Egypte, tunisie : l’impasse des “révolutions arabes”
Catégorie :

Thèmes :

Alors que les prétendues “révolutions arabes” fêtaient leur deuxième anniversaire, les émeutes et les manifestations massives qui se produisent ces derniers mois et ces dernières semaines en Égypte et en Tunisie sont venues rappeler à la face du monde que le départ des dictateurs Ben Ali et Moubarak n’avait rien réglé. Bien au contraire, la situation économique avec son cortège de chômage grandissant, de misère et d’attaques anti-ouvrières s’est aggravée. Et l’autoritarisme régnant comme la violence de la répression qui s’abattent aujourd’hui sur les manifestants n’ont rien à envier à ce qui prévalait auparavant.
Une colère et un courage immenses…
La Tunisie, où l’immolation par le feu du jeune Mohammed Bouazizi avait été le déclencheur du “Printemps arabe”, traverse une grave crise sociale, économique et politique. Le taux de chômage officiel est de 17% et les grèves se multiplient dans de nombreux secteurs depuis des mois. La colère qui s’est exprimée si ouvertement et massivement dans de nombreuses villes du pays n’a donc pas explosé dans un ciel serein. En décembre déjà, de jeunes chômeurs s’étaient violemment opposés à la police dans la ville de Siliana, en protestation contre le programme d’austérité annoncé par le président Moncel Marzouki, provoquant des manifestations de solidarité contre la répression et ses 300 blessés, dont certains par chevrotines, dans plusieurs grandes villes et dans la capitale. Le président tunisien avait alors déclaré devant la tension sociale grandissante : “Nous n’avons pas une seule Siliana. J’ai peur que cela se reproduise dans plusieurs régions.” Et c’est l’assassinat de l’opposant laïc Chokri Belaïd qui a tout dernièrement poussé une nouvelle fois la population dans la rue, tandis que son enterrement était l’occasion pour les 50 000 personnes présentes dans le cortège funéraire d’appeler à “une nouvelle révolution” et de réclamer “Du pain, la liberté et la justice sociale”, slogan principal de 2011. Dans une douzaine de villes, outre des postes de police, comme un commissariat du centre de Tunis, des locaux du parti islamiste Ennahda au pouvoir étaient attaqués, et l’armée déployée pour contenir les manifestations de masse à Sidi Bouzid d’où était partie la “révolution de jasmin” il y a deux ans.
Pour calmer la situation et récupérer le mouvement, le syndicat UGTT (Union générale de Tunisie) a appelé à une grève générale, une première depuis 35 ans en Tunisie, tandis que le gouvernement organisait un simulacre de changement parmi des dirigeants de l’État en attendant les élections législatives de juin. A l’heure actuelle, la tension semble être retombée mais il est clair que la colère va continuer à gronder d’autant que la promesse d’un prêt à venir du Fonds monétaire international va impliquer de nouvelles mesures d’austérité drastiques.
En Égypte, la situation n’est pas meilleure. Le pays est en cessation de paiement. En octobre dernier, la Banque mondiale a publié un rapport qui exprimait son “inquiétude” devant la multiplication des grèves, avec un record de 300 pour la seule première moitié de septembre. La fin de l’année avait vu se dérouler de nombreuses manifestations anti-gouvernementales, en particulier autour du referendum organisé par les Frères musulmans pour légitimer leur pouvoir, mais c’est depuis le 25 janvier, jour du deuxième anniversaire du déclenchement de la “révolution égyptienne”, que la contestation s’est amplifiée. Jour après jour, des milliers de manifestants ont dénoncé les conditions de vie imposées par le nouveau gouvernement et réclamé le départ de Morsi.
Mais c’est encore la colère face à la répression qui a mis le feu aux poudres. En effet, l’annonce le 26 janvier de la condamnation à mort de 21 supporters du club al-Masry de Port-Saïd impliqués dans le drame de fin de match du 1er février 2012 ([1]), où 77 personnes avaient trouvé la mort, a été le prétexte à cette flambée de violence. Les manifestations pacifiques auxquelles avait appelé le Front du Salut National, la principale force d’opposition, ont donné lieu à des scènes de guérilla urbaine. Le soir du 1er février, place Tahrir et devant le palais présidentiel, des milliers de manifestants se sont livrés à une bataille rangée avec les forces de l’ordre. Le 2 février encore, ils étaient plusieurs milliers à jeter des pierres et des cocktails-Molotov contre l’enceinte du bâtiment. En une semaine, les émeutes violemment réprimées se sont soldées par plus de 60 morts, dont 40 à Port-Saïd. Une vidéo montrant un homme nu, battu par des policiers, n’a fait qu’aviver la colère déjà grande des manifestants.
