Mais votre texte, là, il me semble en partie incompréhensible. Vous nous dites que « L’antiracisme est une lutte politique et non morale, on ne lutte pas contre le racisme parce que ‘le racisme, c’est pas bien’, on lutte contre le racisme parce que celui-ci se trouve au cœur et au fondement de l’organisation de notre société et que nous voulons que ça change« .

Et donc ? En quoi c’est contradictoire ? Si le racisme c’était « bien », on s’en foutrait qu’il soit « au cœur et au fondement de l’organisation de notre société », et on voudrait pas que ça change.

Votre discours se prétend « matérialiste » mais par son identitarisme très en vogue il est on ne peut plus moralisant et moralisateur. Vous ne cessez de reprocher aux « autres » d’être eux-elles-mêmes de « mauvais-es » antiracistes. C’est ridicule.

Vous affirmez aussi:

« Si vous parvenez à adhérer au mouvement des Gilets Jaunes, c’est certes car vous partagez des revendications sociales, mais également car votre position sociale vous le permet, en l’occurrence être blanc-he-s et français-e-s semble fédérer une bonne partie du mouvement, tandis que nous autres racisé-e-s et autres concerné-e-s d’oppressions peinons à nous identifier et à émettre nos revendications.« 

Je sais pas comment c’est à Nantes, mais sur Paname c’est complètement à côté de la plaque d’affirmer quelque chose comme ça.

Je devrais pas le dire parce que ça va peut-être suffire pour que vous cessiez de me lire et déconsidérer mon propos, mais [trigger warning] je suis un mec blanc. Je suis fils de prolos et je vis avec le RSA depuis de longues années. Je vis dans le 93 et ça m’a fait chier que Macron baisse les APL, même « seulement » de 5€ par mois. Je ne me considère pas « victime » de cette situation, mais je trouve profondément dégueulasse que des gens vivent avec 10 fois ou 100 fois (ou 10 000 fois, etc.) plus de thunes que ce j’ai par mois pour m’en sortir. J’ai suffisamment connu le travail (l’exploitation), par mes parents, ma soeur puis par moi-même, pour savoir que je préfère galérer et vivre en « consommant » très peu plutôt que de vendre ma force de travail au plus offrant. Je ne crache pas sur les gens qui taffent, loin de là, il m’est arrivé plusieurs fois de participer à des piquets de grève, de me solidariser avec des travailleur-euse-s en lutte, je sais bien que les gens qui bossent galèrent eux-elles aussi. Parfois plus que moi, parce que leur vie est organisée par le travail et la consommation « normale », la mienne étant beaucoup plus liée à de la débrouille individuelle et collective, des plus ou moins petits illégalismes, etc. Libre à vous de considérer tout ça comme une position « privilégiée ». Libre à vous de réfléchir par rapport à qui…

Je pense que c’est important de se solidariser les un-e-s les autres, d’avoir conscience de nos différences, de nos situations particulières, c’est aussi pour ça que je retrouve à fond dans le mouvement des Gilets jaunes, qui m’a au départ semblé peu intéressant de par sa focalisation sur la hausse du carburant (j’ai pas assez de sous pour avoir une caisse de toute façon). Et finalement j’ai compris qu’il s’agissait de bien plus que ça.

Comme je pense qu’il est important de ne pas opposer les soit-disant bon-ne-s Gilets jaunes et mauvais-es casseur-e-s (comme le gouvernement et les médias ne cessent de faire et obligent les un-e-s et les autres à se dissocier), je pense aussi que c’est important de ne pas opposer les plus dominé-e-s aux moins dominé-e-s. On ne fait pas un concours, pas de classement. C’est complètement vain de reprocher à d’autres galérien-ne-s de vous dominer juste par leur situation identitaro-sociale alors qu’on sait très bien que la domination, et je ne parle pas que de la domination économique mais aussi de la domination raciste, elle se manifeste dans des rapports sociaux et dans des relations de pouvoir qui vont bien au-delà d’un découpage identitaire entre blanc-he-s/racisé-e-s interne à nos luttes: dans le monde du travail via le patronat et les DRH qui choisiront des riches de préférence blanc-he-s pour les postes importants, de même que dans le monde du logement via les proprios qui choisiront des riches de préférence blanc-he-s pour louer leurs biens, et dans le monde de la répression via les flics et les juges qui à comportement rebelle égal préféreront taper sur des galérien-ne-s que sur des riches, et pire encore quand les galérien-ne-s en question sont racisé-e-s.

