La voix du peuple n’est que l’expression
de l’esprit populaire, lui-même forgé
pour le peuple par les leaders et par ceux
qui savent manipuler l’opinion publique …

Edward Bernays 1928

En ces temps de réajustement majeur du marché, l’ordre social indispensable au fonctionnement de nos sociétés est gravement menacé. La réorganisation du système productif, les inconvénients climatiques, sanitaires et environnementaux inhérents aux indispensables progrès scientifiques et techniques vont engendrer dans les mois et années à venir de profonds désordres sociaux aux niveaux national et international. En France comme ailleurs, les décideurs et la classe dirigeante (entrepreneurs, financiers, élus politiques, membres de gouvernances privées comme étatiques) doivent s’attendre à devoir gérer des contestations, émeutes, et autres formes de désordres populaires. Certes, la société moderne, notamment en France, possède les moyens de surveillance et de coercition nécessaires au maintien de l’ordre et à la protection des biens. Mais, en accord avec les principes de base de la gestion des social-démocraties, la communication et la manipulation des populations doivent être mises en œuvre en amont de l’usage de la coercition de grande ampleur. Cet opuscule a pour objet de rappeler, aux décideurs ayant en charge la gestion des populations, les manipulations à mettre en place pour saboter toute tentative populaire de remise en cause de l’ordre établi.

Les cinq phases d’une insurrection et les bonnes réponses

1. Ecouter, Ficher, Infiltrer :

Les licenciements, la nécessaire baisse des aides sociales, la paupérisation d’une partie de la population vont rapidement provoquer des désordres qui demeureront limités tant que les partenaires syndicaux réussiront à éviter les jonctions entre les secteurs en crise. Il existe cependant une mince frange de la population, politisée, qui tentera, afin d’établir un rapport de force en sa faveur, de généraliser la contestation. Les altermondialistes, les anarchistes et autres groupes opposés au système doivent être dès le départ repérés, infiltrés, voire accompagnés, afin de mieux juger de leurs modes d’action et de leur nocivité potentielle. En cas de situation confuse, mieux vaut créer un groupe politisé radical qui drainera les individus les plus décidés et permettra leur surveillance, leur manipulation et leur arrestation au moment opportun. Les milieux militants radicaux, constitués majoritairement d’individus instruits, ont une propension étonnante à produire du discours sur toute forme de support (tract, affiche, opuscule, e-mail, site web, vidéo de scènes de conflit), nous offrant là une source inépuisable de manipulation et de sabotage par désinformation. Forces en présence, individus impliqués, actions prévues : la simple surveillance du réseau internet permet aisément de répondre à ces questions.

2. Mettre en action partenaires syndicaux et partis de gauche :

La contestation s’organise et s’étend ? Mettre en marche la contestation syndicale. Grèves partielles et limitées, pétitions, manifestations de rue, occupations provisoires de lieux publics ou d’entreprises, spectacles de soutien, débordements contrôlés, toutes ces techniques auxquelles sont rompus les syndicalistes, auront pour fonction d’appauvrir financièrement les contestataires et de les épuiser. Laisser la contestation s’exprimer largement dans les medias. Se souvenir de l’adage : « mieux vaut un bon conflit syndical que la chienlit ». Pour être efficace, il convient de prévoir ce mouvement dans la durée. Commencer par refuser tout dialogue, puis engager des négociations avec une partie seulement des syndicats. Parallèlement, activer des groupuscules radicaux afin d’accroître le morcellement du mouvement en opposant citoyens et activistes. Introduire à l’aide de quelques désordres ciblés (répressions violentes, destruction de biens, arrestation de casseurs) la notion de légalité et d’illégalité des actions de contestations. Faire appuyer la partie légaliste des contestataires par les partis politiques institutionnels de gauche et l’élite médiatisée de la société civile. Ces techniques doivent permettre de saboter l’unification des contestataires et leur ôter ainsi le pouvoir de la masse.