Malgré le couvre-feu instauré par le régime, des manifestations avaient lieu dans trois villes situées sur le canal de Suez. Un manifestant déclarait : “Nous sommes dans les rues maintenant, car personne ne peut nous imposer sa parole (…) nous ne nous soumettrons pas au gouvernement.”
Dans la ville d’Ismaïlia, outre les manifestations, des matches de football ont été organisés par les habitants pour défier le couvre-feu comme le durcissement du régime, et le siège des Frères musulmans était incendié.
Devant l’ampleur et la rage exprimée dans le mouvement, les policiers, craignant pour eux-mêmes, ont manifesté dans dix provinces le 12 février pour demander au gouvernement de ne pas les utiliser comme instruments de répression dans les troubles qui ébranlent le pays ! Déjà, en décembre, nombre d’entre eux avaient refusé de s’affronter contre les manifestants au Caire et s’étaient déclarés opportunément “solidaires” de ces derniers.
… mais sans espoir…
Les leitmotivs qui peuvent s’entendre dans toutes ces manifestations sont : “Ennahda, dégage !” et “Morsi, dégage !”, comme, il y a deux ans, on entendait “Ben Ali, dégage !” et “Moubarak, dégage !”. Mais si, début 2011, l’heure était à l’espoir de changement, à l’ouverture d’une voie royale vers la liberté “démocratique”, en 2013, l’heure est au désenchantement et à la colère. Cependant, au fond, s’exprime toujours la même illusion démocratique qui subsiste, ancrée fortement dans les esprits. Celle-ci est entretenue par tout le battage idéologique actuel montrant du doigt le fanatisme religieux, présenté comme le grand responsable de la répression et des assassinats, ce qui masque en fait la continuité de l’appareil répressif de la bourgeoisie. C’est ce qu’on a vu de façon frappante en Égypte comme en Tunisie, où le pouvoir a réprimé sans vergogne, alors qu’il était impuissant jusqu’alors face aux grèves ouvrières parce que les illusions se paient et se paieront toujours plus dans des bains de sang. Après le départ des dictateurs “laïcs” sont venus les dirigeants religieux, qui tentent d’imposer “démocratiquement” une autre dictature, celle de la charia, sur laquelle tout est focalisé, mais il s’agit de la même : la dictature de la bourgeoisie et de son État sur la population, celle de l’exploitation forcenée de la classe ouvrière ([2]).
La même question se pose concernant la croyance en la possibilité de “changer la vie” en choisissant telle ou telle clique de la bourgeoisie. Car, comme on l’a encore vu récemment, ce sont aussi ces illusions-là qui ont fait le lit de la répression et de l’explosion de la violence étatique. Cela est particulièrement vrai dans ces pays conduits depuis des décennies par des fractions bourgeoises arriérées, maintenues à bout de bras par les pays développés, et dans lesquels aucune équipe de rechange avec une perspective viable, sinon les massacres de population, n’est possible. Il n’y a qu’à voir l’état de déliquescence des coalitions au pouvoir dans les deux pays, passant leur temps à se faire et se défaire, sans être en mesure de dessiner un programme économique à peu près crédible, la vitesse avec laquelle la situation de pauvreté s’est généralisée et accélérée, avec une crise agraire, donc d’alimentation, sans précédent. Ce n’est pas la question que les dirigeants seraient plus stupides qu’ailleurs, mais cela manifeste l’impasse complète dans laquelle se trouve la bourgeoisie de ces pays, qui n’a pas de marge de manœuvre, reflets de toute la bourgeoisie mondiale et du système capitaliste en entier qui n’ont aucune solution à offrir à l’humanité.
“Le peuple veut une autre révolution” criaient les jeunes chômeurs de Siliana. Mais si “révolution” veut dire changement de gouvernement ou de régime, en attendant d’être mangé tout cru par les nouveaux caciques au pouvoir, ou encore si cela signifie focalisation et combats de rue et affrontements contre telle ou telle fraction de la bourgeoisie, désorganisés face à des tueurs professionnels armés par les grandes puissances, ce n’est plus un leurre mais du suicide.
Il est significatif que si les populations égyptiennes et tunisiennes ont à nouveau relevé la tête c’est parce qu’en leur sein il existe une forte composante ouvrière, qu’on avait vu clairement s’exprimer en 2011 par une multitude de grèves. Or, c’est justement à elle qu’il revient de ne pas se laisser happer par toutes les illusions drainées par les anti-islamistes et/ou les pro- ou anti-libéraux de tout poil. La poursuite des grèves démontre en effet la force potentielle du prolétariat pour défendre ses conditions de vie et de travail et il faut saluer son immense courage.
