Les gilets jaunes ont par ailleurs suscité beaucoup de méfiance dans les milieux politiques de gauche radicale. Les premières revendications exprimées (la baisse des taxes et le pouvoir d’achat) et le caractère brouillé de leur ancrage politique ont suffi à effrayer ou déboussoler les militants, à qui on disputait d’un coup le monopole de la contestation de masse, ou des radicaux confrontés à une agitation extrême mais en même temps assez indifférente aux théories et projections qui avaient permis jusque là de rêver une insurrection ou un soulèvement populaire. Il y a clairement des minorités agissantes d’extrême droite au sein des gilets jaunes. Et des minorités agissantes anarchistes et/ou communistes révolutionnaires. Mais ces petites gouttes radicales ne pèsent pas lourd dans le bordel. On a entendu des propos racistes et sexistes, des paroles poétiques ou prophétiques ; on a aperçu des gestes d’une immense générosité et constaté un appétit étonnant pour les thèses conspi’. Mélange complexe et singulier pour chaque bled, mais enfin détonnant.

La révolte est là, elle se déploie depuis ces présences qui, si elles ne cadrent pas avec nos belles idées, ont le mérite de la faire vivre et rebondir de manière bien improbable (c’est-à-dire historique). Et une fois surmonté le malaise suscité par la mobilisation récurrente de concepts (Peuple, Nation) et de symboles (Marseillaise, drapeau Français) traditionnellement investis de manières réactionnaires, on découvre que la vie du mouvement, celle vécue notamment depuis les rond-points, s’organise à une échelle locale et met en pratique des principes d’auto-organisation et de refus de la représentation, à deux pas d’où on habite. Des amitiés s’y nouent et des intimités s’y partagent. On y transforme sa haine des pouvoirs politiques et économiques en force collective pour s’affronter effectivement à ces modes de gouvernement, en organisant des blocages de flux divers et variés (autoroutes, raffineries, ports et aéroports, plateformes logistiques… et puis la simple présence qui ralentit un peu et fait que dans nombre de zones artisanales ou industrielles on ne va pas au boulot comme si de rien…) et des descentes visant les centres de pouvoir et de décision le week-end (cœur palpitant et commerçant des métropoles, même moyennes, mises à sac, attaques de préfectures, affrontements avec la police).

L’irruption des gilets jaunes constitue un moment historique… comme si le fameux anniversaire de 68 s’était rappelé aux bons souvenirs des modernisateurs trop sûrs d’avoir changé de monde ou plutôt, dans leur triste métaphysique, de « logiciel ». Au delà de l’anecdote, plusieurs camarades ayant « vécu 68 », comme on dit, nous faisaient part de curieuses impressions de déjà vu : ça part de partout, à chaque coin de rue, les gens se parlent comme jamais, les groupuscules sont dépassés, on a l’impression confuse que ça ne peut pas aller plus loin, et en même temps que ça ne peut plus s’arrêter… Bien sûr, il manque quelques sur-signifiants : la « classe » ou le prolétariat, la révolution internationale, la confiance dans un avenir socialiste ou autogestionnaire. Le manque d’horizon politique présentable nous évitera peut être quelques illusions ou désillusions ; il nous jette en tout cas de plein pied dans l’événement. On dirait bien que c’est maintenant que ça se passe…

Dur pourtant de s’y jeter sans élément de cartographie, sans repère ou sans prudence. Évidemment l’expérience de ces dernières semaines (et nous ne sommes pas des gilets jaunes de la première heure) et la nature proprement anarchique du mouvement ne nous permettent pas de proposer un guide de voyage ou un programme en bonne et due forme. On se contentera donc provisoirement de quelques vignettes, de bribes d’atmosphères, de questions ou de gestes balancés au hasard de la langue : en abécédaire. Et plutôt dans la région lyonnaise.

