Je n’avais pas particulièrement envie de consacrer du temps à écrire un tel texte – qui équivaut à mes yeux à un gaspillage de temps. Mais après la lecture d’énièmes propos désolants sur internet, je me suis dis que cet effort est bien à la hauteur de la nécessité au vu de la bêtise ambiante. Oui je suis fatiguée de ces discours, non je n’ai pas prévu de les aborder avec complaisance.

L’un des discours récurrents, lorsque des personnes veulent attaquer l’air-de-rien les luttes pro-palestiniennes, est évidemment la fameuse question de l’antisémitisme en son sein. Consciemment ou non, cette réflexion – fondée sur aucune donnée objective – permet de jeter le discrédit sur l’ensemble d’une lutte. Lutte qui, rappelons-le, perdure depuis des décennies, brasse des milliers d’individus, embrasse de nombreuses nationalités, étiquettes politiques et confessions. Mais pourtant, de manière imperturbable, des personnes droites dans leurs bottes et leurs préjugés défendent leur conviction que cette lutte est contaminée par un antisémitisme insidieux.
Est-ce que des personnes se disant touchées par la situation palestinienne sont antisémites ? Oui, certaines le sont. Est-ce qu’elles sont représentatives de l’ensemble des soutiens de la cause palestinienne ? Assurément pas. Existe-t-il au sein des principales organisations des propos écrits ou oraux antisémites, notamment qui amalgameraient l’ensemble de la communauté juive à la politique de l’État d’Israël ? Absolument pas. Est-ce que l’antisémitisme se limite aux personnes ayant des sympathies pour la Palestine ? Définitivement pas. L’antisémitisme est présent partout dans la société française, ce n’est pas une spécificité de cet espace précis.
Alors, comment en est-on venu à entendre régulièrement ce type de considérations dans nos milieux ? Je ne vais pas m’attarder sur la question de la construction médiatique de l’opinion publique, ni plus précisément sur cette idée de l’antisémitisme dans les luttes pro-palestiniennes. Cet argument est développé par l’État israélien à qui l’on doit reconnaître un travail de communication d’une terrifiante efficacité. La machine de guerre fonctionne certes très bien, le prêt-à-penser made in Israël s’exporte à coup d’articles de presse et de déclarations politiques, jusqu’à ce qu’arrive le moment où n’importe qui n’ayant jamais mis les pieds dans une manifestation en soutien à la Palestine a lui aussi son opinion sur la question. Mais ce qui est inquiétant, c’est que les milieux militants subissent cette même tendance. Il est d’ailleurs ironique que des personnes militantes, s’inscrivant dans une critique radicale de l’État, de notre société et de ses médias, assimilent aussi mollement des informations qui leur sont données, surtout quand elles flirtent joyeusement avec des amalgames racistes et islamophobes.
Cela étant malheureusement nécessaire d’être précisé, oui il existe une vigilance à la reprise des propos antisémites lors d’événements publiques ou lors d’échanges, non il n’y a pas de complaisance vis-à-vis du combo de  » jeunes, arabes de cité et/ou musulmans et/ou délinquants et/ou antisémites [barrer les mentions inutiles] « , oui les gens font l’auto-critique de leur lutte – merci de vous en inquiéter –, mais non il n’y aura pas de compte-rendu de réunion publié pour prouver qu’une introspection est faite pour interroger son antisémitisme archaïque (au sens psychanalytique du terme). Je trouve malheureux que trois abrutis et un demeuré semblent plus significatifs aux yeux de certains qu’un millier de manifestants dont les propos ne sont pas critiquables.
« Si je me suis attelée à l’écriture de ce livre, en 2005, c’est que certains défenseurs de l’État d’Israël ont commencé à rendre publique l’idée que critiquer Israël serait un acte antisémite. Cela m’a mise très en colère. Depuis les controverses talmudiques, le débat d’idées est une composante essentielle de la pensée juive. Ce chantage m’est apparu comme un acte de censure insupportable, inspirant la terreur d’être traité d’antisémite. À titre personnel, je n’aurais jamais pensé pouvoir l’être un jour. […] Cette expérience a été choquante, très douloureuse. Pour un Juif, il n’y a pas pire accusation.
Faut-il se taire ? Faut-il désavouer sa judéité sous prétexte qu’on n’accepte pas la politique d’Israël ? Non, Israël ne représente pas tous les Juifs, et le sionisme n’a pas le monopole du judaïsme. »

