Corps ennemis

Pourquoi encore tourner autour du pot. On le sait maintenant. Le pouvoir a déclaré la guerre à tous ceux qui ne marchent pas droit. Il a déclaré la guerre à tous ceux qui refusent de jouer les honnêtes citoyens. La guerre à ceux qui ont choisi le camp des enfants terribles. Ceux qui n’ont plus peur. Qui attaquent. Se défendent. S’organisent.

A présent que l’idée qui veut que pour survivre à la guerre il faut devenir la guerre est une évidence partagée au delà des masques sociaux, la situation offre des ouvertures de révoltes inouïes. Comme s’y préparent avec crainte les gouvernants, les conflits qui s’annoncent ne seront pas ceux qu’ont vu, depuis deux siècles, s’affronter deux camps bien distincts, les exploités et les exploitants, mais plutôt ceux, asymétriques, où une menace diffuse viendra infecter le corps social de l’intérieur même. Les spécialistes en épidémiologie deviennent, dès lors, les conseillers privilégiés d’un pouvoir qui se sent menacé dans son immunité. Une menace où la configuration des hostilités, aux dires de la nouvelle gouvernance européenne, devra « privilégier non les mesures dissuasives mais des stratégies flexibles, adaptatives, indirectes et anticipatoires ». Ce que cette nouvelle gouvernance appelle « anticipatoire » n’est autre que l’application des mesures de guerre en temps de paix. Et les moyens exceptionnels mis en œuvre pour traiter la crise, tant au niveau économique que social, ne sont que le signe de cela. Face à ce déploiement de dispositifs, il ne suffit plus de critiquer les seules lois anti-terroristes qui se sont abattues sur nos camarades depuis janvier 2008 mais bien de se préparer à un autre ordre d’affrontement : celui de la guerre civile.

Au sein de cette guerre, la figure du pouvoir souverain réapparaît comme une forme légitime de gouvernement qui, depuis Hobbes, ne prend pas de gants pour définir son programme contre-insurrectionnel :

« Le citoyen qui enfreint le pacte général d’obéissance, enfreint en même temps toutes les lois. C’est là le péché qu’on appelle crime de lèse-majesté; et c’est l’acte ou le discours par quoi un citoyen ou sujet déclare ne plus vouloir obéir à l’homme ou l’assemblée à qui a été remis le pouvoir suprême de l’Etat. L’obligation de l’obéissance civile, en vertu de laquelle les lois civiles sont valables, précède toute loi civile; et par nature le crime de lèse-majesté n’est rien d’autre que la violation de cette obligation. Il s’ensuit que les rebelles, les traîtres, et les autres coupables de lèse-majesté ne sont pas punis en vertu du droit civil, mais naturel; c’est-à-dire, non comme mauvais citoyens, mais comme ennemis de l’Etat; et non par le droit du pouvoir ou commandement, mais par le droit de guerre. (…) Dans l’état de nature, dans l’état de guerre renouvelé par les citoyens rebelles, le juste et l’injuste ne doivent pas être appréciés d’après les actions comme dans l’état civil, mais d’après les intentions et la conscience de celui qui agit »

A la différence, qu’à l’OTAN ou dans la boîte de conseils de Bauer, ce pouvoir, sous sa version impériale, ne craint plus tant le crime de désobéissance, que son risque permanent. Et il faut voir comment, par les mesures prises contre ce risque, la menace de la guerre civile resurgit dans le discours flippé des experts européens de la pacification. Dans une étude récente sur La crise de la communauté politique ceux-ci constatent : « La société reste habitée par le risque de crise – dans la théorisation de Hobbes, ce risque est projeté en premier chef sur ceux qui se trouvent en marge du pacte social, c’est-à-dire sur le peuple au sens de plebs (bas peuple). Ainsi, le risque inhérent à la stasis, à l’émeute, à la guerre civile, est ce qui donne sa pertinence au pacte social. (…) L’état actuel du monde est un état marqué par l’impossibilité d’extériorisation de ce risque. Dans un monde mondialisé qui ne supporte plus aucun extérieur, les lieux de la suspension du politique deviennent alors des lieux d’état d’exception intérieurs. »