Acte 1, 2, 3, 4, 5, 6, etc.
À l’opposé des « journées d’actions » syndicales, décidées par les grandes centrales et espacées dans le temps (et qui mènent invariablement le mouvement social de défaite en défaite), les gilets jaunes ont d’entrée de jeu imprimé un certain rythme à leur mobilisation. Chaque semaine s’organisent blocages et actions, à la base, avec le week-end un nouvel acte consistant à se regrouper pour monter sur Paris ou dans la grande ville avoisinante pour une manif , parfois émeutière, toujours débordante. Pas de centralité donc, mais des annonces sur les réseaux sociaux qui deviennent virales et sont reprises dans les mass media. C’est aussi ce qui fait directement monter la pression chez les décideurs (politiques, économiques…) : un représentant syndical de commerçants s’alarme : « il ne faut pas d’acte IV, on ne s’en relèverait pas »… quand un syndicaliste policier, peu habitué à voir ses collègues se prendre des raclées en maintien de l’ordre, menace les manifestants : « je crains que samedi prochain, si on ne nous écoute pas, nous devrons comptabiliser des morts des deux cotés ». À l’acte V, on compte certes moins de monde et Paris se retrouve cadenassé par 8000 policiers mais ça reste électrique dans plein de bleds : encore des coupures d’autoroutes, des opérations escargot, des blocages de supermarchés (dont certains permettent d’arracher un treizième mois comme pour les employés du Leclerc de Firminy). À Lyon, la manif gilets jaunes a littéralement forcé la nasse policière à Bellecour et s’est déversée sur les berges du Rhône et la presqu’île (après quelques accrochages avec les fachos locaux), faisant fermer les boutiques du centre-ville sur son passage.

Anarchique.
On y croise peu d’Anarchistes patentés (de toute façon y en a pas un sur cent). Par contre, le mouvement nous met clairement aux prises avec la singulière « anarchie du réel » : comment la zone industrielle la plus désolée peut secréter et agréger des modes de présence ou d’être imprévisibles… La multiplicité des ronds points occupés, des cortèges motorisés ou non, évoque la dissémination dans le réel de monades plus ou moins folles et farfelues (les queuleuleus sur les giratoires, le DJ qui ramène ses platines pour un set, etc.). De là l’impossibilité (clairement revendiquée) de se donner des représentants. On est sur de l’ auto-organisation à la base, chaque rond-point étant une petite commune, un petit point d’organisation et d’initiatives possibles, en même temps qu’une bifurcation dans les vies plus ou moins misérables qu’on expérimentait jusque là. Toute vision d’ensemble du mouvement semble impossible, tellement c’est fragmenté. Même pour le nombre de gens on ne sait pas, tellement ça tourne. L’ambiance à Feyzin n’est pas la même qu’à Beynost, Villefranche ou St-Quentin Fallavier. L’ensemble forme par contre une situation fortement métastable, c’est-à-dire particulièrement vulnérable à l’événement : une arrestation qui passe mal comme au Pouzin et c’est 200 gilets jaunes énervés qui rappliquent et s’en prennent des heures durant aux forces de l’ordre (19 gendarmes blessés). Vinci Autoroutes communique en affirmant que tous les automobilistes passés entre les mailles du filet à l’occasion des opérations péages gratuits devront payer, plus les frais de dossiers… et l’embrasement reprend le soir même : un péage est incendié à Bandol.

Assemblées.
À Feyzin, principal QG des gilets jaunes dans la métropole lyonnaise, l’assemblée n’existe pas vraiment. On peut parfois y voir émerger spontanément une discussion collective sur la nécessité pour chacun de prendre part à l’entretien du camp ou sur les besoins logistiques du moment mais les actions sont plutôt décidées à l’initiative de quelques-uns qui prennent des mines de conspirateurs et annoncent la couleur à l’heure H. L’absence de mise en débat de la vie du mouvement pose problème. Les cibles des actions ne sont donc pas décidées collectivement et il faut une bonne dose de confiance pour accepter de se mettre en jeu pour un blocage dont on ne connaît pas la teneur avec des gens qu’on a rencontré il y a moins d’un mois. Ça crée forcément des frustrations, comme après l’occupation de l’hôtel de Région début décembre où la portée symbolique du geste n’était pas au goût de tout le monde. « On n’en a rien à foutre de Wauquiez », « Si c’était pour venir ici, il fallait tout brûler » résument assez bien le sentiment qui dominait à la sortie. Ça n’empêche pas de parler politique. Tout le temps. Et encore une fois les réalités locales sont partout différentes. Depuis Saint-Nazaire et Commercy par exemple, des appels à la création d’assemblées populaires ont été lancés et expérimentés.