Judith Butler, janvier 2014

Israël n’a jamais eu grand chose à voir avec le judaïsme, cela n’a été qu’un projet colonial dès le début de la théorisation du sionisme. Que des milliers de juifs aient voulu croire en une société meilleure dans ce qui fut nommé un foyer juif, cela peut se comprendre. Mais, à présent, nous sommes très loin de l’utopie des premières migrations, les personnes savent quelle est la politique menée par cet État. Les colons qui s’installent en Cisjordanie sont à l’image de ce qu’est le sionisme : raciste, violent, expansionniste. Comme le rappelle Ilan Pappé dans Le nettoyage ethnique de la Palestine, le sionisme ne s’est jamais inscrit dans un désir de coexistence, c’est un projet méthodique de vol systématique des terres et des ressources, incluant l’expulsion des populations présentes jusqu’à l’obtention du territoire défini sur des critiques bibliques (1).
Il semblerait que de nombreuses personnes pensent que soutenir la Palestine signifie la destruction d’Israël. À titre personnel, mis à part le fait qu’en tant que non-palestinienne mon avis ne compte pas dans l’échiquier, oui d’une certaine manière je peux dire que je suis pour la destruction de l’État d’Israël. Je le suis au bénéfice d’un seul État qui reconnaisse les mêmes droits à tous, quelques soient les origines et la religion. Je le suis au bénéfice du droit au retour de tous les palestiniens, je le suis au prix d’un reconnaissance de ce qu’a fait subir Israël depuis plus de soixante-six ans, je le suis au détriment de tous les israéliens d’extrême-droite. Edward Saïd disait également que cette solution se ferait au prix d’une capacité des palestiniens à pardonner (2). Je suis contre l’apartheid, je suis pour la destruction du mur de séparation. Je suis contre la culture de la haine, de la domination et de la ségrégation ethnique, je suis pour l’intelligence, le respect et la liberté. Mais, honnêtement, nous savons que cette solution n’arrivera jamais parce que ce n’est pas la finalité du sionisme et c’est bien pour cela que tant de personnes haïssent l’État d’Israël.
Quand à la question d’être anarchiste et de tenir ce genre de discours, j’ai seulement envie de signaler qu’à l’heure actuelle nous ne vivons pas dans le monde des Barbapapas, donc on va faire avec ce que l’on a. Le jour où un État palestinien, ou un État multi-confessionnel ou autre, existe – ce qui, rappelons-le, n’arrivera sans doute jamais – à titre personnel je revisiterai ma position politique. En attendant, par instinct je me range du côté des opprimés. Si des personnes ne comprennent pas cela, et si elles considèrent cela comme étant de l’antisémitisme, alors soit.
Si Israël est au centre de l’attention d’autant de militants occidentaux, cela n’est pas une question d’antisémitisme refoulé. D’abord, rappelons qu’Israël bombarde Gaza tous les deux ans, ses militaires tirent à balles réelles dans le dos de gosses, que cet État a construit un mur de 709 km et que ses colons brûlent des champs appartenant à des Palestiniens, difficile de faire moins discret comme occupation. Ensuite, il y a eu une nette amélioration du travail de communication de collectifs palestiniens et/ou israéliens, ainsi que du réseau occidental de solidarité (dont certains sont en effet problématiques, mais qui pense sérieusement que les Palestiniens sont supposés être au fait de l’actualité antifasciste française ?). Pour finir, ce combat cristallise un sentiment d’impuissance et une colère face à l’arbitraire. C’est une situation sans solution dans laquelle le peuple colonisé perd toujours un peu plus avec la connivence de nos gouvernements occidentaux. La libération de la Palestine n’est pas une fin en soi, c’est un symbole.
« Politiquement et stratégiquement la bonne action à entreprendre n’est donc pas la séparation, mais la révolution mondiale dans le but d’anéantir l’impérialisme, ainsi les gens seront libres de prendre en main leur destin. L’autodétermination et l’indépendance nationale ne pourront réellement exister tant que l’impérialisme américain vivra.
C’est pourquoi nous ne soutenons pas le nationalisme en tant qu’objectif. Dans certains cas, nous pouvons soutenir le nationalisme en tant que stratégie, nous l’appelons le nationalisme révolutionnaire. Les raisons en sont internationalistes, parce que les révolutionnaires tentent de dégager des territoires libérés pour étrangler l’impérialisme en lui arrachant des pays.
Lorsque les motivations de la libération nationale sont seulement de créer un État capitaliste de sorte que les cercles de pouvoir de cet État capitaliste puissent s’aligner sur l’impérialisme américain, alors il s’agit d’un nationalisme réactionnaire et il ne peut pas être soutenu par des révolutionnaires. Israël a été créé par l’impérialisme occidental et maintenu par la puissance de feu occidentale. »

