Nous en avions parlé de ce jour, et nous l’avions attendu. Après la lutte dans les rues, nous étions surs que les forces de l’ordre seraient présentes en nombre. Plutôt que d’écouter la colère des gens qui ne se retrouvent plus dans cette société, on préfère dépêcher les CRS. Eux au moins ne revendiquent pas. Ils cognent, ils tirent et ils partagent le sentiment de nos élites sur ces voyous cagoulés et ces manifestations néfastes aux bons citoyens qui s’en vont travailler.

Comme la dernière fois, les représentants syndicaux, massés sur la passerelle à quelques mètres du sol, ont débité leurs revendications et leurs bons mots. Moins fiévreux, plus calmes peut-être, ils ont réclamé ce fameux pouvoir d’achat, cette croissance et insulté les patrons qui n’assument pas la crise provoquée par leurs soins. Je n’étais pas vraiment concerné. Je ne suis pas syndiqué, et refuse de l’être. Je ne tiens pas à m’embarquer dans un mouvement qui ne représente pas mes idéaux, mes envies, mes visions.

Je ne milite pas pour le pouvoir d’achat. Je ne vais pas défiler pour avoir le droit d’engraisser encore plus les grandes surfaces et légitimer un système où le droit d’exister se paye avec des bouts de papier. Je suis ici parce que j’en ai marre. Marre de cette société qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez. Marre de cette mascarade démocratique qui veut nous faire croire que le vote est la liberté. Marre de n’être pas écouté, de n’avoir aucun poids, aucun droit et de devoir me plier à des règles et des normes que je refuse de faire miennes. Marre d’un peu tout, disons-le, et je ne suis pas seul dans ce cas.

Après la parlotte, la marche. Le cortège se met en branle. Chacun se range sous ses drapeaux, avec sa profession. Surtout ne nous mélangeons pas, marchons ensemble mais pas côte à côte, faudrait voir à ne pas abuser. A vue d’œil je tablerais pour un chiffre oscillant entre 15.000 et 20.000 personnes. Comme la fois dernière. Une belle mobilisation, une belle présence, peut-être même renforcée par des déçus des mobilisations nantaises, qui ont préféré abandonner les cortèges de catholiques bien-pensant contre la vulgarité d’une ville ouvrière qui ne mâche pas ses mots.

Pour ma part je navigue entre les différents points. Je ne m’attache à aucun groupe. Je regarde, je scrute, je rigole, j’indique à quelques automobilistes arrêtés sur des rues transversales que le demi-tour est certainement la meilleure des options. Le cortège a remonté la rue Charles de Gaulle qui part de la sous-préfecture pour pénétrer dans l’artère principale de la ville, l’Avenue de la République. Nous tournerons ensuite par le Boulevard de la Liberté, pour revenir à notre point de départ, lieu choisi par les organisateurs, pour éviter les affrontements devant la sous-préfecture, où sont certainement massés les agents de l’Etat.

Autant le dire, durant la marche, je m’ennuie ferme. Les slogans me cassent les pieds, les voitures diffusant leur musique déprimante me cassent les oreilles, mais je reste tout de même. C’est l’art du compromis. Même si je trouve d’une bêtise crasse de réclamer des choses à un système conçu pour servir à une élite, je veux tout de même être présent et grossir les rangs des mécontents. Car si chacun, décidait de ne pas venir en raison de désaccords, alors il n’y aurait personne. Et c’est en marchant ensemble que les choses peuvent changer.

Retour devant le Ruban Bleu. Je rejoins des amis. Nous nous asseyons, discutons, essayons de nous retrouver, tandis que des responsables de la CGT font leur possible pour disperser tout les arrivants. Ils ne s’en sortent pas mal avec les enseignants, les infirmières ou la Cfdt (qui est une corporation à part entière. Je suis sur qu’appartenir à la Cfdt demande des aptitudes hors du commun. Moi je ne pourrais pas).

Cela n’empêchera cependant pas un bon millier de personnes (les chiffres officiels disent 300. Je ne sais d’où ils les sortent, parce que pour l’avoir vu de mes yeux, je peux l’affirmer, c’était plus d’un millier) de converger vers la sous-préfecture. Comme la dernière fois, les CRS se sont installés dans une rue transversale longeant le bâtiment. Comme la dernière fois, les manifestants les encerclent des deux côtés. Mais contrairement à la dernière fois, ils ne sont pas vingt, c’est une dizaine de cars qui sont à l’arrêt.

Je précise, à toute fin utile, que comme lors du 29 Janvier, les CRS n’ont procédé à aucune sommation et n’ont aucunement intimé l’ordre aux manifestants de se disperser. Si ce ne sont effectivement pas eux qui ont tiré les premiers, ils n’ont pas bougé, se tenant prêt, dans une attitude finalement provocatrice, écartant toute prévention ou tout dialogue.

Alors, les pavés ont volé, ainsi que des cocktails Molotov, préparés pour l’occasion. Les CRS ont riposté, aidés de grenades lacrymogènes volant dans le ciel, propulsées par leurs fameux lanceurs Cougar. Le gaz s’est répandu et leur charge a suivi, dégageant la voie jusqu’au front de mer, puis repoussant les groupes jusqu’à l’esplanade devant la sous-préfecture. Ils se sont alignés, cachés derrière leurs boucliers, face au rassemblement hétéroclite d’individus plus ou moins agressifs et dispersés. Une chance pour nous, la seconde issue de la rue de départ est bloquée par un groupe de personnes qui ne font preuve d’aucune animosité, empêchant les CRS d’avancer pour nous prendre en tenaille.