Auto-organisation.
On a tout dit de ce mouvement, notamment qu’il était très mal organisé. Pour un mouvement soi-disant informel, arriver à tenir jusqu’à des centaines de rond-points et faire des milliers d’actions chaque semaine, sans se baser sur des structures déjà existantes, mais sur les liens existants entre les gens localement, c’est plutôt pas mal. Il y a cette vitesse folle à laquelle les gens résolvent les problèmes matériels liés au mouvement. (Comment tenir un lieu, en faire un QG ? Comment dormir sur place et gérer l’approvisionnement ? Comment organiser les actions, les montées sur Paname ?) À Feyzin, les gilets jaunes organisent leurs propres maraudes pour apporter aux gens de la rue toute la nourriture et les couvertures qu’ils ont en trop. De fait, dès qu’une situation est suffisamment forte, elle crée de fait son organisation grâce aux gens qui se jettent à corps perdu dedans. Et se donnent tous les moyens . Micro-miracles de la lutte.

Fachos (et autres trucs) flippants.
On l’a dit, des codes et des symboles usuellement utilisés par l’extrême droite sont présents (même si la marseillaise est sans doute aussi parfois chantée dans son acception révolutionnaire) et peuvent côtoyer des graffitis « ACAB » et autres « pas de justice, pas de paix » sur une même occupation.
Par moment, le mouvement perd sa folie et se met à être habité par un esprit hyper-responsabilisant. Comme lors de l’action d’occupation du conseil régional (à Confluences) avec un speech des organisateurs sur le fait que l’action se fait pour et au nom des « français », qu’il va falloir respecter la police (« pas d’outrages aux flics ») et que tout le monde soit fouillé avant d’y aller.
Il y a aussi une certaine présence de l’extrême droite, des fois affichée, des fois en scred comme avec ces politicards des Jeunesses Identitaires qui, pour l’acte IV, profitent de la manif et se précipitent pour en prendre la tête et faire des photos avec leur banderole « Marrakech c’est non » pour la publier sur leur twitter (l’air de dire le mouvement c’est nous) avant de se barrer, leur coup d’éclat réussi. À Beynost ou ailleurs, le fait de tomber sur un facho déclaré puis un sympathisant Rassemblement national, ça calme forcément. Il faut dire que les fafs se sont jetés immédiatement dans le mouvement pendant que nous autres regardions toute cette agitation, de loin, un brin dubitatif, en essayant de faire correspondre le réel avec des idées toutes préconçues sur ce que devrait être un mouvement révolutionnaire.

 

Des antifascistes ont sorti un groupe d’extrême-droite de la manifestation
par Game of sparta

Gilet jaune.
Un signifiant vide, tellement vide que souvent les gens écrivent ce qui les habite sur leurs gilets (« casseur », « pas casseur », « gaulois réfractaire », « Macron, tes putes t’emmerdent », « gitan moins voleur que Macron », etc.). Tout le monde peut en être. Il suffit juste de l’enfiler et de venir. Revêtir son gilet c’est se rendre visible et prendre parti, avec tout un éventail de modalités possibles : du gilet posé sur son tableau de bord, à celui qui tient le rond point jour et nuit, en passant par celle qui monte à Paris pour bordéliser les quartiers riches. L’effet gilet jaune permet aussi de se reconnaître et de se compter. Et dans certains coins, on sent vite qu’on est pas tout seul. Il suffit de traverser la diagonale du vide en voiture pour se rendre compte de l’ampleur du mouvement.
Le gilet jaune, c’est aussi ce que portent les travailleurs les plus déclassés, c’est ce qu’on enfile quand on est en panne ou en rade, sur le bord de la route, en galère. Jaune comme la couleur imposée aux bagnards, aux juifs et aux prostituées à une certaine époque. Mais en regardant un peu en biais ça brille aussi… Comme l’or alchimique des vérités fragmentées puis recomposées, quand les morceaux entrent à nouveau en résonance et se mettent à irradier, « quand la douleur des routiers se reconnaît dans celles des caissières de grands magasins » (paraphrase de l’intitulé d’une vieille brochure anglaise des années 90).