… tant que la lutte ne se développera pas dans les pays centraux
Mais ses luttes ne pourront offrir une réelle perspective tant qu’elles resteront isolées. On avait assisté en 1979, en Iran, à une série de révoltes et de grèves ouvrières qui avaient aussi démontré la force des réactions prolétariennes mais qui, enfermées dans un cadre national faute de perspectives et d’une maturation insuffisante des luttes ouvrières au niveau mondial, avaient été étouffées par les illusions démocratiques et prises dans le carcan des affrontements entre cliques bourgeoises. C’est le prolétariat occidental, par son expérience et sa concentration, qui porte la responsabilité de donner une véritable perspective révolutionnaire. Les mouvements des Indignés en Espagne et des Occupy aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne se sont explicitement référés à la continuité des soulèvements en Tunisie et en Égypte, à leur immense courage et leur incroyable détermination. Le cri poussé lors du “printemps arabe”, “Nous n’avons plus peur”, doit effectivement être source d’inspiration pour tout le prolétariat mondial. Mais c’est seulement le phare de l’affirmation des assemblées ouvrières, au cœur du capitalisme, dressées contre les attaques du capitalisme en crise qui peut offrir une alternative permettant réellement le renversement de ce monde d’exploitation qui nous plonge toujours plus profondément dans la misère et la barbarie.
Il ne faut pas que la classe ouvrière minimise le poids réel dont elle dispose dans la société, de par sa place dans la production mais aussi et surtout dans ce qu’elle représente comme perspective pour toute la société et pour l’avenir du monde. En ce sens, si les ouvriers d’Égypte et de Tunisie ne doivent pas se laisser berner par les mirages de l’idéologie bourgeoise démocratique, il est de la responsabilité de ceux des pays centraux de leur montrer le chemin. C’est en Europe particulièrement que les prolétaires ont la plus longue expérience de confrontation à la démocratie bourgeoise et aux pièges les plus sophistiqués dont elle est capable. Ils se doivent donc de cueillir les fruits de cette expérience historique et d’élever bien plus haut qu’aujourd’hui leur conscience. En développant leurs propres luttes, en tant que classe révolutionnaire, ils briseront l’isolement actuel des luttes désespérées qui secouent nombre de régions à travers la planète et réaffirmeront la possibilité d’un nouveau monde pour toute l’humanité.
Courant Communiste International
[1]) Lire notre article sur notre site web :
http://fr.internationalism.org/…/drame_a_port_said_en…tion_ policiere_pour_baillonner_la_revolte_populaire.html
[2]) Lire notre article sur notre site web :
Encore un énième article qu’il faut lire, mettre en débat parce que le précédent de la même orga n’a pas eut le temps de disparaître de la colonne des informations globale. Et il faudra à nouveau le modérer pour le valider quand ce sera le cas.
Nous vous avons déjà demandé, à plusieur reprises de modifier votre façon de publier sur indymedia nantes. Je n’ai pas l’impression que ça ai changé, ni le souvenir d’une réponse de votre part.
Du coup ça me pose plusieurs questions :
– puisque vous êtes capable de repenser votre façon de communiquer, pourquoi ne le faites-vous pas ici suite à nos demandes ( http://www.fr.internationalism.org/icconline/2013/nouve….html )
– doit-on en déduire que vous vous contentez de publier automatiquement sur plusieurs sites sans prendre le temps de vérifier ce que provoquent ces publicatiosn ensuite.
– si oui, n’est-ce pas une forme de consommation de ces sites, forme qui me semble en oposition avec les valeurs que vous pronez
– enfin, vous militez pour (pardon du racourci) “l’auto-organisation des luttes du prolétariat à travers les conseils ouvriers.” Hors indymedia est fait justement pour que les individus puissent s’emparer de manière personnelle de l’information, sans spécialisation ni regroupement politique. C’est fait pour que ces personnes, invisibles, puissent avoir un espace d’expression et de témoignage direct des luttes. Nous vous avons plusieurs fois informé que vos publication hyper régulières et abondantes, invisibilisaient un peu ces autres publications. Mais surtout, et ceci est de plus en plus falgrant, la forme de vos publications, très bien écrites formellement, (ce n’est pas un reproche, hein) peut complexer des personnes qui n’ont pas l’habitude de le faire. Et les retenir de publier, de peur de ne pas être à la hauteur…
Toutes ces raisons me poussent à vous demander, encore une fois, de revoir votre façon de publier sur indymedia. Pourquoi pas sous forme de “diggest” mensuel avec un titre, un résumé et un lien vers les articles qui vous semblent le plus pertinant ? Cette proposition sera soumise lors de la prochaine réunion et, en fonction de l’écho qu’elle recevra, vous sera peut-être envoyée par mail. D’ici là, si vous réagissez à cet article, si vous tenez compte de ces demandes parce qu’elles vous semblent légitimes, ça serait cool de nous le faire savoir (et nous sortir ainsi de notre rôle de robots validateur-ice-s auquel vous nous limitez !)
