L’inlassable retour du même

Nous étions près de 300 personnes à nous être retrouvés hier pour un concert sauvage, à l’occasion duquel nous avons joyeusement vibrés, notamment au son de Billy the kick, sur l’air nostalgique d’un « mangez moi, mangez moi, mangez moi ».

Personne ne pourra décemment se plaindre de voir le Hall B prendre vie. Cigarettes, bières, verres de vins et jus de pomme pour les plus frileux trouvaient place dans ce lieu qui habituellement n’est que passage. Habiter un espace, ou du moins tenter de l’habiter, c’est toujours le conquérir. Alors on y met de la couleur, du rythme, on y danse et on y chante.

Arrivé au seuil de ce nouveau foyer de vie nocturne, un sentiment me parcoure : c’est un lieu familier, qui prend une teinte d’étrangeté. Je ne le reconnais pas. Puis une question : que font-ils tous là ? Chacune des personnes interrogées à sa petite idée, bien à elle. « C’est un concert ! », « On occupe la fac ! », « c’est parce qu’ils veulent expulser le local de la CNT ! », « c’est contre la fusion ! ».

En somme, c’est un espace momentanément politique. Pas de prise de parole, donc pas de discours. Alors pour trouver les fragments d’une énonciation, on lit les murs qui se sont mis à parler. La police, qui n’est pas encore là, est avertie de son indésirable présence, toujours anticipée. La ZAD trouve des variations contextualisées, « LAD ou Local à Défendre », en présence de sa sœur alpine, le NO-TAV. La CNT a son lot de gribouillage, et Rimbaud cohabite avec de nombreux auteurs anonymes.

Le tag semble faire fonction de prise de parole là où la musique fait taire l’éclat des voix. Un questionnement se fait jour. Que désirent-ils ? Qu’attendent-ils ? Que vont-ils faire ? Cela va-t-il durer ? Autant de questions qui méritent d’être conjuguées singulièrement. Quel désir singulier habite chaque présence ? Pas de réponse. Le moment perdure. Des gestes se précipitent ici et là, suscitant le regard des uns et des autres. Interloqué, contemplatif, choqué, désorienté. Chacun sa grimace pour où s’est porté son regard. De loin, ils sont tous pareils. De près, ce sont des petites bandes, des couples, où des personnes seules. Je ne peux me convaincre qu’il y a là le germe d’un commun.

Tout à coup, les distributeurs de calories pour âmes fatiguées se sont mis a crier bruyamment. Quelque chose d’un inconscient collectif se conjugue dans cet appel. « Mangez moi, mangez moi, mangez moi ». Pris au pied de la lettre, une oralité dévorante saisit quelques-uns. Une vitrine tombe. Des snickers et autres kinder-bueno volent. Ici des sourires, là où d’autres s’effraient du spectacle.

Plus tard, enfin, un éclat de voix alors que le concert touche à sa fin. Quelqu’un fait le choix de s’adresser aux autres, témoignant d’un air affligé de sa déception de voir les murs taggués, le sol trasché de peinture et jonché de bière ainsi que de mégots de cigarettes. Ce n’est pas ce qu’il désirait. Un « ta gueule ! » fuse, poursuivit d’un battement de tambour pour faire entendre à celui qui a osé prendre la parole, que son intervention bancale n’était pas la bienvenue. Les moutons suivent et bêlent.

C’était pourtant là l’orée d’un espace de parole qui sitôt ouvert s’était refermé. Si bien qu’on pourrait faire l’hypothèse que personne n’avait l’envie de mettre des mots sur ce qui se tramait dans ce lieu. « Ta gueule » c’est la version épurée d’un : je n’ai rien à entendre et je n’ai rien à te dire. Or la condition essentielle d’un espace politique, c’est la possibilité d’y prendre la parole. Si l’opération de musèlement de la plupart, au bénéfice des intérêts de quelques-uns, trouve comme réponse la reproduction de la confiscation de la parole, c’est le pur et simple rapport imaginaire de confrontation. Il ne nous reste plus qu’à tout détruire, comme le fait si bien le discours néo-libéral.

Ne pas reconnaître l’usage de la destruction et la violence qui l’accompagne comme un temps essentiel du politique, serait une méconnaissance de ce qu’elle produit comme ligne de fracture, et de ce fait pure naïveté. A Kiev, on ne peut plus le nier. Cependant, cet usage doit s’assortir d’une exigence éthique, celle d’un crescendo collectif où chacun pourra se reconnaître comme légitime à l’exercer, une fois épuisée la perspective démocratique. La radicalité, c’est assumer un trajet, et reconnaître aux autres le droit d’en faire l’expérience.

Hier soir, au son de « Mangez moi », le germe d’un commun, autre nom du politique, s’est fait manger tout cru dès l’apéro par ceux qui pourtant brillent d’inventivité dans l’élaboration d’un commun partagé tandis qu’à Nantes – plus modestement – ça s’organise…

Un effronté