Grammaire commune.
Malgré son caractère fragmenté, et son côté hyper décentralisé (« de toute façon, chacun fait ce qu’il veut » est une phrase qui revient souvent), il y a des éléments communs et constants qu’on retrouve à peu près partout : l’immense besoin de parler et de partager ses intimités, ses analyses du monde en termes de forts et de faibles, la haine des médias mainstream et le goût pour les réseaux sociaux, l’impression de se faire avoir (pour rester poli) depuis longtemps et dans beaucoup de domaines, la certitude que c’est en foutant le bordel qu’on peut arriver à quelque chose et la défiance vis-à-vis des partis et des syndicats pour ce qui concerne le déroulement du mouvement. Une grammaire apprise sur le tas aussi, et très vite : masques à gaz, serum phy’, lunettes de piscine comme minimum vital à trimballer avec soi quand on veut prendre la rue.

Inexpérimentés.
D’abord, les gilets jaunes ne sont pas un sujet politique classique (les ouvriers, les lycéens/étudiants, les chômeurs, les agriculteurs…), c’est-à-dire que c’est un peu de tout ce beau monde (pas mal de galériens quand même) mais moins les instances de co-gestion syndicales et autres qui assurent quoiqu’il arrive la médiation (propageant la certitude que le conflit aura sa solution, le mouvement social ses dates de mobilisation puis sa fin).
Surtout, les gilets jaunes sont des « primo-manifestants » [1], comme disent les croque-morts de Sciences Po’ : c’est leur premier mouvement, leur première manif , ils ne comprennent pas grand chose à la politique ni aux « mécanismes institutionnels », etc. Résultat ils ne tombent pas dans le piège de la représentation ni de la responsabilité (laissant aux syndicalistes gestionnaires le monopole du « il faut bien savoir finir une grève ») ; ils ne connaissent rien aux manifs : ils débordent donc allégrement le dispositif policier, bougent différemment des foules syndiquées et bien rompues à l’art de se faire balader [2] selon le parcours officiel (cortège de tête et black block inclus).
Quand on dit qu’ils manquent d’expérience, en réalité ils en sont pleins, emplis de sincérité, d’un sentiment immense de légitimité qui leur permet de se jouer des codes et d’ignorer la peur. Rares sont les mouvements où on balance des carcasses de voitures enflammées dans des barrières de péage autoroutier avec la même énergie qu’on bouscule une ligne de gendarmes mobiles pour atteindre l’Élysée, parce que « Macron faut qu’il dégage ».

Manifs.
« Les gens qui viennent manifester à Paris viennent pour attaquer Paris, lieu de pouvoir et Paris, lieu de richesse ». Ce n’est pas un groupuscule gauchiste qui le proclame, c’est le Préfet de police de Paris qui le constate, après des épisodes / actes qui auront vu la capitale secouée par ses plus belles émeutes depuis des lustres. Et c’est valable pour nombre de villes moyennes « en région » : le Puy-en-Velais, Dijon, Sainté, Bordeaux, Toulouse, Lyon, Marseille… Attaques de la pref’ ou de l’hôtel de ville, voitures retournées, barricades enflammées, guérilla urbaine et saccages de quelques belles boutiques en centre-ville. L’ampleur des affrontements, la hauteur des incendies et la détermination de la foule en gilets jaunes est telle à Toulouse et à Paris que les protagonistes ont eu le sentiment de basculer, le premier décembre, dans un épisode révolutionnaire où tout semblait possible, à portée de main… Les armes chimiques embarquées dans les blindés déployés à Paname une semaine plus tard, ainsi que l’hélicoptère prêt à exfiltrer le premier de cordée en cas de prise de l’Elysée, indiquent que des gens bien placés dans l’appareil de gouvernement ont dû avoir la même sensation.