« la forme de vos publications, très bien écrites formellement, (ce n’est pas un reproche, hein) peut complexer des personnes qui n’ont pas l’habitude de le faire. Et les retenir de publier, de peur de ne pas être à la hauteur… »
Il n’y a pas de quoi être « complexé » par les publications du CCI, bien au contraire : il ne s’agit pas d’être « à la hauteur » d’un catéchisme, mais de le dépasser. Les catéchismes sont d’autant bien écrits qu’ils sont inintéressants, c’est leur raison d’être ; le but de ce genre d’article n’est pas d’amener une discussion, c’est un mode d’emploi prédigéré pour devenir révolutionnaire.
D’ailleurs il n’y a jamais eu le moindre commentaire du CCI sur Indymedia, c’est ce qui nous est affirmé régulièrement par ses deux « sympathisants ». Dans ces conditions, je ne vois pas l’intérêt de publier l’intégralité des publications d’un groupuscule sur un autre média sans même y participer un tant soit peu, sauf à le considérer comme une annexe tout juste bonne à relayer la vérité révolutionnaire.
Egypte – Le pharaon et les big brothers
Dans le brouillard hivernal qui s’abat sur les pays des « révolutions arabes », apparaissent quelques événements qui confirment des craintes, exprimées il y a deux ans, sur l’issue de ces « révolutions », craintes qu’elles ne soient pas à la hauteur des aspirations des révolté-es et du prix payé par les populations qui ont mené à bien ces révoltes. Comme c’est toujours le présent qui éclaire le passé, même si ce passé est encore très proche, les événements récents en Egypte et la crise politique que traverse ce pays peuvent nous éclairer sur cette « révolution », ses origines et les différents protagonistes. Ce retour en arrière peut nous aider à mieux comprendre la situation actuelle dans laquelle l’Egypte est plongée.
Au début du « printemps arabe », les divers analystes médiatiques et politiques insistent beaucoup sur les différences qui existent entre les sociétés tunisienne, libyenne et égyptienne : différences démographiques, géographiques, historiques, politiques, de développements économiques, etc. Force est de constater que les trois révolutions ont abouties pratiquement au même résultat : les islamistes au pouvoir. Il y a donc matière à interroger ce phénomène et à chercher à savoir comment cela peut se produire malgré ces caractères différents de chacune des sociétés concernées. Quels sont les facteurs communs qui génèrent les mêmes résultats ?
Les facteurs sociaux
Un événement aussi important que la « révolution » du 25 janvier 2011 en Egypte ne peut être le résultat d’une seule cause quelle qu’en soit son importance ou sa prédominance. Il est évidemment, de par son ampleur, la conséquence de plusieurs facteurs combinés dans un mélange explosif, déclenché le 25 janvier 2011. Les facteurs internes recouvrent plusieurs niveaux de la société. En premier lieu, il y a la situation sociale de la classe ouvrière avec le chômage, la misère, la précarisation d’une part de plus en plus grande de la population. On compte plus de 10 millions de chômeurs, 20 à 30% de la population vit au-dessous du seuil de pauvreté, mais il faut tenir compte aussi de la corruption des syndicats qui sont sous contrôle soit du pouvoir soit des islamistes ou bien les deux à la fois ! La situation des populations les plus pauvres ne cesse de se dégrader, les attaques répétées contre la classe ouvrière et la répression contre des syndicalistes ont provoqué des révoltes successives dans tous les secteurs de l’économie égyptienne depuis 2004. Le régime capitaliste de Moubarak a initié plusieurs mécanismes pour favoriser la bourgeoisie, cela va de « l’adaptation structurelle » à la « libération de l’économie » ou bien « l’ouverture » qui signifie tout simplement la liquidation de tous les acquis sociaux des Egyptien-nes et la privatisation des grandes entreprises au prix le plus bas possible. « Les actifs possédés par l’Etat -les entreprises industrielles, financières et commerciales, les terrains agricoles et urbains, voire les terres désertiques- ont donc été « vendus ». A qui ? A des hommes d’affaires de connivence, proches du pouvoir : officiers supérieurs, hauts fonctionnaires, commerçants riches rentrés de leur exil dans les pays du Golfe munis de belles fortunes (de surcroît soutiens politiques et financiers des Frères musulmans). A quel prix ? A des prix dérisoires, sans commune mesure avec la valeur réelle des actifs en question. » Samir Amin, dans la revue Afrique Asie, décembre 2012.
