Pour le militant citoyenniste et droit-de-l’hommiste, il pourrait s’avérer incommode d’analyser les rouages de la machine à expulser en les reliant au monde qui les produit plutôt qu’à une suite de rackets émotionnels et d’appels à la logique du scandale. Car il sera toujours plus confortable d’agiter le spectre du « fascisme à nos portes » pour pouvoir se poser en sauveurs, que de se donner les moyens d’une analyse radicale des politiques migratoires. D’abord parce qu’il est toujours plus agréable lorsque l’on se regarde dans le miroir social, d’y voir l’héroïsme résistant du combattant républicain. Aussi parce que convaincre l’opinion publique, ce mythe, c’est agiter des épouvantails dans un rapport émotionnel indépassable.
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Il faut commencer par se souvenir que l’immigration ne désigne pas seulement le fait de séjourner dans un bout de terre à l’étranger. Si l’immigration est généralement un mouvement de déplacement de la force de travail d’une région à une autre, ou la fuite d’un pays par crainte de persécutions ou suite à des catastrophes écologiques, elle reste toujours une errance à la recherche de meilleures conditions de vie. Mais l’immigration reste la plupart du temps liée au travail, aussi vrai que l’économie est intrinsèquement liée à l’exploitation d’une main d’oeuvre, qu’elle soit importée ou locale.

Pour voyager ou vagabonder, il faut pouvoir fournir certaines garanties, c’est ce qui départage les migrants des touristes. C’est notamment pour cela que l’immigration n’est pas vécue, contrairement au tourisme, comme un plaisir. Il y a déjà beaucoup de la contrainte dans la nécessité de travailler, ici comme ailleurs, et il y en a d’autant plus dans celle de quitter ses proches pour s’avilir à la tâche, aller sacrifier ses désirs individuels pour une communauté ou poiroter des mois et des mois sous la coupe de structures humanitaires afin d’obtenir un (très) hypothétique titre de séjour.

Concrètement, l’exploitation des sans-papiers, que ce soit dans la restauration, le BTP, la confection, la culture saisonnière ou ailleurs, permet d’abaisser le coût global du travail, ainsi que la norme et les canons de sa pénibilité, si bizarrement flexibles pour ceux qui ne la subissent pas. Habituellement réservées aux pays plus pauvres ou à certains secteurs, les pires conditions d’exploitations s’élargissent peu à peu à d’autres catégories d’exploités, en participant à un mouvement plus général d’appauvrissement matériel des populations.

La logique de la machine à expulser relève d’une logique toute démocratique de banale gestion de l’économie. Abaisser le coût du travail en bas, c’est bien entendu élever les revenus du haut. Il est parfois préférable d’importer de la main d’oeuvre que de délocaliser les lieux de travail pour des raisons évidentes de rendement et de rentabilité. Et, si le business de l’immigration n’est pas prêt de s’arrêter de fleurir, c’est qu’associée à l’idéologie du progrès, la standardisation des conditions toujours plus minables de survie de tout un chacun ne peut que renforcer les bénéfices, le jus tiré de chaque citron humain. Au bonheur de l’Etat, lorsqu’il travaille, se loge ou consomme, l’immigré se voit taxé et imposé, comme tous. L’argent n’a pas de couleur tout autant que les politiques migratoires ne sont pas à proprement parler racistes, mais objectivement travaillistes et capitalistes. C’est aussi ce manque d’analyse qui pousse des pauvres à se jalouser dans ce véritable scénario de guerre civile qui gagne toujours plus de terrain.

