Des articles récents (ici et ) évoquaient il y à peu la possibilité d’un blocage, par les autorités compétentes, de deux indymedia (à Nantes et à Grenoble) (1). La raison ?Avoir relayé des communiqués de revendications concernant des « actions de soutien » à des activistes arrêté-es au cours de récents mouvements de révolte. À chaque fois, ces textes décrivaient par le menu comment des gens avaient cassé des vitrines de banque ou brûler des voitures de police pour soutenir des gens arrêtés pour avoir cassé des vitrines de banque et brûlé des voitures de police. Contre le Capital, le big control et son monde.

Ces opérations de censure potentielle par l’État constituent à l’évidence de mauvaises nouvelles pour les gens vivant dans ces deux régions, qui se coordonnent, s’organisent ou simplement tâtent l’ambiance à contre-courant des media dominants. Mais paradoxalement, l’interdiction d’indymedia Nantes serait également contre productive d’un point de vue policier. Puisque paradoxalement, ce même média constitue une excellente machine anti-subversive, rayonnant précisément sur un hot spot de la contestation contemporaine : le bassin nantais, son muscadet, ses émeutes et sa ZAD toute proche.

Les opérations anti-subversives menées paradoxalement depuis indymedia Nantes sont en gros de trois ordres ; elles relèvent d’abord d’un travail de confirmation des identités radicales (et c’est sans doute un des rôles de base des flics que de lancer à la cantonade et avec plus ou moins d’entrain, après le fameux « circulez y a rien à voir », l’indémodable « et vous, vos papiers ») ; vient ensuite un travail de basse police et son lot de mouchardage plus ou moins involontaire, particulièrement efficace concernant les différentes guéguerres minant la ZAD ; enfin, directement liée au travers précédent, se profile une entreprise étonnante de contre-subversion, menée par des radicaux eux-mêmes et motivée par une passion radicale pour la défaite, via la construction patiente d’une incroyable machine de dérèglement des distances (une machine menaçant notamment de réduire en charpie la zone d’autonomie définitive de Notre Dame des Landes).

D’abord, petite parenthèse sur l’épineuse question des revendications. Revendiquer un geste plus ou moins illégal, quel en est l’intérêt ? (vu que, de base, on peut considérer que ce n’est jamais très classe de la ramener ou se la jouer en mode « c’est moi qui l’ait fait »). Il s’agit d’abord de percer une chape de plomb médiatico-sensible : démontrer que dans le grand désert de nos impuissances ou de la fin de l’Histoire, des gestes de révolte ont lieu pour de bonnes raisons, et de telle ou telle manière. Il s’agit de dessiner une conflictualité là où les opérations de contre-insurrection ont tendance à verrouiller le statu quo sous l’apparence d’une paix désarmante (2). Il s’agit aussi sûrement de rendre les gestes subversifs contaminants, ou praticables pour d’autres gens, d’autres forces ou d’autres huluberlus (en fonction de sa grammaire politique).

 

OK. Notons au passage que les recensions du style Brèves du désordre permettent de faire un peu la même chose, tout en maintenant une ouverture sur la multiplicité des forces agissantes, plutôt que de resserrer l’entonnoir autour de minorités qui passent leur temps à s’auto-répliquer, à coup de communiqués écrits avec la même « rage contre l’existant et son monde ». Et puis ces communiqués ne sont vraiment pas très rigolos, écrits la mort dans l’âme. Peu de : « j’ai cramé ces bagnoles de gendarmes parce que je déteste les pompiers et que je suis daltonien – contre les couleurs et leur monde ». Tous écrits pareil : ils dénotent d’une même sensibilité, la veine anarchiste insurectionalo-individualiste, ce qui constitue déjà un bon coup de main au travail d’enquête des différents services de police. Ils peuvent grosso modo mettre la gomme autour d’une seule hypothèse de travail (peu de chance que les marlous de la cité d’à côté ou qu’un mari jaloux se fasse chier à décrire « la façon rageuse dont illes ont fait usage d’une pince monseigneur pour découper le grillage et son monde »). Autre problème de la plupart de ces documents de revendication : leur ridicule ; le côté ego trip et la phraséologie approximative nuisent le plus souvent à l’appropriation et à la portée de ces coups. Dommage de s’engager aussi sérieusement pour, dans la foulée d’un communiqué malhabile, assécher dans le même geste le bassin et la poésie révolutionnaire.