La situation des paysans n’est guère meilleure que celle des ouvriers des grandes agglomérations urbaines. Après la révolution de juillet 1952, Nasser a distribué les terres des grands propriétaires aux paysans ce qui leur a permis d’améliorer sensiblement leur vie et de pouvoir cultiver leur propre terre. A partir de 1996, le régime de Moubarak, s’appuyant sur des lois antérieures du temps de Sadate, a confisqué les terres des paysans et les a rendues aux gros propriétaires, ce qui a provoqué d’immenses manifestations et contestations des paysans. Ces affrontements entre propriétaires et forces de l’ordre d’un côté et les paysans de l’autre ont fait des dizaines de morts et conduit à de nombreuses arrestations. D’autres offensives et attaques contre les paysans ont suivi : augmentation du loyer des terres cultivables, augmentation du prix des semences, des engrais, etc. Tout cela a contribué fortement à dégrader le niveau de vie des paysans. A cela il faut ajouter le problème de l’eau, malgré le Nil qui en est la source principale, la part annuelle moyenne par an et par habitant a chuté de 2376 m3 en 1950 à 800 mètres cubes en 2005 ; elle serait de seulement 600 mètres cubes en 2015, soit en dessous des 1 000 mètres cubes d’eau par tête et par an considérés comme le seuil de pauvreté en eau et de la moyenne régionale de 1 200 mètres cubes d’eau. Diminution attribuée à l’essor de la population passant de 20 millions en 1950 à plus de 80 millions d’habitants actuellement mais aussi à une utilisation démesurée de l’eau par une classe aisée et riche pour de somptueuses villas et châteaux avec piscines et jardin des mille et une nuit, des cités touristiques, des terrains de golf, etc. et une politique qui favorise les riches à tous les niveaux pour finir par privatiser la distribution de l’eau. Du coup, des centaines de villages se retrouvent privés d’eau potable, les petites fermes sont abandonnées faute d’avoir de l’eau pour l’irrigation, cette situation a conduit les Egyptien-nes à mener la « révolte de la soif » avec manifestations diverses et occupations. Cette situation ne risque pas de s’améliorer, tout laisse à croire le contraire. Le projet éthiopien d’un gigantesque barrage construit sur le Nil lancé le 2 avril 2011 concerne un barrage d’une capacité de 62 milliards de m3, ce sera le plus grand barrage d’Afrique et il rendra l’Egypte entièrement dépendante de l’Ethiopie en matière d’approvisionnement de l’eau tout comme le sont déjà l’Irak et la Syrie vis à vis de la Turquie qui contrôle le Tigre et l’Euphrate. En second lieu, la prise de conscience par la classe moyenne de l’ampleur de la corruption, de la dégradation des libertés fondamentales et du désastre économique résultant de la privatisation à grande échelle des entreprises, etc. La frustration d’une majorité de la classe politique de n’avoir pas pu partager le pouvoir avec le régime Moubarak, et notamment les Frères Musulmans. « Le mouvement égyptien pour le changement », Kifaya, est considéré généralement comme le déclencheur d’une vaste prise de conscience en Egypte depuis 2004. Il considère que l’échec de la société égyptienne à réaliser une vie digne pour chaque citoyen réside dans l’absence de libertés fondamentales, confisquées par un régime autoritaire et répressif. Il cherche alors des liens communs pour regrouper toutes les forces du pays –forces de gauche, nationalistes, islamistes, libéraux, etc.- pour changer la société et arriver pacifiquement à une « démocratie réelle » où chacun a son mot à dire. Kifaya a réussi à briser la peur, à instaurer la possibilité de contester, de manifester et le droit à s’organiser en plein jour, ce qui était, alors, inimaginable. Par la suite, l’Egypte a vu naître une multitude de mouvements dans tous les secteurs de la société. Le mouvement pour l’indépendance de l’université, les travailleurs pour le changement, le mouvement de la jeunesse, les médecins, les écrivains et artistes, les journalistes, les ingénieurs, les juges, les enseignants, les chômeurs, des personnels de la santé, de l’assurance, des mouvements pour le droit à s’organiser contre la torture….. et même des économistes ont créé « Non à la vente de l’Egypte » en réaction à la vague de privatisation. Ces mouvements sont l’expression de la classe moyenne contre la dégradation constante des conditions de vie et aussi de son éviction d’un rôle qu’elle considère comme légitime et historique en Egypte et de sa marginalisation. Un dernier facteur concerne les jeunes, qui se voyaient sans avenir mais qui commencent à s’organiser grâce aux nouveaux moyens de communication, créent des réseaux de contestation et développent une prise de conscience sur la nécessité de tout changer. Notamment, le mouvement du 6 avril, crée en 2008 pour soutenir le mouvement de grève des travailleurs du textile d’Almahallah et qui appelle à la grève générale. Ce mouvement participe activement aux événements du 25 janvier 2011, avec des dizaines d’autres groupes qui la plupart du temps sont liés à des partis politiques : jeunes socialistes, jeunes musulmans, jeunes démocrates. La « révolution » égyptienne est donc l’œuvre de toutes et tous les égyptien-nes, de toutes les classes, ce n’est qu’après le départ de Moubarak que la bourgeoisie a trahi son alliance forcée avec la classe ouvrière – pouvait-elle faire autrement ?- et a renoué une autre alliance avec l’armée au début mais par la suite elle a fait appel à une bourgeoisie plus contestataire et plus crédible aux yeux de la rue : les Frères musulmans, pour achever le processus révolutionnaire afin que les affaires reprennent. Au deuxième tour des élections présidentielles, Mahmoud Morsy a obtenu le soutien de toutes les forces de gauche –trotskystes compris- mais malgré ce soutien massif sa victoire est d’une courte tête.
