Alors que des tentatives de structuration se font jour au niveau local et que de nouvelles formes d’action sont tentées ou envisagées, cette mobilisation apparaît plus que jamais comme le lieu d’une lutte stratégique entre revendications de classes et division fondée sur le principe de la préférence nationale : lieu stratégique, comme l’était la place de la Constitution d’Athènes au cours du mouvement des assemblées populaires de 2011, à la faveur duquel cette situation inédite, rappelée par Stathis Kouvèlakis dans un article récent, est peut-être apparue pour la première fois. « De la même manière que les Grecs mobilisés en 2011, les membres des gilets jaunes se positionnent électoralement sur un axe qui va de l’extrême gauche à l’extrême droite. À Syntagma, c’était même visible dans l’espace : les gens au discours nationaliste, voire d’extrême droite, s’étaient positionnés sur le haut de la place, tandis que le bas de la place est rapidement devenu le bastion des mouvances de gauche et libertaires. Il y avait une grande porosité entre le « haut » et le « bas » ; cela a joué un rôle important dans la dynamique de politisation à gauche de l’occupation. » Le mouvement des gilets jaunes, qui intervient après l’effondrement de la gauche grecque (2015), le vote d’un Brexit sous des auspices réactionnaires, les élections de Trump puis de Bolsonaro, se situe dans une séquence historique bien différente, marquée par la fermeture des frontières occidentales aux migrants chassés par la guerre, la pauvreté et le dérèglement climatique. La position de la gauche est dans ce contexte beaucoup plus défensive, au moins dans un premier temps ; mais il ne s’ensuit pas qu’elle ait pour autant intérêt à renier son histoire. C’est tout l’intérêt de la position défendue par le Comité Adama.

Un mois après ses débuts, ce mouvement apparaît toujours comme un mouvement en construction — mouvement social qui ne cesse de se définir et de se redéfinir, mouvement en reformation ou en mutation constante au sein duquel coexistent en outre des façons de voir, des pratiques et des forces opposées — des ennemis non seulement irréconciliables mais mortels.

Cette contradiction interne a pris un relief plus aigu après l’intervention télévisée d’Emmanuel Macron. La réponse présidentielle établit en effet une ligne de partage entre les groupes sociaux composant ce mouvement, et les revendications qu’ils portent : elle consiste plus ou moins à prendre en compte a minima certaines des attentes d’une partie de la classe moyenne plus conservatrice et aux attentes plus « patronales » (noyau dur ou « canal historique » anti-taxe, éventuellement anti-impôts) en les séparant de celles (royalement passées sous silence) des précaires, travailleurs et travailleuses pauvres, jeunes racisé.e.s, lycéen.ne.s, étudiant.e.s — sans même parler des collectifs pour le climat. Le volet sécuritaire de son intervention est dans le fil de cette stratégie de division : aux un.e.s une promesse de répression sans pitié, aux autres un mélodramatique « je vous ai compris » et la promesse solennelle que « le problème de l’immigration » sera traité — comme s’il ne l’était pas déjà par la répression impitoyable contre les migrants, les tentes déchirées par la police française, les mineurs laissés à la rue, les expulsions, les abandons en mer, la criminalisation des individus solidaires, les interdictions d’accoster. La manœuvre consistant à traiter à part les revendications salariales portées par les syndicats est de la même eau, et aussi habile. La complaisance avec laquelle la CGT s’est une fois de plus avancée dans le piège qui lui était tendu rappelle le « tour de canal » du mouvement contre la Loi Travail, mais est susceptible de laisser des fractures internes plus douloureuses et de contribuer à affaiblir davantage la Centrale de Montreuil. Comme par hasard, c’est le moment que choisissent certains cadres de l’extrême-droite (identitaires et RN) pour sortir du bois et revendiquer à visage découvert un rôle moteur au sein du mouvement des Gilets Jaunes (le cas de la collecte de fonds initiée et portée en son nom propre par Damien Rieu, militant proche de Marion Maréchal Le Pen, en faveur de la jeune Fiorina, « patriote » ayant perdu un œil pendant la journée du 8 décembre, est à cet égard indicatif). Face au risque de voir converger et s’agglomérer des expériences et des revendications issues d’horizons sociaux, idéologiques, politiques et culturels différents — d’une classe moyenne (plutôt blanche) terrifiée par le risque du déclassement, des banlieues populaires et de leurs habitant.e.s racisé.e.s, plus exposé.e.s que d’autres aux violences policières et au chômage, du monde salarial, des lycées et des facs —, la réponse de l’exécutif semble bien être de renforcer l’hégémonie croissante de l’extrême-droite sur la seule France à laquelle Emmanuel Macron semble avoir tenu de s’adresser. La gauche (prise dans un sens très large, des étatistes aux libertaires) se retrouve ainsi prise en tenaille entre le marteau néo-libéral et l’enclume fasciste.

Mouvement s’opposant frontalement à la direction néo-libérale, la mobilisation des Gilets Jaunes doit être vue comme le lieu d’une lutte stratégique, conduite non seulement contre un ennemi externe mais en son sein, sur le seul terrain où l’extrême-droite se développe et le seul aussi, par conséquent, où elle peut être efficacement combattue, le terrain social.

