Tout ce qui vit est conçu dans la brume et non dans le cristal.

Un spectre hante l’Europe. Le spectre de nouvelles formes de communisme, sans parti ni micro-Etat. Le spectre de ceux qui détruisent ce qui les détruit, pour vivre autrement, à travers les ruines. Le spectre de ceux qui préféreraient ne pas être nommés. Le spectre de ceux qui respirent à coups de rupture, de subversion, d’interruption.

Comme sauvés par la rapidité d’un naufrage, nos cœurs nos mains nos bouches, cet infime texte ne trouve d’autre raison à son penchant de se déployer que le refus de ne rien dire. Il est aux yeux de la plupart un événement proche et déjà lointain, qui s’éloigne de plus en plus. Eloignement qui, par là même, ne peut que se rapprocher de nous, comme brisé(s) par lui, sans pour autant pouvoir le toucher. Il n’y a jamais la manière adéquate, certainement pas la manière juste, juste des mondes en formation. Comme la proximité la plus profonde au sein et autour de solitudes, solitudes partagées, solitudes en voie de disparition de réapparition. Commun indéfinissable qui ne désire pas s’expliquer mais ne peut cesser de se déployer. Présenter l’occupation et la vie qui lui co-répond comme « un repère d’anarchistes cagoulés qui n’a cessé de perpétrer des dégradations », ce n’est pas seulement augmenter la distance qui nous en sépare, mais bien plutôt une tentative aphone de réduire à néant un irréductible.

Un agencement d’hommes et de femmes qui s’organise pour suspendre le cours normal des choses et dévoilent par là l’intolérable d’un monde dé-posent une des rares invitations dignes.

Eternel retour, le Chavanne a été occupé le soir du vendredi 24 avril par une cinquantaine d’étudiants venus d’ailleurs. Pour se rencontrer, s’organiser, ouvrir l’espace, apprendre à ne plus se séparer. Apprendre à partager des nuits, des montées d’adrénaline, des passions, des jeux, des pratiques de lutte.

Une foule aveuglée qui exalte le Pouvoir et finit par faire le travail de la police offre un spectacle obscène. Le vous qui apparaîtra dans ce texte n’est pas le vous d’une position, mais le vous de l’absence de position, colonnes d’un monde. Il jaillit lorsqu’une position politique ne peut ou ne veut être entendue. Non pas l’ennemi qui est aussi l’ami, ou peut le devenir, mais l’hostilité même. Comme des animaux sans territoire défendant ce qu’ils nomment leur territoire. « Cassez-vous, c’est notre université. » Non pas un semblant de nouvel agencement, seulement une production supplémentaire de ce temps, évidente manifestation de l’animosité diffuse. Pas de parole possible, juste des coups et des insultes. Milices de la norme, « oeuvre » de la nouvelle religion « œuvre » des hommes. Nous ne nions pas que les étudiants-flics aient effectivement pris parti. Ce qu’il s’agit d’en retenir, c’est qu’il ne s’agit pas d’une prise de parti politique, mais bien d’une prise de parti économique. Si la « communauté universitaire » existe, elle n’a jamais existé que comme défense de la propriété. Il n’y a de transgression qu’au regard de la loi, d’une loi.

De la nuit brûlante sont tombés, rafraîchissants, les éclairs qu’aucun maître n’éduque

Une amie disait : le temps est passé où le temps ne comptait pas. Si nous avons été fous, c’est certainement de vous avoir oublié, d’avoir oublié que personne n’était à l’abri du temps, ou plutôt, de ne pas avoir considéré sérieusement notre souvenir notre oubli. Nous étions partiellement en dehors du temps capitaliste, vendredi samedi dimanche paraît-il, non plus au Chavanne à l’ULB, mais dans un amphi parmi de nombreux européens contre la marchandise et son monde. Alors oui, des caméras ont été rendues inopérantes, une auto-réduction opérée par quinze personnes déterminées s’est joyeusement déroulée, les murs se sont mis à parler, des bancs ont été enlevés, des barricades ont été posées. Comme un désir commun, une nécessité.

L’absence de temps ne révèle ici que l’absence du monde, nous tenant avant ou après le monde.