Moyens (se donner les).
On assiste en quelques semaines à la (re)découverte immédiate de toutes les soit-disant trouvailles radicales de ces quinze dernières années. Comme le mot d’ordre, issu du mouvement contre le CPE de 2006, « Bloquons tout », qui pour la première fois n’est plus seulement une invocation gauchiste mais tend à devenir réellement effectif. C’est d’ailleurs un des mérites de ce mouvement que d’avoir eu la certitude que c’est seulement en ayant une incidence sur les flux, qu’on pouvait réellement avoir une prise sur la situation. Ça a semblé évident pour tout le monde, dès le premier jour. Les occupations de rond-points ont rapidement pris des tournures de mini-zad ou de presidi [3] du mouvement No-Tav avec des bâches puis des cabanes, des brasero puis des cheminées. Sur plusieurs rond points on construit en dur ; à Meximieux ils ont fait un château en pneus… De plus en plus de monde descend en manif équipé : lunettes de piscines, masques à gaz, équipes médicales histoire d’être en capacité de faire face à la police .

(anti-)Métropolitain.
Le mouvement des gilets jaunes est parti, nous dit-on, d’une histoire de gazole, il s’est répandu depuis l’expérience de plein de gens qui galèrent et doivent tout le temps prendre leur bagnole pour aller en ville, aller faire les courses, etc. Il naît hors des grandes villes, des grandes concentrations capitalistes. Et le sentiment d’humiliation qui a servi de combustible s’attache aussi bien à des gens qu’à des territoires, les zones péri-urbaines, la grande périphérie qui prend sa revanche en bloquant les flux métropolitains ou en mode razzia sur la ville des bourges. Curieux moment maoïste de la prise de la métropole par les campagnes environnantes.

Peuple.
Sur le marché des mots, le terme « Peuple » a la côte. Il est à un carrefour où plusieurs bifurcations sont possibles, suivant l’évolution du mouvement et ses suites. Et déjà, on sent qu’il en faudrait peu pour qu’il parte (sans espoir de retour possible) rejoindre des mots comme « République » ou « laïcité » dont le sens a dévié pour servir désormais au maintien de l’ordre.
Dans le mouvement, au moins trois acceptions du terme sont en lutte les unes avec les autres : 1) le « peuple français » en vis-à-vis du pouvoir politique, des gouvernants (son souverain) auquel il s’adresse, réclame, revendique. Ce peuple là a besoin d’être reconnu (même en grognant). Sous ce format-là, le peuple est un mouvement revendicatif, qui se pense juste comme beaucoup plus légitime que tous les autres (« on est là pour tout le monde »). Mais c’est aussi difficile de s’organiser comme ça, il y a des problème d’échelle (les « Français », ce qui nous écorche les oreilles, au-delà du partage d’une langue, implique bien des médiations ennemies).
L’horizon de ce peuple est sa reconnaissance et la négociation (un gouvernement qui redevient raisonnable et finit par entendre les doléances de ses ouailles).
2) Le peuple comme l’ensemble de ceux et celles d’en bas en lutte pour la justice, la dignité contre ceux d’en haut. Ceux qui ont une face contre ceux qui n’en ont pas (« mais comment il se permet de nous parler, de nous mépriser »). Ceux qui galèrent contre ceux qui se gavent (« toujours les mêmes »). Dans cette acception, le recours au peuple est le carburant de la lutte, ce qui met en mouvement les foules, la position à partir de laquelle les gens se sentent parfaitement légitimes à tout. Subjectivement, ils sont dans leur bon droit, ce qui leur donne une intrépidité folle. Dans ce sens-là, il y a un besoin de se dire « du peuple » pour pas être un pelo tout seul sur son rond-point, écrabouillé sous les galères du quotidien mais un élément d’un ensemble plus vaste qui peut avoir la même force et la même mission que le peuple de 1789 ou celui de juin 1848 (par exemple).
L’horizon de ce peuple est de faire tomber le régime (tant que Macron se maintiendra, on galèrera) comme les révolutions du monde arabe il y a quelques années.
3) Enfin, ce qui peuple ces endroits et ces moments, le peuple des ronds points , ce qui se met à croître en nous (l’intelligence des blocages, le courage face à l’appareil policier, la tendresse et les colères méchantes, les idées stupides, etc.) à mesure qu’on vit ce mouvement.
L’horizon de ce peuple, c’est l’accroissement de l’autonomie, la destitution du pouvoir et la sécession. Pas sûr que ce soit ce peuple là qui l’emporte.