Démonter ces raisonnements simplificateurs, sur les questions d’immigration comme ailleurs, c’est déjà démonter la politique qui s’insinue dans nos luttes par des rapports quantitatifs et artificiels de conscientisation qui ne peuvent que mener à un appauvrissement général de l’ analyse, c’est opérer un saut qualitatif de la politique à la révolte de perspective antiautoritaire. Les divers mouvements autour des questions d’immigration, qu’ils soient citoyennistes, droit-de-l’hommistes ou humanitaires, en faisant appel à la tactique du scandale sous prétexte de responsabiliser les citoyens, ne font que se déresponsabiliser de leur rôle dans la machine à expulser. Ceux qui nous exhortaient à voter Chirac en 2002 pour « faire barrage au fascisme » sont les mêmes aujourd’hui qui se plaignent des lois votées sous son mandat, ceux qui se plaignent de la gestion désastreuse des CRA et du système dans sa totalité sont les mêmes qui soutiennent la logique de leur cogestion, CIMADE en tête.
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Dans un monde qui semble de plus en plus se transformer en une multitude de camps aux diverses fonctions mais de même nature -qu’ils servent à fixer la main d’oeuvre (comme les camps de réfugiés et les bidonvilles) ou à la déporter (comme les camps de rétention)- il faudrait aussi pouvoir, si la démarche est bien celle de l’analyse critique et radicale de la machine à expulser, rendre compte de quelques faits qui parlent.

Le processus dépouillé de l’expulsion peut être rapporté simplement : une rafle permet de ramasser une poignée de sans-papiers. Dans cette poignée, une partie sera relâchée qui pourra reprendre le traintrain quotidien de son exploitation avec toujours plus de peur au bide, sachant que la peur a toujours eu comme atout pour la domination d’être contagieuse, de se diffuser et de permettre au contrôle de s’intérioriser en chacun afin d’essayer de rendre la coercition superflue : le stade achevé de la domination démocratique. « Tiens toi à carreau, la prochaine sera la bonne » dit le keuf à la sortie d’une « vérification d’identité ». Une autre partie sera foutue en CRA et parmi ceux-là, certains seront relâchés sans suite en attendant la prochaine rafle, le prochain contrôle d’identité et le prochain internement forcé dont la banalité sera proportionnelle à sa fréquence. D’autres, environ la moitié, seront effectivement expulsés.

En arrêter beaucoup, en enfermer plusieurs et en expulser quelques-uns sert à distiller la peur en tous. La machine à expulser, au delà de la « simple » expulsion, vise à la domestication des travailleurs les plus pauvres, qu’ils soient immigrés ou non. C’est cette peur là qui est recherchée. D’un coté, elle renforce la paix sociale et l’incapacité de chacun à se réapproprier sa vie, de l’autre, elle procure aux patrons une main d’oeuvre docile. Conjuguée au chantage de la nécessité du travail, la peur est le terreau de l’esclavage, d’une nouvelle race de travail forcé qui gagne du terrain de jour en jour.

On est alors bien loin des analyses politiciennes et réformistes teintées de catastrophisme et de Grand-Guignol qui voudraient voir en tel ou tel pantin temporaire de l’Etat un « nouveau Pétain », ou dans telle ou telle nouvelle loi « une dérive raciste », comme si le droit démocratique et le système légal n’étaient pas intrinsèquement discriminatoires. Il y a dans tout cela une cohérence et un réalisme dont ne peuvent pas se vanter les analyses citoyennistes et droit-de-l’hommistes : Cette logique est celle du capitalisme et du droit, de la société de domination et des mécanismes d’oppression, tous complémentaires.

Il faudra bien plus que des « non non non… », des photographies géantes d’enfants pourtant si mignons, des éloges de la famille unie et autres tire-larmes hollywoodiens pour venir à bout de la machine à expulser, un premier grain de sable à mettre dans ses rouages pourrait être une analyse à la racine de ses mécanismes qui, en lieu et place de la complainte et du gémissement, permettrait de s’organiser pour retrouver des perspectives offensives contre tous les assauts de la domination, sans oublier en chemin de détruire la machine à expulser, ses centres de rétention et toutes les prisons.

Il y aura toujours mieux à brûler qu’un cierge…

Extrait du dossier « Quand la domination gère les immigres » dans Guerre au Paradis N°1, journal anarchiste, France.