Malheureusement lundi est arrivé avec sa clique d’étudiants-travailleurs, d’experts du mouvement ouvrier, d’apprentis gestionnaires, de politiciens en devenir, d’alcooliques anonymes. Un par un, séparé, indigné, plaintif. Il fallait le cercle des sciences appuyé par le Comac et le Bea pour organiser cette foule solitaire. A Bruxelles comme ailleurs, ceux qui se croient de gauche s’organisent contre ce qu’ils appellent l’extrême gauche. Une banderole apparaît : « Non aux dégradations comme moyen d’expression », avec un appel-mobilisation à 15h pour évacuer l’auditoire. Quelqu’un nous apprend avec justesse que le Pouvoir, c’est avant tout le pouvoir de pouvoir en finir. Ce que ces étudiants-flics n’entendent pas, c’est que nous ne luttons pas « pour plus ou de meilleurs moyens d’expression », mais pour vivre des expressions de la liberté, ou à défaut, permettre encore à la liberté de s’exprimer.

Vous nous avez rappelé que vous nous sommes privés d’une faculté qui semblait inaliénable, la plus assurée entre toutes : la faculté d’échanger des expériences. L’expérience ne passe pas de poing en poing mais de bouche en bouche.

Il n’y a pas à s’étonner de ces nouvelles et déjà anciennes formes de police. Ce qui frappe, pour l’heure, ce n’est pas tant que la meilleure des polices ne porte pas l’uniforme, mais bien plutôt qu’elle s’autoproclame comme la gauche estudiantine bruxelloise. Qu’elle s’indigne de la police dans les coulisses lorsqu’elle est casquée et armée, « police partout, justice nulle part », alors qu’elle collabore et dénonce sans arrière-pensées, bêtise d’un slogan qu’elle a fini par apprendre. Justice pavlovienne, prolongement de la police. Aucun slogan n’est plus faible dans l’état d’exception généralisé. Police et Justice ont toujours collaboré, et depuis deux siècles cela a peut-être pour nom l’Etat de droit-d’exception.

Ce qui frappe, ici et maintenant, c’est la répétition effrénée d’un énoncé: « je suis d’accord sur le fond mais pas sur la forme. » Non pas comme si le fond et la forme pouvaient être séparés suite à un manque de cohérence, mais comme s’ils l’étaient toujours. Lorsque nous l’entendons pour la millième fois, nous ne pouvons que percevoir la profondeur et la superficie d’un mutisme qui se proclame savoir. Si aujourd’hui certains d’entre nous sont sourds, c’est assurément pour avoir accepté d’entendre cet énoncé tous les jours. Il n’y a rien à dire à l’hostis qui feint l’inimitié, l’amitié. Barricader, pousser à autrement ailleurs, repousser. Frapper ou fuir. Nous savons de quel côté est la quantité. Vaincre ou éviter d’être vaincu. Etre vaincu mais l’être le moins possible.

L’événement, pour nous, c’est un mélange de force irruptive et de bouleversement des codes qui s’est agencé avant que vous n’arriviez. L’événement, pour vous comme pour RTL, c’est la victoire (« démocratique ») du nombre qui ne parvient pas à enchaîner deux phrases. Il faut être endormi pour ne pas percevoir qui sert la vie, qui la mort… Il n’y a que ceux qui ont oublié qu’ils ne croyaient en rien pour nous insérer dans cette catégorie diffuse qu’est le nihilisme. Si vous croyez en quelque chose, c’est en des termes dont le sens a été vidé ou inversé; démocratie, terrorisme, citoyenneté, Che Guevara, le mouvement ouvrier, …

De la plèbe, ou ce que certains nomment encore « du prolétariat », n’est rien d’autre que des êtres dépossédés qui se trouvent et s’organisent pour affronter les causes de leur dépossession, au-delà de toute légalité, pour lutter contre ce qui les affaiblit, au-delà de toute légitimité, tentative infinie de faire émerger d’autres mondes. Nous ne parlons pas de la beauté de ce qui a été écrit, détruit ou rencontré, mais bien de la beauté de certains gestes. Sans tous ces gestes, toutes ces transformations, nous ne deviendrons pas les femmes et hommes capables de répondre à cette possibilité radicale que nous portons, et ce, même si nous sommes toujours en deçà.

