24 novembre sur les Champs-Elysée. La terrasse d’une brasserie part en fumée. Un A cerclé sur la devanture, à quelques pas de là où gueulaient quelques minutes avant des militants du Bastion Social « On est chez nous ». Le porte-parole historique des Identitaires, maintenant au service de Marine Le Pen, précise sur Twitter que la casse n’est pas si grave — alors que des camarades revendiquent d’avoir affronté les flics plusieurs heures. Mélenchon sur son blog, après avoir évoqué, comme l’extrême droite, une conspiration visant à ternir le mouvement, appelle à la « convergence populaire face aux libéraux ». Et se félicite de la présence sur les blocages de « militants de tous bords ». Il est récompensé par des messages de l’extrême droite radicale qui appellent à un soutien des Gilets Jaunes allant du patron de la France Insoumise à Wauquiez… Dans ces quelques situations se révèle une confusion politique extrême, où l’ambiguïté du mouvement, malgré des caractéristiques objectives de droite voire d’extrême-droite, se manifeste au travers les différents appels à soutien. S’il est évidemment difficile de dresser un portrait subtil à un instant T, dans un mouvement naissant et nécessairement flou, on peut être sûr d’où il vient, presque certain d’où il va et à qui il sert. Cela devrait être bien suffisant pour se positionner.

Les Gilets jaunes naissent d’abord dans les réseaux des « usagers de la route » en colère. Contre les radars — avec l’une des mobilisations qui avait rapproché une fraction de l’extrême droite à des pratiques de sabotage et d’action directe, tout en leur assurant un certain succès populaire. Contre les limitations de vitesse. Et ensuite, évidemment, contre les taxes sur l’essence. Autant de sujets à succès depuis des années pour une fachosphère particulièrement suivie en France, avec des audiences énormes et sans équivalent à gauche. Principale caractéristique commune : les revendications n’intègrent aucune dimension globale ou sociale. Ce qui est pratique quand l’objectif premier n’implique pas une refonte de la société sur des bases plus justes ou, plus simplement, la remise en cause du système.

Car le vrai fond de roulement de la fachosphère, c’est le ressentiment. Contre les taxes. Contre les bobos [1]. Et depuis des années, des succès éditoriaux se bâtissent là-dessus, quitte à tordre la réalité dans tous les sens : « la France périphérique », pseudo-concept développé par le géographe réactionnaire Christophe Guilluy qui sert malheureusement de fondement à de nombreuses analyses médiatiques et politiques — alors qu’il est totalement déconnecté de la réalité géographique et sociologique française [2] — ; celle des prétendus « oubliés » face aux minorités ; du « pays réel » [3] ; des gens « pas racistes mais qui votent FN pour se faire entendre ». Une hégémonie culturelle se bâtit là-dessus, au moment même où partout dans le monde l’extrême droite engrange ses plus gros succès électoraux et accède un peu partout au pouvoir. En Russie, en Hongrie, aux Etats-Unis, en Angleterre, en Italie, au Brésil… Une hégémonie culturelle telle que des groupes supposés anti-autoritaires sont amenés à reprendre aujourd’hui ces concepts et à dénoncer celles et ceux qui trouveraient ça dangereux.

Pour que des mouvements sociaux marchent, il faudrait dorénavant qu’ils cessent de rêver d’un monde meilleur tout de suite, d’une émancipation pour tous et toutes, de solutions communes et égalitaires. Il faudrait être raisonnable. Plutôt qu’analyser les véritables failles des derniers mouvements (qui sont nombreuses), on préfère jeter le bébé avec l’eau du bain et épouser une rhétorique d’extrême droite ou a minima confuse. Des slogans publicitaires plutôt qu’une remise en question. Partager des blocages avec des petits entrepreneurs qui envoient leurs salarié·es bloquer. Prendre la suite de l’extrême droite radicale sur des barricades face aux flics. Faire le jeu de factions fascistes pour participer au mouvement. Reprendre à son compte l’antisyndicalisme. Interpréter un soit-disant apolitisme comme étant de gauche. Valider une organisation sur Facebook plutôt que des assemblées locales. Parier que la solution révolutionnaire réside dans une danse vertigineuse avec les forces les plus réactionnaires.

C’est que la séquence politique qui s’est ouverte depuis une dizaine d’années en France, comme partout dans le monde, est celle du populisme. C’est-à-dire le pari de s’appuyer sur les affects les plus sombres attribués au peuple. Notre mouvement avait jusqu’à présent su s’en garder. Basculer dans le populisme, plutôt que de lui résister, c’est aujourd’hui le pari qu’embrasse sur le plan politicien un homme comme Jean-Luc Mélenchon, et sur celui des mouvements sociaux, un certains nombres de camarades. Ce choix est par exemple assumé en Italie, comme le montre cet entretien publié sur Renversé. Si Mélenchon semble faire le pari d’une alliance large contre les libéraux, chez nos camarades la concession au populisme se confond avec le fait qu’il faudrait, pour lutter, être à l’aise dans l’air du temps, aussi réactionnaire soit-il, comme un poisson dans l’eau. Autrement dit, il faudrait choisir la rancœur plutôt que nos utopies ou nos refus, forcément « moraux » et éloignés du « réel » [4]. Faire ce choix, c’est laisser le terrain à l’extrême droite en nous rendant à poil là où elle veut nous faire jouer, où elle maîtrise tous les codes.

Dans un monde qui s’écroule, il va falloir apprendre à apprécier le luxe de prendre soin les un·es des autres. De ne pas sacrifier nos rêves ou nos marginalités imposées sur l’autel de l’efficacité. De ne pas oublier d’où nous venons même si nous ne savons pas où nous allons — ailleurs que dans le renoncement à nos valeurs. Dans cette perspective, l’abandon progressif d’un langage et d’un imaginaire commun est sans aucun doute un des éléments constitutifs de ce renoncement. Parce qu’il participe au mouvement plus large qui consiste à taire nos réalisations et donc l’existence de nos souhaits et de nos croyances. Or, notre « morale », dans ce monde qui s’écroule, c’est peut-être bien ce qui nous reste de plus précieux. Le refus du populisme, ou du « mépris de classe », c’est de ne pas croire que le « peuple » est contraint dans des affects nauséabonds ou des logiques, qu’on peut partager nos rêves. C’est ce que font, chaque jour, dans toutes les zones dites « péri-urbaines » ou « rurales », des camarades qui ne font pas le choix de « l’efficacité » à court terme au prix d’un populisme encore moins maîtrisable que la logique marchande qui prévaut. Ils et elles sont trop peu, et ont beaucoup de choses à partager, de solutions à diffuser. Il s’agit d’affirmer qu’en dernière instance, la fin ne justifiera jamais les moyens.

 

[1Terme vide de sens (comme sa variante« boboïsation ») dont le succès tient largement à sa diffusion par des politiciens et médias de droite et d’extrême droite dans le but de simplifier de masquer la diversité des populations qui peuplent les espaces urbains.

[2] Rappelons ici qu’en France, les pauvres vivent, avant tout, en ville.

[3] Expression qui nous vient d’Antoine Blanc de Saint-Bonnet, un légitimiste, qui sera ensuite récupérée par Maurras.

[4] On a pu lire ces derniers jours des camarades parler « d’antiracisme moral » pour disqualifier ceux qui alertent sur la place de l’extrême droite dans le mouvement des gilets jaunes, par ailleurs aussi qualifiés de « belles âmes »