Les Frères musulmans Les Frères Musulmans se sont constitués comme groupe ou association en 1928 à Ismailiyya au Nord de l’Egypte afin de résoudre les problèmes sociaux, économiques et nationaux par l’application de l’Islam. Au début de la « révolution » le 23 juillet 1952, les Frères Musulmans ont soutenu Nasser ; parmi les « officiers libres » qui ont mené le coup d’Etat, il y avait des officiers appartenant à ce courant ou très proches. Après la promulgation de la loi interdisant les partis politiques en 1953, les Frères musulmans, qui se présentent comme groupe religieux ne faisant pas de politique, restent alors le seul courant politique organisé qui peut apporter son soutien à Nasser en cas de besoin et à ce titre ils commencent à exiger des privilèges et une place plus importante au sein de l’Etat. Nasser n’apprécie pas ce chantage et il s’en suit un affrontement très violent entre eux qui se termine par l’interdiction du groupe en 1954. Cette répression contre les Frères musulmans fera plus de 300 victimes soit par exécution ou mort sous la torture, ainsi que des centaines d’arrestations et de disparitions. Cette situation s’est poursuivie sous le régime de Sadate et de Moubarak, malgré des périodes de tolérance. Au début des années 2000, les Frères musulmans font des alliances et des concessions avec le régime en place, ils participent aux élections législatives en 2000 et 2005 et obtiennent 20% des sièges ; ce groupe devient la première force politique en Egypte. Ils sont présents dans les instances syndicales où ils ont réussi à prendre le contrôle des syndicats de médecins, d’ingénieurs, d’avocats et de pharmaciens. Après le déclenchement des événements, le 25 janvier 2011, les Frères musulmans forment un nouveau parti « le Parti de la liberté et de la justice » ; le 6 juin 2011 ils obtiennent 47% des sièges du parlement à la première élection législative post-révolution. Mais le Haut Tribunal Constitutionnel juge l’élection illégale car non constitutionnelle et demande la dissolution du parlement le 14 juin 2012, c’est le début d’une brève guerre entre l’armée et les Frères musulmans. Les Frères musulmans forment une organisation structurée avec une direction, un bureau exécutif et un guide « Murchid » considéré comme le chef politique et idéologique. Le guide actuel, numéro 8, est Muhammed Badia, professeur en pathologie et premier à être élu et non désigné, le 16 janvier 2010, considéré comme le véritable dirigeant de l’Egypte, vu les multiples slogans hostiles dont il est l’objet dans les manifestations. Ce groupe a des ramifications multiples dans le monde arabe, il est au pouvoir en Tunisie et en Libye et se caractérise par son extrême opportunisme, sa capacité à s’adapter à tous les pouvoirs et a rapidement gérer une situation. Ils ont mis 3 ou 4 jours pour rejoindre la place Tahir et rattraper le wagon de la contestation, puis quand l’armée a pris la situation en main ils se sont ralliés à elle et ont demandé aux manifestants de vider la place Tahir et de rentrer chez eux. Le nombre d’adhérents est un secret, malgré des estimations de journalistes et de chercheurs qui l’estiment entre 500 000 et 2 millions de personnes. La plupart appartient à la classe moyenne : médecins, avocats, ingénieurs, professeurs, hommes d’affaires et chefs d’entreprise, etc. Historiquement ce mouvement représente l’aile la plus réactionnaire du capitalisme égyptien avec les grands propriétaires et les gros agriculteurs ensuite leur base s’est élargie pour englober une grande partie des commerçants et négociants, notamment ceux qui travaillent avec les pays arabes du Golfe. Il représente un capitalisme marginal, non global, car les Frères musulmans sont absents de certains secteurs comme le tourisme à cause de leur position à l’égard des femmes et de la vente d’alcool ; d’ailleurs ils ont su exploiter cette position bancale et décalée en se présentant comme des opposants au capitalisme libéral.