 

Dernier élément gênant, même du point de vue insurrectionnaliste (3) : la tonalité largement crépusculaire de ces communiqués qui, disons le, trop souvent, puent la défaite. « On a mené cette action en petit nombre parce que les masses ne comprennent rien » ; « on n’est jamais libre que dans le moment fugace où le marteau brise-glace entame une brèche dans le miroir sans teint de cette vitrine de décoration intérieure » ; « ne dites pas que nous sommes peu nombreux dites que nous sommes déterminé-es ». Le pompon est sans doute détenu par un groupe qui après avoir flambé trois éoliennes dans la pampa (ok, ça s’est fait : vision fugace d’autonomes sautillants avec cagoules à pompon) expliquaient qu’ils acceptaient leur destin, finir entre quatre murs comme leurs frères et sœurs d’infortune, ou plus sûrement flingués par la police au détour d’une impasse… (https://rebellyon.info/Les-eoliennes-la-guerre-et-la-paix-19484) Hola hola, si vous aimez pas les sabotages faudrait voir à pas en dégoûter les autres ! Au-delà de la blague, ce « comble de l’anarcho-autonome sabotant de nuit et sûr de finir en taule » exemplifie une tendance déroutante : faire soi même le travail des flics en intériorisant la défaite. Une défaite qui devient même le critère ultime de la pureté idéologique : si on n’est pas défait, quelque part, on prend le pouvoir et donc on reconstitue le « monde autoritaire et son monde » (4). Corollaire de cette règle : une bonne insurrection est une insurrection défaite, une bonne ZAD est une ZAD expulsée ou ravagée par les embrouilles…

Ah ! Retour vers Nantes.

N’habitant pas près de Nantes, on a pourtant été souvent tenté de surfer sur l’indymedia local, notamment au moment des différentes tentatives d’expulsion de la ZAD (à l’instar de plusieurs dizaines de milliers de personnes, on a considéré que ce qui se jouait là bas pouvait s’avérer
décisif jusque dans nos mornes existences métropolitaines, comme possibilité au moins imaginaire d’instauration d’espaces libérés…). Et en matière d’infos croustillantes on a été servis. Les communiqués se sont succédé pour dénoncer telle ou telle tendance, telle ou telle manip’ de telle ou telle fraction du mouvement. Des contributeurs dopés au ressentiment pouvaient, au moment même des expulsions, livrer des informations cruciales sur l’organisation d’un secteur : dénonçant les habitants de tel endroit qui défendaient telle barricade avec tels moyens pendants que tels autres avaient eu des soucis après avoir dû incendier tel bâtiment. Ne manquaient ni les initiales ni les détails utiles pour incriminer des gens en particulier et fragiliser les stratégies de défense de la zone en général. Vertus policières de la transparence…

 