Police.
S’il existe un sujet qui incarne l’ambivalence de ce mouvement et le caractère parfois fluctuant des positions qui y sont défendues, c’est bien le rapport à la police. Sur les ronds points, une proximité se crée rapidement entre ceux qui tiennent le camp et ceux qui sont là pour les surveiller. Il faut dire qu’à toute heure du jour et de la nuit des équipages sont mobilisés et qu’ils la jouent sympa (« nous aussi on vous soutient, mais on ne peut pas le montrer »). En face, certains ont déjà compris que la police représentait un obstacle décisif pour le mouvement (sans son appui, le régime tombe). Que dans l’expression « les forces de l’ordre », il faut avant tout entendre maintien de l’ordre social. D’autres disent qu’ils sont « comme nous », qu’ils sont aussi les victimes d’un système qui nous broient et qu’ils ne font qu’obéir aux ordres. Mais ce discours ne tient pas toujours face à l’épreuve sensible. Ceux-la même qui scandent en début de manif « la police avec nous » se retrouvent parfois en fin de cortège les yeux rougis par la lacrymo à ériger des baricades et être plus compréhensifs quant aux jets de projectiles sur les flics.
Sur les réseaux sociaux, les récits des violences policières, des arrestations arbitraires, des humiliations et des mutilations ont vite envahit les pages facebook des groupes de gilets jaunes. Ce mouvement a déjà gagné quelque chose. Il a appris à de nombreuses personnes, jusqu’ici éloignées de la réalité de la violence d’État, à se méfier sérieusement de ceux qu’ils croyaient assignés à leur protection. De l’indignation au basculement, il n,’y a parfois pas bien loin.
En tout état de cause, la position anti-flics (qui les voit comme une force au service de l’adversaire) et celle qui espère une fraternisation avec les forces de l’ordre se synthétisent malicieusement dans cette banderole aperçue un jour de manifestation parisienne : « La police avec nous. Il n’y a pas de mauvais chiens, il n’y a que des mauvais maîtres ». Tout est dit.

Réseaux sociaux.
À défaut d’ assemblée , on s’organise beaucoup par les réseaux sociaux : une organisation rhizomatique, où telle ou telle initiative va prendre, de manière assez anarchique . C’est aussi un mode de coordination très premier degré : on met un post sur facebook pour annoncer une action vraiment chaude, pour les motivés, à grand renfort d’émoticon « incendie » « incendie » ; bizarrement la police est au rendez-vous et elle dégage assez vite la tentative de blocage du port Édouard Herriot. On peut y voir un certain amateurisme (ok ces gens sont inexpérimentés ) mais aussi un sens de l’action décisive. Pendant les printemps arabes aussi les gens étaient en mode ça passe ou ça casse, s’affichaient sur les réseaux sociaux, marque de leur sincérité et de leur détermination (et de toute façon ceux qui ne s’affichaient pas directement étaient débusqués grâce à des technologies françaises de contre subversion). À part les failles de sécurité, un des inconvénients majeurs des réseaux sociaux c’est qu’ils configurent le genre de vérités politiques qui circulent au sein du mouvement : et là on est plus sur les fake news customisées par RT et les services russes que sur des propositions opéraïstes ou des éléments de programmes révolutionnaires. Le fameux truc du référendum d’initiative citoyenne a pour champion un Youtuber proche de Soral… De manière moins anecdotique la force et l’intelligence de ce qui est dit dans le mouvement se voit plus dans les images et les vidéos que dans les textes (comme pendant le mouvement contre la loi Travail résumé par ses mots d’ordre et slogans peints sur les banderoles et les murs, puis relayés sur Internet).