Ces deux luttes ne s’annulent pas l’une l’autre, ne sont pas exclusives l’une de l’autre mais doivent être menées de concert. Contrairement à ce que qu’avance Éric Hazan, le combat contre les idées d’extrême-droite ne peut être mis en veille ou minoré au bénéfice de la lutte contre le gouvernement en place au prétexte que nombre de Gilets Jaunes partagent ces idées, y sont perméables ou ont voté Le Pen aux dernières élections. Le mouvement des gilets jaunes est le lieu même où ces idées peuvent être mises en échec comme elles l’étaient souvent, dans les bastions ouvriers, à la faveur d’une grève et des relations de solidarité inédites qui s’y nouaient. Que les Gilets Jaunes ne puissent faire reculer la direction néo-libérale que si, dans le même temps, les principes de séparation, de division et de « préférence » défendus par l’extrême-droite y sont mis en échec n’est pas un postulat abstrait mais a au contraire été mis en évidence par ce mouvement lui-même : c’est au point où ses revendications étaient le plus sociales que cette mobilisation a le plus menacé et fait reculer l’exécutif. Le combat contre ce gouvernement, ses politiques, son monde et ses donneurs d’ordre, n’autorise aucune complaisance vis-à-vis des thèses de l’extrême-droite, aucun aveuglement vis-à-vis de sa stratégie, et ne sera pas remporté ni facilité par une alliance contre-nature ni par aucune forme de déni, fût-il « provisoire » — comme si le sens critique ou l’entendement pouvaient en la matière être mis entre parenthèses —, pour une raison qui tombe sous le sens : l’extrême-droite n’a jamais eu pour objectif de menacer le capital mais constitue pour l’oligarchie une solution de dernier recours en période de crise.

Les arpenteurs d’un soi-disant « espace intermédiaire » entre lutte de classes et préférence nationale ou purification ethnique n’ont pas d’autre fonction que de brouiller les pistes. Un tel espace n’existe pas. Ceux qui prétendent l’occuper sont des charlatans et des marchands de sable.

Une victoire contre Macron ne sera obtenue que si, de l’intérieur du mouvement, les participant.e.s aux mobilisations travaillent à mettre en échec les tentatives de l’extrême-droite visant à le récupérer. Ce travail consiste aujourd’hui à renforcer ses revendications sociales.

Orienter le mouvement sur des positions étrangères à la lutte de classes est manifestement la fonction, habile, du Référendum d’initiative citoyenne — habile dans la mesure où il s’agit d’une revendication démocratique. « Pourquoi, se demande un ami, opposer revendications démocratiques et sociales? On veut les deux. » La question en cache peut-être une autre, plus délicate : comment s’opposer à l’extrême-droite si la pièce qu’elle avance présente toutes les garanties d’une revendication démocratique? Autant, semblent penser certain.e.s, la prendre de vitesse sur ce point.

Dans un communiqué de presse publié le 17 décembre, le groupe La France insoumise annonce qu’il déposera une proposition de loi afin d’inscrire le Référendum d’initiative citoyenne (RIC) dans la Constitution, et Edouard Philippe a déjà annoncé qu’un débat serait organisé en ce sens. Une telle complaisance, et à ce niveau, à l’égard d’une revendication provenant d’un mouvement que ce même gouvernement a par ailleurs réprimé de façon acharnée, devrait à tout le moins nous mettre en alerte.

La lutte se mène sur le fil du rasoir et tout abandon d’une position de classes pourrait, comme l’écrit Yves Pagès dans un texte publié le même jour, s’avérer mortelle — en particulier pour celles et ceux que les annonces d’Emmanuel Macron ont laissé délibérément sur la touche, chômeuses, chômeurs, précaires, travailleuses et travailleurs pauvres, jeunesse des banlieues populaires.

Le fait que la revendication du RIC ait quasiment éclipsé en l’espace de quelques jours les revendications sociales portées par le mouvement dans la période précédente ne doit sans doute rien au hasard.

L’audience simultanée que recueillent les thèses d’Etienne Chouard auprès des Gilets Jaunes constitue un autre signe de cette menace et incite à la vigilance.

Lors d’une assemblée toulousaine, une gilet jaune proposait récemment que la revendication du RIC soit adoptée par ce collectif local au détriment de toutes les autres, comme si la fonction du RIC était décidément de brader l’avancée sociale de ces dernières semaines. Face à ce cheval de Troie et à l’engouement qu’il suscite, la réponse peut être délicate, et il n’est pas certain qu’un rejet en bloc soit la solution la plus efficace. Les participant.e.s aux AG seraient peut-être plus avisé.e.s de dénoncer la manœuvre, de nourrir la discussion en produisant des éléments critiques, de mettre en cause le positionnement d’Etienne Chouard qui joue, en la matière, un rôle de défricheur, et d’exiger qu’une revendication institutionnelle ne soit pas affichée au détriment mais au bénéfice et en appui des revendications sociales (hausse du SMIC et des minimas sociaux, retour de l’ISF) — les seules qui aient jusqu’à présent fait trembler le gouvernement et déstabilisé l’extrême-droite.