Le truc c’est que dans les luttes anarchistes, autonomes, antiracistes, révolutionnaires, etc., même si vous y subissez aussi des remarques et comportements racistes, la compréhension globale de ces rapports est plus acceptée qu’ailleurs. Au sein du mouvement très hétérogène des Gilets jaunes, c’est complètement différent. Et pour cause, il réunit de tout: des antiracistes, des anarchistes, de « l’extrême gauche », mais aussi des conspis, des gros fachos, des nationalistes « apolitiques », et surtout, tout plein de gens qui ne rentrent dans aucune de ces cases/étiquettes. Il n’y a aucune revendication commune autre que « Macron démission« , aucune cohérence politique autre que faire partie de celles et ceux qui en ont marre que des riches se gavent sur leurs dos. Ce mélange-là est aussi stimulant que perturbant. C’est pour ça que votre initiative de manif antiraciste orientée contre Dieudonné, c’est grave stylé. Sur Paname un tract ouvertement antiraciste a été diffé en décembre et depuis début janvier. Des interventions sur ces sujets ont régulièrement lieu, dans les assemblées et plus encore sur les groupes Telegram, Whatsapp, FB, etc. (plus encore, car c’est là que ça trolle le plus et que la propagande raciste et nationaliste peut se faire le plus ouvertement). À Paris, à Bordeaux, des fachos ultra-racistes ont été chassés des manifs de Gilets jaunes. À Caen, une assemblée de Gilets jaunes a eu lieu dans un squat de migrant-e-s. Tout n’est pas réglé, loin de là, la lutte continue. Et c’est pas « safe » du tout. C’est même plutôt crado, potentiellement. Et pourtant y a des personnes racisées de partout, qui lâchent rien. Gros gros big up à elles et eux. Celles et ceux qui luttent, qui regardent les racistes dans les yeux car c’est aux racistes de baisser les yeux, d’avoir honte.

Sur Paris comme en banlieue, les assemblées, groupes, collectifs, manifs, actions, réunissent des tas de gens différent-e-s, je l’ai dit au niveau politique, mais aussi au niveau « identitaire ». Il y a des gens de toutes les couleurs ! Et vous trouverez des gens de toutes les couleurs sensibles aux idées antiracistes, et vous trouverez des gens de toutes les couleurs qui en auront rien à foutre. Alors SVP arrêtez de dire que c’est juste les blanc-he-s privilégié-e-s qui posent problème, vous ridiculisez toutes les démarches antiracistes, les efforts d’argumentation notamment contre les discours anti-immigration (qui sont les plus fréquents du côté des trolls racistes, proche du RN ou de Soral-Dieudonné, avec bien sûr les discours antisémites pour ces derniers). À se contenter d’opposer blanc-he-s et non-blanc-he-s, on renforce le ressentiment réac’ de certain-e-s galérien-ne-s, mais surtout, on est dans l’erreur totale niveau analyse politique du mouvement des Gilets jaunes. Y a pas d’un côté les blanc-he-s racistes et leurs bountys racisé-e-s, et de l’autre côté les véritables antiracistes racisé-e-s et leurs allié-e-s blanc-he-s soumis-es et toujours d’accord. Ça, c’est dans vos rêves, tout au plus.

Les gens qui sont dans la rue, là, c’est des gens qui en ont marre que des riches se gavent sur leur dos, quelle que soit la couleur de peau des protagonistes. Il y en a qui ont des discours et des démarches pertinentes, solidaires, antiracistes, subversives. Et d’autres qui font de la propagande pour le Rassemblement national. Ces deux « camps » sont incompatibles. Il y a plein de gens qui se situent entre les deux. S’il y a un découpage à faire, c’est pourtant entre ces deux camps-là qu’il faut le faire. Que ça vous semble « moral » ou pas. Certain-e-s cherchent à nous imposer que le problème c’est Macron et rien d’autre. Non, le problème c’est les inégalités sociales en général, donc c’est aussi le racisme et le sexisme qui sont déjà forts dans la société à la Macron, et seraient encore plus pregnants dans une société dirigée par Marine Le Pen et consorts. Lutter contre ça, ça ne passe pas par un réflexe mi-culpabilisé mi-condescendant du bon blanc qui fait allégeance aux injonctions des opprimé-e-s racisé-e-s.