Notifier benoîtement cette analyse du côté de ce qui nous est clairement hostile, hostile à tout imprévu, à tout événement, à tout ce qui vit encore, serait une infamie. A présent, il s’agit plutôt, pour nous, d’en prendre acte. Et de tracer des lignes de front entre deux partis. Deux partis au sein de la guerre civile. Deux positions irrémédiablement incompatibles. Celle de l’empire et celle de tous les parias qui ne veulent pas s’y reconnaître. Celle de la police et celle de la plèbe. Celle du gouvernement des corps et celle des corps ingouvernables. Celle du pouvoir et celle de l’insurrection. Sachant aussi que ces lignes de front passent par des intensités différentes et qu’elles ne se superposent pas à une classe sociale. Qu’elles peuvent se manifester dans une émeute, comme dans un quartier où la police n’ose plus venir. Dans une fac bloquée ou dans une usine en grève illimitée. Chez un mec de cité qui descend en ville pour tout niquer ou chez des lycéens qui occupent leur bahut. Chez le babacool qui vit dans des cabanes et qui a brûlé sa carte d’identité ou le sans-papiers qui squatte une église. Chez le pdg d’entreprise qui pète un câble et se suicide ou le syndicaliste qui charge une rangée de CRS. Chez le père de famille qui décide d’empêcher une expulsion dans un airbus ou dans la bande qui va à l’affrontement devant les centres de rétention. Chez celui qui prend de force une tribune publique ou celui qui la ferme en garde à vue. Dans la tête d’un palestinien qui balance un cocktail sur un char ou celle d’un gars qui sabote les lignes TGV. Et qu’en face, dans le camp de l’empire et ses dispositifs, tout cela provoque la peur, peur panique que quelque chose prenne forme, qu’entre les révoltés des liens s’intensifient, qu’une menace devienne ingérable, que l’exercice du pouvoir soit suspendu définitivement, qu’un monde touche à sa fin.

Alors quoi, quand nos potes se font chopés par 150 flics de la SDAT, quand d’autres sont pris pour « regroupement armé » après que les CRS se soient reçus des pétards dans leur blindage, quand un squat est rasé au bulldozer comme à Jénine pour les « nids de terroristes », quand la police assassine à Gênes, à Clichy-sous-Bois, à Athènes, à Moscou, aux Antilles, quand pour briser nos liens vitaux cette même police appliquent à nos camarades le « contrôle judiciaire » indéfini ; alors après ça, on voudrait nous voir nous indigner devant des lois « qui mettent en danger les droits civiques », on voudrait nous voir combattre une « inculpation disproportionné par rapport aux faits reprochés », on voudrait mettre un filet minimale de « démocratie » autour de nos révoltes précisément là où le droit et la démocratie se sont effondré et n’agissent plus qu’en tant que fantômes du contrôle total des corps. Ce n’est plus par d’improbables libertés garanties ou par quelque sujet de droit que ce contrôle se maintient désormais, mais par une prolifération illimité de normes. L’union européenne prévient assez clairement dans son Livre blanc de la bonne gouvernance : « Il faut accélérer les processus de décisions normatives ». Entendez : accélérer les processus de séparation entre les normaux et les anormaux, entre les bons citoyens et la plèbe, entre la contestation autorisée et les luttes décisives. Cela n’est pas sans quelque valeur stratégique pour nous. Et indique une voie où il faudra savoir frapper. Car un pouvoir qui perd de sa légitimité essaie de se reconstituer par une surenchère de légalité. Des normes, des normes, des normes … comme bouées de sauvetage, parce qu’ils ont bien compris que c’est une civilisation qui est en train de couler. Pour nous, il s’agit de faire tout pour que cette civilisation ne remonte plus à la surface.

Ca veut dire, d’un côté, faire le deuil d’une vieille conception social-démocrate qui fantasme de faire front contre des « abus de pouvoir » qu’elle légitime néanmoins lorsqu’il s’agit de sécurité intérieure et de mater une révolte au nom de la lutte anti-terroriste, comme cela a été le cas dans les années 70 en Italie, en Allemagne et en France. Et de façon plus cruciale, se préparer à désactiver les dispositifs de marquage dangereux/inoffensifs, et les dispositifs de répartition du genre « qui est-il? comment le reconnaître ». Saboter le quadrillage des corps et rendre impossible le partage prévu de ces corps en une classe « casseur », « violent », « clandestin », ou « terroriste ».