Il faut avoir regardé et écouté comme la Vérité des milliers de journaux télévisés pour nous traiter de terroristes. Il faut avoir été lobotomisé pour penser chaque acte de destruction en termes de vandalisme. Il faut avoir subi de très mauvais cours d’histoire sur la gouvernementalité au 20ème siècle pour encore parler de démocratie alors que vous écrasez ce qu’il reste de plèbe chaque fois qu’elle jaillit. Ceux qui parlent de citoyenneté sans avoir jamais pu dessiner ou respirer quelque chose comme une cité devraient apprendre à se taire. Ceux qui réifient Che Guevara alors qu’ils luttent sans compagnons sans armes ne sont que le triste reflet d’un monde qui s’écroule d’avoir tout récupéré, de nos existences aux forêts profondes, de nos villes à nos campagnes, de notre vie à notre mort.
Nous ne doutons plus que votre plus grande hantise est qu’il se passe effectivement quelque chose. Toutes vos simagrées refoulent, altèrent, méprisent sans pouvoir effacer les processus minoritaires qui se sont déployés. La terreur n’est pas dans une occupation ou dans un tag, mais bien dans nos têtes médiées, dans nos manières de marcher de nous exprimer, dans nos manières de refuser l’étranger, en nous et auprès de nous.

Ce que nous croyons comprendre, nous le savions déjà. Nous sommes métamorphose.

Peu importe si nous réussissons ou échouons, peu importe les procès et les nouvelles formes de répression, ce qui importe dans tout bouleversement, dans tout excès à la normalité, ce n’est pas tant les drames et les exploits de ceux qui ont déjà pris parti que la manière dont ce qui bouleverse est accueilli, affecte et traverse tout alentour ceux qui y assistent et qui se laissent entraîner par lui, comme une sympathie d’aspiration.

Certains ont été contraints, adolescents, de lire Flaubert. Ce dernier apprend entre autres que l’honneur déshonore. Ailleurs au même endroit, loin de savoir ce qu’est l’honneur ou une vie honorable, votre déshonneur nous honore. Vos cris de haine nous procurent de la force, comme attachés à ce monde, attachés à ce qui nous appelle à en sortir. Vous feignez croire avoir gagné, pourtant vous le savez, c’est encore ce monde en vous qui l’a emporté.

Il n’y a définitivement pas deux camps, mais un semblant de conflit bipolaire, composé d’une multitude de positions, discours et actes en perpétuelle variation.

Ce mardi 28 avril, près de deux mille personnes ont manifesté pendant quelques heures dans les rues de Bruxelles. Certains (bruxellois) « pour la réduction du coût des études », d’autres moins réducteurs « pour la gratuité de l’enseignement », d’autres encore contre un monde, parfois pour d’autres mondes. Qui s’étonnera que cette manifestation ait été appelée par ses organisateurs « respact » ? Pacte de la chose ? Manifester légalement trois heures encerclés par la police, que ce soit deux ou deux cents fois par an, est-ce lutter? Qu’avez-vous appris? Qu’avez-vous partagé si ce n’est quelques slogans quelques danses? Quelles nouvelles questions avez-vous formulées? En quoi Bologne ou la marchandise sont-ils moins présents aujourd’hui sur votre campus, dans votre vie?

Nous ne sommes pas une avant-garde et ne désirons point le devenir malgré la feinte de prolongement de Marx. Nos cœurs sont bien plus habités par les sociétés secrètes que par la rigidité d’une Internationale. Nous n’avons point recours au mot d’ordre. Nous essayons plutôt de dessiner une ligne éthique autour de laquelle nous oscillons. Nous ne posons pas la question du meilleur gouvernement possible ou de la moins mauvaise organisation du territoire. D’autres se la posent (gouvernants, réformistes, urbanistes, etc…) et apparaissent comme un océan de tristesse sans intensité. Notre puissance, lorsqu’elle déploie une forme de pouvoir, se situe dans un pouvoir-faire à côté, un pouvoir-dire avec franchise, pouvoir transmettre qu’il s’agit de questionner dès que se dressent des murs, dès qu’une certaine anxiété se glisse entre nous, chaque fois que nous nous sentons guidés non plus avec l’ami, mais malgré nous. Parole importante qui tombe dans le néant, comme ajournée à un lendemain qui ne vient, crispation au sein du silence, commun qui se déchire ne fait plus sens. Ou plutôt, change de sens, disparaît sans pouvoir autrement jaillir, dévoilement d’une triste absence.