La machine à ragots et autres poucaveries s’est remise en marche après des histoires d’expéditions punitives et les récentes arrestations concernant des habitants de la zone. On a pu constater à cette occasion comment les colonnes d’indymedia Nantes avaient pu servir de terrain d’entraînement : on y dénonce ses ennemis sur Internet avant d’aller carrément les balancer aux flics. Bien sûr, ça ferait quand même un peu désordre si les récents témoignages sous X étaient le fait d’anti autoritaires plus-pures-que-moi-tu-meurs… Dans tous les cas, l’habitude d’étaler au regard de tous, et y compris au regard des services de police, les turpitudes supposées des uns et des autres permet de réduire l’ampleur de la trahison que représente une collaboration franche et ouverte avec les flics (après tout « tout le monde le sait… et puis ils sont vraiment trop méchants, tout le monde le dit….»). Les contorsions argumentatives des commentaires les plus radicaux frisent à cette occasion le délire complet : « Faut pas s’étonner de se faire balancer aux flics quand on joue le jeu de l’État en signant une convention d’occupation avec la pref’ ». Selon la même logique, on se permet moralement de balancer à la CAF tous les RSAstes fraudeurs qui ont l’outrecuidance de pactiser avec le Capital ? Pareil pour les buveurs de coca qui ne méritent aucun ménagement.

 

Indymedia Nantes nous permet donc d’accéder à cette intériorité dégueulasse, faite d’aigreur, de ressentiments, de paranoïa et de connerie : un bel aperçu de la vie du mouvement que seule la sainte liberté d’expression offert par les modérateurs d’indymedia Nantes nous permet d’entrevoir.

 

Comment ça se fabrique une usine à merde pareille ? La non-modération a priori y est sans doute pour beaucoup. L’expression sans filtre, on peut balancer ce qu’on veut derrière son écran, et ça évite au passage de trouver des moments de confrontation dans la vraie vie. Les anecdotes et analyses à deux balles sont balancées comme des drones, à plusieurs milliers de kilomètres d’écart… et en même temps on fait comme si c’était le linge sale de la même grande famille qu’on faisait cramer aux yeux des RG ou du quidam. On est sur « notre » média tu vois, le média des radicaux à cagoule et pompons.

 

Dérèglement des distances dont crève en partie la ZAD : les uns voudraient forcer tout le monde à composer, même les entités qui se définissent comme sauvages ou inassimilables ; les autres voudraient que les tentatives d’un autre ordre crèvent quoiqu’il arrive ; et on est incapable d’être en désaccord sans que ces différents soient systématiquement rabattus sur les formes d’hostilités de la société dominante : si on n’est pas d’accord c’est parce que les autres sont fatalement des « bourgeois », ou un avatar de l’État. Pas parce qu’ils se sont lancés dans d’autres tentatives avec d’autres horizons. L’expression sans filtre c’est comme si on récusait l’existence des peaux et des membranes à cause de la séparation qu’elles opèrent : plus de tenue alors, et on balance tout dans une cuisine immonde, bien pourrissante. On doit alors habiller toutes ces entités de strictes uniformes bien catégorisés pour remplacer des distinctions singulières par d’irréconciliables différences de nature. Les panoplies du radical contre celles de l’appelliste, le costume du lumpen prolétariat contre les aristocrates de la lutte, etc. ad nauséam. L’atmosphère devient irrespirable sur indymedia, sur zone… La défaite se profile toujours plus sûrement entre opérations de police, délation et devenir laborieux. On a gagné puisqu’on a perdu !

 

Sauf si la machine à perdre s’enraye. Un bon bout serait que les gens aux manettes de ce sinistre media s’interrogent sur le genre de vérités et de puissances politiques, de contre vérités et d’impuissances politiques dont ils favorisent la dissémination, heureuse ou malheureuse. Faudrait voir à se poser la question. À moins que la charte l’interdise bien sûr.

 

(1) Finalement un tribunal administratif a donné tort à l’État et indyemdia Nantes ne sera pas bloqué (Indymedia Grenoble s’étant rendu inacessisble « tout seul »).

(2) Moyennant des opérations de police internationales, des génocides aux marges des circuits de valorisation, une militarisation des banlieues, des gares ou des manifs, etc.

(3) Scénario qui veut qu’un bouleversement de grande ampleur puisse naître de la multiplication des actions clandestines de sabotages divers et variés.

(4) Idée assez folle et qu’on retrouve par exemple dans le texte « Le « mouvement » est mort

Vive… la réforme ! »

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