Nous devons nous défaire du piège de l’anormalité ou de la culpabilité revendiquée, car c’est là précisément que nous attend le pouvoir. Là où il peut nous intégrer comme l’autre de sa norme, mais de sa norme seule. Il s’agit plutôt de savoir nous camoufler et opposer à leurs catégories, non d’autres catégories mais, en fonction de la situation, un silence menaçant ou une pluie de paroles. Donc, nous rendre opaque à leur flash ball normatifs.

Nous rendre opaque ça veut dire aussi, élaborer une pratique de la guerre civile, qui a peu à voir avec l’idée d’une bataille décisive — style socialisme radical d’un Sorel, où la grande guerre napoléonienne doit symboliser le conflit à mort entre deux classes — mais plutôt une guerre irrégulière, une guérilla diffuse à la Lawrence bien plus prometteuse pour des insurgés : « Notre tactique restait celle du jeu de barres, des coups plutôt que des poussées. Nous n’essayions jamais de conserver ou d’exploiter un avantage mais nous mettre rapidement hors de portée pour frapper à nouveau ailleurs. Nous utilisions la force la plus réduite possible, le plus rapidement possible, le plus loin possible. Notre règle fondamentale : refuser à l’ennemi toute cible.  » C’est dans Guérilla dans le désert. C’est aussi à Vichy, à Exarchia, en Guadeloupe, dans chaque cocktail Molotov, dans le sabotage des flux, partout où nos corps gagnent en puissance. Sachant aussi que ces pratiques, si elles ne veulent pas s’étouffer, devront, lorsque la rue ou un quartier sont pris aux forces de l’ordre, savoir faire grandir un type d’organisation qui pourra se donner les moyens de durer grâce à ses comités, ses communes, son ravitaillement, sa culture, ses affects, son langage propre.

Puis, il y a une certaine valeur stratégique du silence qu’il faut savoir faire grandir. Un silence offensif. Là où les actes parlent d’eux-mêmes. Où tout discours qui s’indigne constitue d’emblée une trahison de ces actes. D’autre part, le soutien politique dans « l’affaire de Tarnac », ce nom dégueulasse! — parmi les plus proches qui se sont laissés aller au seul jugement de l’utilisation compromettante des médias — n’a pas été à la hauteur de ce silence offensif. Qui aurait impliqué et qui implique de faire de notre soutien l’écho de la radicalité de la situation, non l’écho d’une radicalité de quelques uns. Et que ce soutien en acte ne soit porteur que de notre propre joie, notre propre détermination à prendre parti dans la guerre en cours. Car ce qui se joue ici, dans les raids menés par les forces d’occupation impériale que ce soit à Tarnac ou ailleurs, va bien au-delà de la question de revendication ou de non revendication, innocent ou pas innocent, médias ou pas médias. C’est une position d’hostilité. Et de comment au sein de cette hostilité nous agissons sans qu’elle puisse nous atteindre, de comment nous rendre ingouvernables à ses dispositifs, de comment nous situer déjà ailleurs, du côté des formes-de-vie, de nos désirs, de nos mots, et de notre commune riposte.

Nous chions sur le jugement, ce jugement de la « miséricorde » accordée à qui veut bien se repentir, pour qui « fournit des garanties pour l’avenir » et ne conserve pas un « cœur ennemi ». Qu’on se le dise : nos cœurs sont ennemis. Et ils le resteront. Nos cœurs comme nos corps. Comme nos gestes, nos pensées et nos tripes. Chaque seconde que nous respirons augmente notre désir d’en finir avec l’ordre des choses.
Puis, il y a ceux qui, jusqu’au pathos, réclament d’être jugés, ne serait-ce que pour être reconnus coupables. Face à ceux qui parle à la place des autres, aux objecteurs, à ceux qui aiment tant les questions et les poser, nous disons : trouver, rencontrer, devenir, au lieu de régler, reconnaître et juger.

