d’un désir masculin reposant sur une sorte d’« impulsivité irrépressible » avec son pendant de la « passivité » attendue des femmes.

Prendre sa vie en mains

La remise en question de tous ces mécanismes est fondamentalement liée au fait de vouloir prendre en main nos vies sans médiations institutionnelles. Elle devrait donc être particulièrement portée par et dans des milieux qui se veulent anti-autoritaires. Lorsqu’on envisage et que l’on veut combattre la domination sous ses différentes formes, il est en effet indispensable, au delà des réflexions théoriques, d’affronter avec toute la détermination nécessaire la prise de pouvoir sur l’autre. Et celle-ci s’exprime notamment et fort conventionnellement par les violences de genre.

Conflits

Pourtant, nous n’échappons pas à ce monde et c’est presque « naturellement » que l’on voit se reproduire le réflexe de passer sous silence, voire de cautionner, des agissements si acceptés socialement. C’est certes plus compliqué lorsque des agressions se produisent devant « des témoins » qui, espérons-le, peuvent difficilement rester neutres et sans intervenir. Mais le fait que les violences aient lieu la plupart du temps en privé, conduit trop souvent à les cantonner à des histoires « à part ». Même lorsque les effets en sont visibles ou qu’ils sont formulés, la sphère privée semble constituer un rempart contre toute intervention. Elle s’apparente à une sorte de parenthèse où tout peut se passer, des menaces au tabassage, des pressions physiques au viol. C’est généralement longtemps après que l’on peut apprendre au détour de conversations plus larges qu’untel a vraiment « fait de la merde », qu’une telle « s’en est pris plein la gueule », au propre comme au figuré, ou encore quand sort à la lumière tout un enchaînement de faits particulièrement graves entendre que « finalement c’est pas étonnant… ». Y aurait-il un délai de convenance pour parler ouvertement des choses et tenter de les prendre en charge ? Dans trop de situations, c’est malheureusement la conservation des rapports existants et d’un certain confort qui l’emporte sur le refus des rapports de domination.

Ces stratégies d’évitement du conflit sont sans doute liées au fait qu’il n’existe pas de solution-type, applicable à tous, en toute occasion et encore moins dans des rapports sociaux que nous n’avons pas choisis. Les milieux anti-autoritaires ne sont pas des cocons préservés, ni à préserver. Le choc que peut provoquer le constat qu’ils sont aussi traversés par les comportements dominants, plutôt que de susciter la paralysie, devrait renforcer l’urgence de les affronter. Chaque situation particulière de ce genre n’est ni « normale » ni « extraordinaire ». C’est un moment où se posent des questions essentielles comme celle la justice (avec sa prétendue valeur universelle d’exemplarité que nous rejetons), de la vengeance (pas forcément comme « devoir » ou comme réflexe mais comme une possibilité parmi d’autres), ou encore de l’exclusion/bannissement avec ce que l’on en attend et les manières d’y procéder. Plus généralement, il faut aussi envisager les rapports que l’on souhaite avoir avec les personnes concernées en prenant en compte des actes et des parcours. Un des défis consiste à affronter tout cela en évitant de tomber dans la reconnaissance de statuts tels que « victime »/ « criminel », avec tout ce qu’ils ont de réducteur en terme de perception et de réaction. Et c’est précisément parce qu’il s’agit toujours d’individus que se pose la question primordiale des limites que chacun-e pose pour soi et aux autres. Ces limites sont avant tout individuelles et doivent être reconnues comme telles. Cela ne signifie pas pour autant que tout soit relatif et ne doive être géré que personnellement, particulièrement lorsque ce sont nos convictions anti-autoritaires qui sont attaquées par certains agissements. Cette recherche d’articulations entre particulier et général, entre individuel et collectif, est tout aussi exigeante que celle des moyens qui correspondent à nos fins et à notre éthique. Elle requiert une certaine clarté sur nos aspirations et cette clarification passe parfois par la confrontation et le conflit. Cependant, tirer les conséquences pratiques de ce processus nous éloigne aussi de l’impuissance. En effet, la nécessité de se passer de lois et de normes ne revient pas à tout accepter, de même que le refus de reproduire des mécanismes de justice ne signifie pas l’inaction. Les institutions et les représentants du patriarcat ne manquent pas autour de nous qui peuvent être attaqués en tant que tels. Il est aussi indispensable de s’attacher à régler tel ou tel cas spécifique, même si c’est rarement entièrement satisfaisant. Faisons également en sorte de ne pas laisser de place aux valeurs patriarcales et aux comportements qui en découlent dans les espaces auxquels nous participons et que nous partageons.

Luttes

La question des genres se pose aussi, de différentes manières, dans les contextes de luttes et nous ne pouvons pas faire comme s’ils étaient nécessairement exempts d’histoires de violences sexuelles.

Or là se pose de manière plus aiguë encore la question des priorités et celle des perspectives.

Ainsi, envisager le combat seulement contre tel ou tel aspect partiel de la domination peut amener à passer à la trappe d’autres aspects qui traversent aussi la lutte. Le fait de constater ou de vivre sur sa propre peau que quelqu’un à coté de qui on se bat s’arroge le droit de disposer de nous selon son bon vouloir est en soi particulièrement choquant et révoltant pour quiconque aspire à la liberté.

Pourtant il arrive encore trop fréquemment que ce genre de problèmes soient plus ou moins volontairement ignorés au nom d’une certaine « unité dans la lutte » qu’il ne s’agirait pas de briser en mettant sur la table des questions qui pourraient faire débat et « diviser ». Cet argument de « cause commune » transcendant les individus qui y participent, peut être intégré au point d’empêcher une réaction individuelle face à des actes ou des comportements pourtant insupportables.