L’ensemble est assez chaotique. Quelques groupes épars s’avancent courageusement pour faire pleuvoir la pierre sur les hommes en armure. La réplique se fait à coups de gaz, celui qui brule la gorge et détruit la vue. Je reste dans la zone, naviguant entre les différents points pour prévenir tout débordement sur nos flancs, accompagnant un ami photographe qui s’efforce de recueillir le plus de clichés utiles. Hors de question de le laisser seul, on ne sait que trop ce qui arrive à ceux qui veulent restituer la vérité par l’image dans ce genre d’évènements. Derrière moi, soudain, un mouvement de foule, un groupe d’une vingtaine de personnes se rue sur quelques individus que je ne distingue pas, ça frappe, ça crie.

J’apprendrai par la suite qu’il s’agissait de trois agents de la BAC qui avaient tenté d’exfiltrer un manifestant. Opération ratée, ils n’ont récolté que des coups. Quelques instants plus tard c’est un RG qui est repéré, il parviendra à s’enfuir après avoir molesté un civil. Je cherche des yeux notre préposé à la pharmacie pour les soins préventifs en attendant l’arrivée des pompiers.

Le temps passe, les grenades pleuvent et les CRS finissent par charger, ils nous repoussent de l’esplanade, au niveau du rond point. Le rebord de pierre est démantelé pour fournir des projectiles. Plus loin dans la rue commencent les préparatifs d’une barricade, un chantier abandonné non loin servira de ressource. On aide un ouvrier à installer une bande de plastique entre deux lampadaires pour bloquer la rue transversale par laquelle pourraient arriver les CRS. Et ça ne loupe pas, nous les voyons soudain surgir, tandis que leurs copains d’en face se mettent en branle. Repli général, ils accélèrent, ils sont prêts, trop, mais arrivés à leur point de jonction une pluie de pavés les stoppe, les forçant à reculer.

Nous reculerons finalement dans la rue, pressés par les jets de grenade et les petites charges. Leur tactique est bizarre, ils ne semblent ni pressés, ni inquiets. Ils avancent et reculent en permanence, effectuant parfois des replis qu’on pourrait voir comme des pertes de terrain, mais qui n’en sont que plus inquiétants venant de gens spécialisés dans la répression urbaine.

Avec mon ami, nous avancerons de nouveau vers l’esplanade pour quelques clichés. Un peu trop avancés, laissant le rassemblement derrière nous. Quelques grenades et une charge plus tard, nous sommes revenus dans la rue. Nous reculerons encore après un nouveau bombardement précis, les pastilles de lacrymo s’ouvrant à nos pieds, diffusant cet épais nuage blanc toxique. Nouveau repli. Je retrouve un ami préposé aux bouteilles d’eau, nous en distribuons aux gens alentour qui ont souffert du gaz, ainsi que des gouttes pour les yeux. Je crache un peu mes poumons, mais je commence à me familiariser avec cette arme et, le temps passant, les effets s’amoindrissent.

La barricade sommaire est montée, mais une rumeur monte. Les CRS envoyés à Nantes seraient en chemin pour nous prendre en tenaille. Voila qui expliquerait le calme de ceux d’en face. Nous nous préparons à une dispersion, il faut choisir. Partir par le Ruban Bleu, au risque de se retrouver pris au piège mais, en cas de réussite, rejoindre rapidement le centre ville et ses petites artères, ou courir du côté de la base sous-marine et faire un long détour pour rentrer.

C’est finalement la deuxième option qui sera choisie. Au moment où nous voyons avancer derrière nous un second mur de boucliers. Je décampe avec mon groupe vers la base, trainant un peu pour observer la scène. En moins d’une minute, le lieu a été envahi de gaz et les CRS sont là, d’une efficacité redoutable, stoppant les trainards à coups de matraque et procédant à des arrestations musclées et inutilement violentes.

En revenant dans le centre nous croiserons les derniers groupes qui se replient, poursuivis par les CRS, nous réussirons à récupérer quelques connaissances pour leur offrir refuge dans l’appartement. Une bonne heure passera à contacter tous ceux que nous connaissons pour vérifier que personne ne s’est fait prendre. Miracle, pas une seule arrestation dans nos rangs, la journée se finit bien.

A la lecture de ce texte, on se demandera fatalement à quoi a pu servir cet affrontement. On entendra l’éternel refrain sur l’inutile violence. On nous dira que cet épisode a décrédibilisé le mouvement.

Je n’ai qu’une réponse. Nous avons dépassé les revendications syndicales, signifié notre refus de cet état des choses, de cette société qui ne nous offre aucun moyen de réponse, de contrôle. Nous ne voulons pas de pouvoir d’achat, nous ne voulons pas de croissance, nous ne voulons pas d’un monde de requins où on investit d’un pouvoir des gens qui ne se soucient pas des conséquences de leurs actes. Il faut être idiot pour croire encore que les marches, les chants et les banderoles pousseront au changement.

Il faut être idiot pour ne pas voir que les gens qui nous « représentent » ne cherchent qu’à ne pas entendre. Il faut être idiot pour vouloir changer les règles en s’y pliant. Nous existons, nous nous exprimerons, et nous recommenceront, car notre violence n’est pas gratuite, elle n’est pas haineuse, elle est porteuse de sens et de revendications, d’envies et d’idées. Elle dit que nous n’avons pas peur des matraques et des grenades, que la répression ne nous éteindra pas et que la justice est certainement bien plus de notre côté que chez ceux qui obéissent bêtement aux ordres sans se poser de questions.

Un esprit libre, dans un corps libre, dans un monde libre et juste. Voila ce que nous voulons.

Rhuyzar