Huey P. Newton, 1972

Lutter contre la montée de la xénophobie en France est important. Mais lutter contre la Palestine pour lutter contre l’antisémitisme français est complètement absurde. Quand je vois le positionnement de certaines personnes que j’ai pu côtoyer dans des contextes de lutte s’enfermer dans de tels discours, je ne peux que me sentir désolée pour eux. Sérieusement, passer une telle énergie a démontré des supposées incohérences politiques ou l’antisémitisme des militants pro-palestiniens relève de la pathologie. À un moment, il est nécessaire de reconnaître que cette démarche est stérile et qu’elle ne nourrit aucunement la réflexion globale, voire elle ne fait qu’envenimer des clivages.
Il faut être d’une incroyable malhonnêteté intellectuelle pour mettre dos à dos le nationalisme xénophobe israélien et une lutte de libération d’un peuple opprimé, il faut être sacrément de mauvaise foi pour oublier que le problème de l’État d’Israël n’est pas seulement la colonisation de la Palestine, mais c’est également une société capitaliste et militarisée, qui met en place une hiérarchisation systématique de ses populations sur des critères religieux et ethniques, il faut être un peu stupide pour omettre la politique guerrière que mène cet État au détriment de toute rationalité politique, et il faudrait être abject pour ne pas reconnaître la légitimité d’un peuple à défendre le peu de terre qu’il lui reste.
Il est amusant de constater que diverses luttes contemporaines de libération nationale (Chiapas, Irlande, Kurdistan, etc.) sont acceptables pour certains, y compris avec leurs défauts, à l’exception de celle de la Palestine. Cela venant de personnes qui ne savent pas faire la différence entre le FPLP et le FPLP-RG, qui ont une méconnaissance certaine – à la lecture des argumentaires – des enjeux géo-politiques de la région, qui sont incapable de comprendre dans quelle historicité certaines alliances se sont construites et qui ont une vision adorablement naïve des origines du projet sioniste. Ce qui n’est pas grave en soi, puisqu’il n’est pas possible de se spécialiser sur tous les sujets et le Moyen-Orient est riche de rapports inter-étatiques et inter-confessionnels particulièrement complexes, mais dans ce cas il vaut mieux se taire.
Mais, je ne sais pas que dire de la culture politique de ces personnes si elles ne sont même pas capable de considérer qu’un rapport de domination coloniale existe, qu’il est légitime d’y résister, que la résistance palestinienne ne se résume pas aux quatre groupes armés dont les médias occidentaux parlent (étiquetés djihadiste et/ou salafiste et/ou islamiste et/ou n’importe quel terme qui provoque chez l’occidental moyen un relent de haine en pensant à un barbu en djellaba coiffé d’un kufi, qui ne rêverait que d’égorger des juifs), qu’il existe de nombreux réseaux de solidarité avec des israéliens qui luttent également contre leur propre État (et non, ce ne sont pas des cautions de  » bons juifs « , ce sont des alliés, voire des camarades ou des amis, qui mettent leur corps en jeu au quotidien).
Je ne vais pas revenir point par point sur toutes les inepties que j’ai pu lire dans divers textes ou commentaires, mais ce qui est commun à ces écrits est l’absence d’argument politique, au profit d’un ressentiment qui est davantage de l’ordre de l’émotionnel. Celui-ci vient, pour certains, de l’expérience douloureuse de l’antisémitisme, pour d’autres d’un racisme intériorisé. Il y a sans doute d’autres raisons. Mais il est flagrant que ce sont des considérations de personnes occidentales, quelque soit leur culture d’origine, qui jettent un ensemble de jugements sur la lutte d’un peuple non occidental à propos de sa terre, de sa culture et de son histoire. Une nouvelle fois, cela ne signifie pas qu’il faut idéaliser ce qui s’y passe ou se montrer condescendant, seulement il y a des contextes, des espaces et des personnes propices pour s’inscrire dans une critique et d’autres non. Lorsque l’on veut lutter contre le colonialisme, en tant qu’occidental, la première chose à apprendre c’est à fermer sa gueule.
« C’est bien si les paramètres idéologiques et tactiques que vous choisissez fonctionnent pour vous, mais ils ne fonctionnent pas pour tout le monde, et ils ne marchent définitivement pas pour nous. Il est donc malheureux qu’au cours de nombre d’échanges que nous avons eu avec des anarchistes nord-américains (et dans une moindre mesure avec des anarchistes européens), certains de nos camarades aient tenté de nous imposer leur idéologie politiquement correcte.
C’est aussi malheureux que beaucoup de nos camarades occidentaux aient intégrés le ton paternaliste de leurs gouvernements impérialistes, et le réutilisent inconsciemment avec leurs camarades du tiers-monde. Trop de fois, nous avons trouvé nos camarades en train de nous dicter avec qui nous devrions nous allier, ou comment nous devrions traiter les causes qui nous sont propres, comme l’islam politique, la révolution syrienne, les tactiques anti-gouvernement et les organisations d’écologistes et de féministes radicaux.
Nous sommes à l’autre bout de l’équation, celui qui se mange des missiles autoguidés, des obus à l’uranium appauvri, et l’impérialisme depuis des décennies. Nous pouvons vous le dire honnêtement, quoi que vous ayez pu tenter, cela ne marche pas pour nous, et il semble que cela ne marche pas bien pour vous non plus.
Nous vivons sous des régimes autoritaires depuis des dizaines d’années, beaucoup d’entre nous sont radicalement anti-autoritaires par instinct ; étudiants, ouvriers et artistes, pères et mères, jeunes et vieux. Presque tous, parmi nous ont personnellement subi et survécu à la répression de l’État ces dernières années ; mais la plupart d’entre nous ne s’identifient pas comme anarchistes, spécialement cet anarchisme qui est toujours pour beaucoup d’entre nous une idéologie fermée, blanche-européocentrée avec son cœur post-moderne. »