Revendications.
« Ils sont même pas clairs entre eux », « certaines sont dégueulasses » (expulser les déboutés du droit d’asile, plus de moyens accordés aux flics…). De la part d’un mouvement volontairement très peu structuré (mais pas inorganisé du tout) qui clame unanimement que n’importe qui peut dire ce qu’il pense et « avoir ses propres revendications », c’est assez normal de trouver tout et n’importe quoi dans ce qui est demandé. Des trucs les plus classiques, aux plus ambitieux et aux plus ahurissants en passant par les plus idiots et les plus craignos.
Ce qui est sûr, c’est que le fait de ne pas réussir à formuler une série de revendications très clairs et consensuelles chez les gilets jaunes et ne pas avoir de représentants reconnus par l’ensemble du mouvement – du fait de la peur omniprésente de la récupération – est précisément une de leurs forces. C’est ce qui fait qu’en face le gouvernement patine, ne sait pas bien comment répondre (pourquoi recevoir ces trois guignols plutôt que d’autres, alors qu’on sent qu’ils ne maîtrisent rien et ne peuvent pas calmer « la base »…). Cette difficulté à « dialoguer » et trouver des « interlocuteurs crédibles » est une chance car elle casse la dialectique qui nique à peu près tous les mouvements à l’heure actuelle : un groupe avec des revendications face à un pouvoir plus ou moins prêt à des concessions et à la fin un accord trouvé entre les deux parties qui restent finalement solidaires entre elles (ou aucune concession quand le rapport de force est trop faible).
En même temps, Macron, comme fonction historique, ne peut pas répondre positivement à ces revendications (y a qu’à voir l’arnaque de ses propositions : pour vous j’accélère les réformes qui étaient déjà dans les tuyaux). Le champion de l’économie triomphante ne va pas arranger la chair à patrons qui se révolte. Et on voit mal comment le champion de la gouvernance 2.0 va pouvoir accepter le RIC (référundum d’iniative citoyenne), se mettre à démocratiser à tout va et risquer d’augmenter l’ingouvernabilité des temps présents.

Ronds points.
Dans la pensée taoïste chinoise, il existe une fascination pour le moyeu de la roue, l’élément vide à partir duquel impulser du mouvement. À la base ça doit servir à ça aussi les ronds points, des zones vides dans lesquelles les solitudes en bagnole prennent leur élan ; petites billes de frondes balancées de rond point en rond point, du dodo au boulot et inversement. Les ronds points c’est triste, c’est con aussi, avec leurs œuvres d’art calibrées pour ne pas trop attirer l’œil, ni trop belles ni trop moches. Et au cœur du rien, les intrépides gilets jaunes bricolent leurs camps de base, tout près des sorties d’autoroute ou des plateformes logistiques qu’ils bloquent ou saccagent régulièrement (façon Villefranche, Narbonne, Perpignan, Manoque…). Mention spéciale pour Mionnay et sa guinguette entre les cabines de péage et le transfo électrique. Maintenant, à chaque fois que ça tourne, du coin de l’œil on guette la possibilité d’un éclat doré et de quelques planches, un point où éprouver les singulières complicité du peuple des ronds points et partir à l’assaut des métropoles.

Notes

[1] Quand ils se font arrêtés, la justice les qualifie de « primo-délinquants ».

[2] « On est pas des moutons, on va pas là où ils veulent » comme le dit une gilet jaune pour expliquer leur refus de se rendre sur le Champs-de-Mars à Paris pour les premières manifs.

[3] Au singulier Presidio, peut se traduire par présence, rassemblement, garnison, piquet. Dans le mouvement No-Tav, la nécessité de défendre des terrains sur le long terme contre la construction d’une ligne à grande vitesse a conduit à construire en dur : de petites cabanes, plus ou moins luxueuses, pour se retrouver, manger & dormir, se protéger du froid, discuter, etc.