L’avant-garde, au-delà de la fermeture du « je », du « nous », du « on » ou du « prolétariat » qu’elle pose, par-delà les noms inscrits au bas de chaque texte, nous est opposée de par son habitude à parler des masses plutôt que de partir de soi. « Sensibiliser les étudiants, mobiliser les travailleurs, toucher les masses ». Faire semblant de connaître ce que personne n’a jamais connu. Prôner ce non-sens qu’est le devenir-majoritaire. Désirer le pouvoir-dominer. Programme de chaque chaîne télévisée, de tous les quotidiens, les moyens en moins. Plus petit dénominateur commun d’intelligence, comme un roman à grand tirage, comme tout discours mortifère. Manière de parler des autres, non pas de leur place, mais à leur place.

« Nos idées sont dans toutes les têtes. » Dans quelle mesure une idée qui est dans toutes les têtes peut bien être à quiconque ? Il faut être pure réaction à ce monde et beaucoup mépriser son corps, nos corps, vos corps pour en arriver à cet énoncé, ce pseudo-constat. Il faut avoir peu désappris ce système-monde pour croire ou dire « nous sommes partout », comme n’importe quelle entreprise l’affirme, des banques à l’armée. Nous ne sommes et ne serons jamais partout, nos sommes là où nos frères ont laissé des traces, où nous en avons laissé, commune possibilité de rupture. Nos idées ne seront jamais dans toutes les têtes, non pas parce que cela semble impossible, mais bien parce que c’est indésirable.

Nous ne sommes pas et ne seront jamais des « anarcho-situationnistes », des « vandales », des « terroristes » mais ce que vous croyez que ces noms sont, cela, il se peut bien que nous le soyons et que nous ne cessions de le devenir. Le communisme, comme l’anarchisme ou le situationnisme, ne peut être dessiné par ce qui le nomme. On n’appartient pas au communisme.

Ce dont « chavannisme » est le nom ne se rapporte pas, ne peut pas se rapporter à des personnes, à un groupe ou à une quelconque forme d’identification, mais à une façon d’être-là, à une puissance d’affirmation. L’évidence sans fond de l’existence révolutionnaire, son devenir-force, son intensité ne cesseront de revenir tant que durera l’ordre social. Une telle possibilité existentielle atteste une virtualité permanente qui ne cessera d’être actualisée.

Nous ne craignions pas le jour du départ, parce qu’il était déjà passé depuis longtemps. Si nous étions à l’université, c’était avant tout pour en sortir. Toujours déjà partis comme un retour qui n’a plus à être décidé.
C’est pourquoi malgré notre apparente échappée, nous serons toujours présents, invisibles comme à l’affût dans l’ombre. La tradition des vaincus ne s’efface pas si facilement. Certaines traces parlent d’elles-mêmes, des gestes plutôt qu’un langage, gestes et langage qu’il est presque impossible d’entendre sans les expérimenter, sans s’y risquer. Voyageurs parmi les sédentaires, nous n’avons plus que quelques secondes à murmurer au sein de cette contrée, et pourtant nous pressentons que ce ne sont pas les dernières. Les exilés savent que leur absence n’est pas un défaut de présence mais au contraire sa condition.

La guerre est à peine commencée, ou plutôt, vous nous avons montré que vous ne croyiez plus à la paix.

Ce que nous refusons n’est pas sans importance. Il y a une raison que nous n’accepterons plus, il y a une offre d’accord et de conciliation que nous n’entendrons plus, il y a une apparence de communauté qui nous fait horreur, il y a des amitiés que notre mémoire ne pourra pas effacer. Une rupture s’est produite. Nous avons été ramenés à cette franchise qui ne tolère plus le consensus, la belgitude, les commissions.

Pour la plupart, la guerre civile (« guerre sociale » pour les « vrais ») est constatée, dénoncée, subie comme l’inempirable qui ne cesse d’empirer, que rien ne peut ébranler. Pour d’autres, elle est et restera un risque à courir, non seulement parce qu’au sein de cette course le « milieu » n’est plus subi, mais surtout parce que la liberté commence à nouveau à se faire sentir. Il ne s’agit pas de sauver l’homme, la planète, encore moins la civilisation, pas plus que de restaurer une forme de réalisme, de devoir ou de tâche, mais bien de penser comment se déploient les conditions de possibilités de la vie, ou à défaut, d’apprendre à déjouer ce qui la rend impossible.

L’université, comme ce monde, est à la merci de quelques ruptures.

Quelques étrangers de passage nulle part, nulle part appelé par beaucoup Bruxelles, Louvain, …
Le vendredi 2 mai 2009