Le Qatar
Le Qatar est un tout petit pays de 11400 km2 avec une population d’un million et demi d’habitants dont 60% de travailleurs immigrés venus essentiellement du Pakistan, de l’Inde et d’Iran. Mais il est le troisième producteur de gaz naturel au monde après l’Iran et la Russie, le premier exportateur de gaz naturel liquéfié. Il est assez étonnant qu’un si petit pays ait autant d’ambition à vouloir jouer un rôle aussi grand dans les événements arabes depuis deux ans. Les avis divergent pour trouver une explication convaincante qui donne les raisons d’une telle implication qui vont du contrôle des ressources de gaz à l’envie d’avoir une position de leader dans le monde arabe en passant par une vision à long terme en investissant partout dans le monde au cas où la rente du gaz s’épuiserait. Le Qatar dispose de trois armes efficaces et redoutables lui permettant d’agir directement ou indirectement sur les événements. D’une part une immense fortune, quantité d’argent issue de la rente du pétrole et du gaz ; d’autre part Al Jazeera, chaine de télévision développée depuis le 1er novembre 1996, qui devient un des plus importants réseaux de communication, regardée partout dans le monde arabe. Cette chaîne couvre souvent les événements en direct avec un parti pris très prononcé et bien loin d’une quelconque « objectivité journalistique » et n’hésitant pas à recourir aux mensonges, à des reportages truqués comme cela s’est produit à plusieurs reprises, entre autres, pendant les événements en Libye. Al Jazeera a renforcé la position du Qatar dans le monde arabe et plus globalement au niveau mondial, « c’est Al Jazeera qui a fabriqué le Qatar ». La troisième arme du Qatar moins connue que les précédentes est un projet qui s’intitule « annahda », ce qui veut dire renaissance en arabe. Une sorte de think tank qatari qui émet des idées et élabore une stratégie pour changer le monde arabe. Ce projet dispose d’un outil pratique, « l’Academy of change » basée à Londres qui est une sorte de centre de formation pour la jeunesse arabe où l’on apprend à utiliser les outils informatiques, des techniques de manifestation comme le repli, l’autodéfense et l’élaboration de revendications, de slogans, etc. Un accord tacite entre le Qatar et le groupe des Frères musulmans a été conclu en 1999 qui stipule que l’organisation est officiellement dissoute au Qatar et qu’elle cesse toute activité dans ce pays. En revanche, certains de ses membres sont associés aux projets du Qatar dans d’autres pays, le Qatar leur fournissant une aide matérielle et financière et l’accès sans limites à Al Jazeera. Le Qatar est devenu le refuge et le centre d’accueil de très nombreuses personnalités des Frères musulmans. « L’académie du changement » est dirigée par un proche des Frères musulmans, Hisham Morsi, un pédiatre égyptien, gendre de Youssef Garadawi ; celui-ci est une des figures les plus importantes de la propagande islamiste, chef de l’Union Internationale Islamiste, il anime une émission à Al Jazeera sur la Charia. Quant au projet « Annahda », il a été conçu et est dirigé par Jasim Sultan, un ancien des Frères musulmans du Qatar. Le Qatar instrumentalise les Frères musulmans dans ses relations extérieures avec les autres pays arabes, pour mener à bien ces projets d’hégémonie et d’infiltration des sociétés arabes. Les efforts qatari pour former des militants en collaboration étroite avec les USA consistent à organiser des colloques et rencontres de jeunes arabes de tous les pays. Le 20 novembre 2008 à New-York s’est tenue la coordination des mouvements de la jeunesse suivie de plusieurs autres sommets, Mexico-City en 2009 et Londres en 2010. Des membres du mouvement du 6 avril étaient présents durant ces rencontres financées par Google, Face Book, You Tube, MTV, … en présence de ces entreprises et de membres de l’administration américaine. N’oublions pas que Google et Twitter ont proposé des lignes téléphoniques gratuites pendant les premiers jours de la révolution égyptienne. Il ne faut pas non plus oublier que Wael Ganim, ingénieur en informatique, co-fondateur en 2012 de la page « nous sommes tous Khaled Saïd », désigné par le magazine Time comme l’homme de l’année et qui a obtenu le prix Kennedy, est aussi le responsable pour Google de la commercialisation de ses produits au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. C’est sur cette page qu’il a lancé dès le 14 janvier l’appel à manifester du 25 janvier 2011. L’autre administrateur de la page est Abderrahman Mansour moins médiatisé, plus discret, c’est lui qui choisit la date du 25 janvier et il est toujours membre des Frères musulmans.