Les luttes menées en soutien à des catégories de personnes dans des situations particulières favorisent aussi d’autres types de mécanismes notamment liés à la création d’un rapport extériorité/intériorité : du fait de leur situation particulière, certains sont ainsi parfois considérés comme étant plus acteurs, voire comme les « sujets » de la lutte, ayant toute la légitimité de prendre les décisions. Parallèlement, la position de « soutien » peut se limiter au fait de les relayer et de suivre. Ce genre de mécanismes peuvent s’avérer si puissants qu’ils en éliminent toute possibilité de dialogue et de rapport critique sur le combat pourtant supposé être mené ensemble. Ainsi, les « soutiens » se retrouvent plus ou moins volontairement et consciemment à s’aligner de manière quasi inconditionnelle sur les positions et les agissements des dits « sujets ». Sans doute une couche du maudit sentiment de culpabilité si répandu et entretenu par la morale et la religion y tient sa part. En l’occurrence, il apparaît fréquemment lié au fait de se sentir « favorisé », les « privilèges » pouvant consister à avoir un logement ou des papiers quand d’autres en sont privés, de se trouver en dehors des murs des centres d’internement quand d’autres y sont enfermés. Ces visions simplifient à outrance la réalité des individus, bien plus complexe que des conditions matérielles liées à un contexte précis. Elles contribuent aussi souvent, en rigidifiant les rapports, à éloigner les possibilités de sincérité dans le partage des expériences et de réciprocité dans les relations.

C’est ainsi qu’on assiste à la reproduction de rôles inégalitaires, qui par ailleurs n’échappent pas non plus à la construction genrée : on arrive dans certains cas de manière caricaturale à l’appropriation de positions du style celui qui souffre, qui en bave mais qui résiste tant qu’il peut, tandis que l’autre, à l’écoute et toujours disponible existerait essentiellement en tant qu’appui. La création de stéréotypes comme ceux des héros et/ou victimes génère son lot de réflexes conditionnés comme une admiration ou une pitié sans borne qui peuvent conduire à leur permettre, à accepter de leur part des choses que l’on ne tolérerait pas dans d’autres contextes ou venant d’autres personnes. Or si la situation de quelqu’un peut fournir des éléments de compréhension sur certaines de ses manières d’agir ou de réagir, il n’en demeure pas moins que c’est toujours à des choix individuels que nous avons à faire. Ils doivent être assumés en tant que tels (et pas seulement comme le produit de certaines conditions) et peuvent être discutés, critiqués, remis en cause à ce titre. La encore, la question des limites et des aspirations qu’exprime chacun-e reste fondamentale dans toute relation.

Pour revenir au sujet des violences sexuelles, après cette digression qui n’en est pas vraiment une, il arrive qu’elles se produisent effectivement dans de tels contextes. Certains usent et abusent du statut ambigu que nous avons décrit, arguant en plus des frustrations que peuvent générer des conditions particulières (telles que l’enfermement par exemple), pour imposer leurs contraintes et exigences, des pressions physiques et psychologiques et parfois même une certaine forme de terreur. Et il arrive aussi que différents facteurs liés à la lutte rendent plus difficile encore de percevoir, de formuler et de mettre sur la table ce qui est en train de se produire ou ce qui s’est passé. Ainsi, l’urgence de résoudre en priorité certaines situations aux conséquences graves semble être un des motifs pour lesquels peuvent passer à la trappe d’autres situations aux conséquences également graves, en ce qu’elles peuvent aussi détruire des personnes, des désirs de lutte, des aspirations.

Individus

Nous refusons tout fatalisme en la matière, qui ne mène qu’à un faux détachement ou au dégoût (et à vouloir se retirer de tout). Les violences genrées ou sexuelles ne sont pas des dégueulasseries normales et inévitables. Certes, réfléchir à comment éviter au maximum qu’elles aient lieu ou à comment réagir quand elles se produisent peut avoir quelque chose d’ambigu et de paradoxal pour celles et ceux qui refusent de les subir ou de les reproduire. En effet, la responsabilité d’une agression revient à celui qui se permet de la commettre. Pourtant, comme dans tout rapport social, ce n’est pas que son problème.

Comme nous l’avons dit, il nous semble que ces questions posent aussi, plus largement, un rapport anti-autoritaire à la lutte elle-même. Le fait de combattre contre la totalité de ce qui nous opprime n’implique pas de renoncer à prendre pour point de départ des angles d’attaque partiels, mais sans les considérer comme des fins en soi qui nous feraient perdre de vue l’aspiration à la liberté pour tous et toutes et renoncer aux désirs de l’approcher ici et maintenant.

S’associer avec d’autres pour lutter pour un objectif même partiel ne signifie pas nécessairement partager exactement les mêmes idées. Néanmoins, cette association doit se faire sur des bases claires quant aux buts et aux méthodes dans un rapport de réciprocité. Ce commun pour lequel des individus se mettent en jeu, chacun-e pour ses motivations, nous semble être une des bases non pas pour nier, mais pour tenter de dépasser des catégories de départ, où il est si facile de se retrouver enfermé-es. Les catégories de genres avec les rapports biaisés, aliénés et autoritaires qu’elles peuvent engendrer font partie des obstacles inhérents à ce monde de domination et auxquels nous pouvons nous heurter, dans la lutte comme dans la rue. Les identifier comme tels et les combattre avec le reste ne relève pas de la charité victimaire. Il ne s’agit pas de « porter secours » à des personnes qui ne sont pas forcément dans cette attente, mais de solidarité pour détruire, chacun-e pour ses propres raisons, ce qui nous détruit.

Mars 2014

Des anarchistes

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