Dans un très bon texte publié en 2017, Mélusine, une femme racisée (dont la parole a vraisemblablement plus de poids pour vous que la mienne) développe un discours fin et précis sur la question:

« Il ne s’agit de nier la légitimité d’aucun mouvement autonome féministe et antiraciste : je nous veux conquérir chaque morceau du monde et que toutes les femmes puissent n’importe où parler, raisonner et se battre. Mais je refuse d’avoir pour seule exigence la qualité sociale des individus lorsqu’il s’agit de nouer des alliances politiques. Ces dernières années, une diversité de mouvements militants de femmes racisées a émergé : ils portent des revendications, des idées, des visions politiques différentes, divergentes, parfois incompatibles. Il nous faut à la fois exiger la pleine reconnaissance de la légitimité et de l’importance de leur existence, et la stricte analyse des projets politiques qu’ils promeuvent. L’inclusivité prônée dans les milieux militants ne saurait résumer l’ambition du paradigme intersectionnel : celle-ci doit être la pleine reconnaissance des femmes racisées comme actrices politiques – à écouter et à critiquer, à suivre ou à combattre. L’indépendance conquise par les femmes racisées vis-à-vis des mouvements féministes traditionnels ne peut pas, non plus, justifier la distance respectueuse – j’oserais, indifférente – adoptée par de nombreuses féministes blanches qui, en refusant de porter un jugement politique sur des sujets qui ne les regarderaient pas, choisissent d’entériner l’existence d’une étrangeté, d’une altérité incompressible entre elles et nous.« 

En tant que mec, en tant que blanc, j’ai énormément appris au contact de femmes féministes, au contact de personnes racisées antiracistes, et au contact de rebelles anti-autoritaires de tous horizons. Et que ça plaise ou non, je considère toutes ces personnes comme des égaux, des égales, sans condescendance, sans complaisance, sans allégeance non plus. Je ne les considère pas comme des références intouchables et incritiquables car sur certains points plus opprimées que moi. J’ai pas choisi d’être un mec blanc fils de prolo. J’ai pas choisi que cette condition de naissance me donne des « privilèges » ou des « handicaps ». Par contre, j’ai choisi de lutter contre ces conditions qui sont censées faire de nous des êtres trop différent-e-s pour lutter côte à côte avec des objectifs communs. Contre les replis identitaires et contre l’universalisme abstrait.

En tant qu’anarchiste, mon intérêt personnel est lié à nos objectifs communs: la destruction d’un système de domination et d’exploitation, le développement d’un monde sans hiérarchies sociales, où la liberté, l’égalité et la fraternité/sororité ne sont pas que des mots figés au fronton de bâtiments institutionnels mais des pratiques quotidiennes réelles. Pour ça, il y a toute une organisation sociale à démolir de fond en comble. Et dès aujourd’hui des rapports humains entre personnes au maximum dénuées de relations inégalitaires.

Ici et maintenant, prendre en considération d’où l’on vient, comment on est stigmatisé-e ou pas, comment on a des facilités ou pas, c’est super important, que l’entraide et l’égalité puissent être réelles et pas seulement des principes énoncés. Et pour ça, l’important n’est pas tant qui l’on est en tant qu’individu sociologique mais bien ce que l’on fait, concrètement, dans la vie quotidienne (dans la rue, au taf, dans la famille, dans nos milieux, dans toutes les relations sociales) et bien sûr, dans les luttes. L’objectif c’est pas de devenir des individus lisses et remplissant bien les cases du bon sujet opprimé. L’objectif, c’est de foutre en l’air les rapports sociaux de domination, qui passent notamment par le racisme, le sexisme, le capitalisme, l’État, toute l’organisation économique, sociale et politique de ce monde de merde.