Un dictateur provisoire La « révolution » égyptienne (pas plus que les autres « révolutions ») n’est l’œuvre de la CIA ou de forces obscures qui se cachent derrière un rideau noir, c’est même le contraire car elles n’en veulent pas ; elle est l’œuvre des Egyptien-nes. Ce sont des forces politiques, des hommes d’affaires en Egypte mais aussi en France, aux USA, au Qatar et ailleurs qui ne veulent pas que cette « révolution » aille à son terme et font tout pour que le régime capitaliste reste en l’état. Les Frères musulmans, appuyés par les USA via le Qatar et la Turquie, font partie de cette force qui essaie de contrôler la situation.
Questionné sur la nature des relations Egypto-Qatari, Mohammed Jawdat, conseiller économique du parti des Frères musulmans, le parti de la liberté et de la Justice, a répondu que ces relations étaient excellentes et que « l’Egypte, le Qatar, la Turquie, la Tunisie et bientôt la Syrie constituaient un axe de la plus grande importance dans la région Arabe ». L’Egypte compte beaucoup sur l’aide économique du Qatar, notamment sous forme de prêts et de grands projets d’investissement évalués à plus de 18 milliards de dollars. Certains pays du Golfe commencent à avoir des doutes sur les intentions de cet axe dénoncé par le roi Abdallah de Jordanie exprimant ses craintes que la Turquie œuvre pour instaurer un régime islamiste en Syrie, d’où la nécessité pour lui de former un axe Jordanie, Arabie Saoudite, Emirats Arabes Unis. La formation de ces deux blocs peut faire craindre de futures confrontations et met en évidence le rôle joué par les Frères musulmans avec l’appui des Occidentaux.
Mahmoud Morsy, le président égyptien, a gagné le titre de pharaon, de demi-dieu ou encore de dictateur provisoire après sa tentative de coup de force le 15 novembre 2012 édictant un décret constitutionnel qui concentre tous les pouvoirs entre ces mains et qui immunise les décisions présidentielles contre toute contestation légale et juridique ou toute critique. Et dans le même temps, il limoge le procureur de la République et ordonne la réouverture des procès des anciens du régime Moubarak, cela pour faire plaisir au peuple et faire avaler la pilule amère des pleins pouvoirs qu’il s’est octroyé. Ce coup de force est destiné à neutraliser l’appareil judiciaire qui est une des armes de la classe politique pour contrôler l’état égyptien, avec l’Armée. Il sert aussi à accélérer le processus de vote sur la constitution prévu le 15 décembre 2012 car il y a là un problème concernant le conseil constituant chargé de rédiger la constitution qui est l’objet d’une contestation sur sa légalité. Evidemment cette bataille juridique et politique ne concerne que la classe politique et les partis politiques quant à la population, elle attend des réformes à propos des salaires, des logements, de la santé, etc. et elle ne participe pas à cette petite guerre des élites. Cependant des manifestations ont lieu à l’appel des opposants au décret et les islamistes sont aussi descendus dans la rue pour défendre leur président, les affrontements ont fait 7 morts et quelques centaines de blessés. Morsy a fini par lâcher son décret mais pas la date du référendum sur la constitution ; le 9 décembre il a donné tous les pouvoirs à l’armée pour vider les rues de toute manifestation. Cet épisode montre clairement la volonté affichée de Morsy, de vouloir tout contrôler, lui et son parti, qui au début de la « révolution » après leur succès électoral, jurait de ne pas présenter de candidat aux élections présidentielles pour ne pas concentrer les pouvoirs législatifs et exécutifs dans les mêmes mains, et jusqu’à l’armée qui les a cru, à l’époque ! Les islamistes ne sont pas une fatalité ni en Egypte ni ailleurs, s’ils arrivent au pouvoir aujourd’hui c’est grâce à leur opportunisme et leur capacité d’organisation sous des régimes autoritaires ; aussi parce qu’ils disposent de tribunes et lieux hebdomadaires de réunion et de propagande que sont les milliers de mosquées, d’une grande réunion annuelle internationale à la Mecque avec plus de 3 millions de personnes cet été 2012 et d’un contexte géopolitique favorable. Mais c’est la pratique du pouvoir qui sera leur perte quand la population constatera que de changer de dirigeants sans changer la nature même du système n’améliore en rien les conditions de vie, bien au contraire !
Saoud Salem OCL/Toulouse, décembre 2012
http://www.ainfos.ca/fr/ainfos09903.html