Dans ce qui s’annonce de joyeuses désertions, il faudra donc savoir agir sans ceux qui ne se réveillent que lorsqu’ils commencent à sentir un millième de ce qu’ils ne « croient pas ». Ceux qui osent encore avancer que tant qu’on peut dire « voilà le pire! », ce n’est pas encore le pire. Les yeux médusés devant les images du malheur des êtres qu’ils ne rencontreront jamais. Par exemple, les gazaouis qui se prennent des bombes à aiguilles sur la gueule, ou ces jeunes qui « vivent reclus dans la clandestinité ». Et pourquoi pas, afin qu’ils s’habituent à la brutalité, des coups arbitraires : la garde à vue musclée d’un journaliste respectable ou l’interrogatoire d’un papi accusé de vouloir tuer Sarko. Savoir agir donc sans ceux qui devant le spectacle de l’hostilité, ici même, laissent de côté tout ce qui ne les concerne pas de près pour ne pas mettre leur cause en péril et qui, quand cela les concerne, ont une attitude passive, attendant que tout se termine quand même bien.

Un autre plan se dessine donc. Un plan où la menace viendra de ceux qui auront réussi à rende indistincts leurs actes de leurs pensées. De faire de leur désir d’en découdre le signal d’un mouvement, non l’inverse. Un plan où la solidarité devra être immédiatement une solidarité hargneuse, une solidarité sans reste, une solidarité dont le seul mot d’ordre sera de se propager. Qu’il n’y ait plus les précaires d’un côté, les étudiants de l’autre, les violents et les bons manifestants, les émeutiers de banlieues et les anarchistes. Que seul un certain front se dessine, un front avec ses sentiers, ceux de la plèbe et des différents moyens qu’elle met à sa disposition pour mettre en déroute les forces impériales.

Peut être l’idée de casbah, de zone opaque, de maillage ténu, de liens serrés, doit commencer à prendre ici de la consistance, en ville comme à la campagne, et surtout dans les imaginaires. Il n’est pas étonnant que dans son délire de contrôle total des populations, l’armée israélienne ait fabriqué de toute pièce le simulacre de deux villes « orientales » avec leur casbah et leurs rues étroites afin d’y entraîner les troupes internationales à la contre-guérilla. Exercices d’une bataille d’Alger version mondiale pouvant s’appliquer ensuite à Naplouse, Bagdad, la banlieue parisienne, ou la forêt corrézienne. Et que cette nouvelle conception de l’espace, abstraite des territoires qu’elle traverse par ses raids intérieurs ou ses avenues taillées au bulldozer, devienne dans l’avenir, le mode pragmatique pour gérer ce qui est trop caché aux yeux du pouvoir. Et que de Villiers-le-Bel à Tarnac, se tienne une guerre entre ce qui de la casbah fuit la transparence imposée, et ce qui de l’empire essaie de neutraliser cette fuite. Une guerre entre le strié et le lisse. Entre une certaine conspiration de nos mondes, et la volonté d’étouffement d’un monde.

Savoir agir avec ceux qui prennent parti dans la guerre civile.
Parce que nous ne pouvons plus attendre.
Parce que les mouvements ne sont que l’occasion de nous rencontrer, de fomenter, de vivre ensemble.
Parce que contre la neutralisation des corps en un tel ou une telle, nous avons une indistinction à élaborer.
Parce qu’on s’en fout d’être coupables ou pas coupables.
Parce que nous sommes toujours déjà des criminels.
Parce que notre violence ne sera jamais à l’image de leur brutalité.
Parce que nous n’avons pas de preuves à fournir, seulement des gestes à partager.
Parce que nous avons les armes mais ne serons jamais une armée.
Parce que nous avons la rage mais ne serons jamais disciplinés.
Parce que nous voulons devenir de plus en plus ingouvernables.
Parce que nous sommes du côté de la forêt, de la casbah.
Parce que nous nous organisons en zones d’opacité offensive.
Parce que, ici, commence

un agent du parti des mondes