Radical Beirut, mai 2013

1. Dans la préface, Ilan Pappé décrit la réunion qui a eu lieu, le 10 mars 1948, à Tel- Aviv. Ce jour, onze hommes – quelques vieux dirigeants sionistes et de jeunes officiers – « apportent la touche finale à un plan de nettoyage ethnique de la Palestine ». Le soir même, « des ordres militaires sont diffusés aux unités sur le terrain afin qu’elles préparent l’expulsion systématique des Palestiniens » de zones définies à partir de la répertorisation élaborée à partir des années trente. Six mois plus tard, la grande majorité de la population palestinienne – environ huit cent mille personnes, soit 57, 2 % de la population – a été expulsée, cinq cent trente et un villages détruits et onze villes vidées.
2. Sur cette question du pardon, en tant qu’occidentale c’est une notion que je ne peux pas mesurer et sur laquelle je n’ai pas de jugement à poser. Je n’ai aucune idée de ce que signifie le fait d’être chassé de sa terre, de perdre ses droits et d’être oppressé. Je ne sais pas comment il est possible de pardonner, mais je peux mesurer combien cela peut être compliqué. C’est pour cela que je resitue ce positionnement comme étant celui d’Edward Saïd. Leila Khaled parle également d’une Palestine que « nous retrouverons et dont nous ferons un paradis sur terre pour les Arabes et les Juifs et les gens qui aiment la liberté ».