3. Créer le besoin d’ordre :

Les syndicats sont débordés, la contestation s’étend et s’organise en dehors des institutions ? Dramatiser la situation. Favoriser les débordements et au besoin les créer. Augmenter le degré de répression des désordres, exagérer l’importance des actions violentes des contestataires, criminaliser les groupes radicaux. Introduire via les médias des menaces supplémentaires et d’un niveau supérieur (terrorisme international, pénuries alimentaires ou énergétiques, crise monétaire) afin de favoriser le sentiment de peur et d’inquiétude généralisée. Dans cette phase, les médias ont un rôle prépondérant à jouer. Il convient d’en conserver la maîtrise totale. Argumenter pour justifier la répression accrue par la dérive violente et destructrice de certains des contestataires. Là encore, les groupes radicaux doivent être judicieusement manipulés afin de créer un lien objectif entre l’état et la partie la plus apeurée de la population, réunis contre les casseurs « terroristes ».

4. Organiser des élections :

La contestation ne faiblit pas ou augmente ? Accroître la pénurie organisée. Cela permet d’accroître la présence policière (voire militaire) et de rendre une bonne partie de la population totalement dépendante des pouvoirs publics. En appeler au sursaut national, et développer la dramaturgie républicaine (la République attaquée, la Nation en danger). Organiser une mise en scène électorale : dissolution des assemblées parlementaires avec nouvelles élections, appel à la société civile (les élites en réserve, les intellectuels médiatiques, promesse de référendum, nouvelle constitution, réforme de quelques lois). Dans le même temps, faire cesser de façon ciblée la pénurie organisée et relâcher de façon tout aussi ciblée la pression policière et militaire. Ce ciblage est crucial. La fragmentation de la contestation dépend en grande partie de cette stratégie de sabotage. Il faut soulager la frange la plus souple de la population contestataire et la population déjà acquise au besoin d’ordre. Par contre la répression de la frange radicale doit être active et visible. Les organisations non institutionnelles (assemblées populaires, coordinations, comités) doivent être combattues avec la plus grande vigueur, d’une part en tentant d’y introduire la logique syndicale (délégation de pouvoir, représentativité), d’autre part en les criminalisant.

5. Rétablir l’état régalien :

La contestation s’étend et se coordonne ? Elle organise l’approvisionnement et l’autonomie des populations en lutte ? Elle met en œuvre des modes d’organisation collectifs performants en dehors de tout contrôle étatique ou par l’élite de la société civile ? Aucune stratégie ne parvient à saboter la révolte populaire ? La révolution devient une possibilité ? Provoquer la guerre civile et rétablir par la force armée le pouvoir régalien de l’état, et le fonctionnement économique et financier.

Les moyens de la coercition

La gestion des situations insurrectionnelles nécessite de maîtriser parfaitement – et bien avant le début de la crise – les secteurs-clés de la force légale, de l’approvisionnement énergétique et alimentaire, et de la propagande. L’efficacité du sabotage dépendra de la précocité de notre réponse aux désordres et de notre capacité d’ajustement entre force d’état, désinformation et manipulation. Les moyens de la coercition exigent une maîtrise optimale des domaines suivant : le système J.A.P. (Justice / Armée / Police), les corporations syndicales, les partis politiques et les médias.

1. La J.A.P. :

Le système judiciaire est un élément important de la propagande et de la répression. En période de tension, la justice doit encore plus qu’aujourd’hui apparaître à la population comme distante, sévère et arbitraire. A la notion de « justice pour l’individu » doit être substituée la notion « d’intérêt collectif ». Le besoin d’ordre doit redevenir un intérêt supérieur de la nation. Si la mise en place des tribunaux d’exception apparaît évidente dès l’apparition répétée d’actions dangereuses pour les biens et les personnes, il convient dès le début des troubles d’accélérer les procédures judiciaires et de les cibler sur les individus non contrôlés par des centrales syndicales ou des partis politiques institutionnels. La propagande menée ces dernières années en faveur de la lutte anti-terroriste nous permet dès maintenant de disposer de l’appareil législatif nécessaire à la neutralisation des individus ou des groupes les plus influents. Le contrôle par les gouvernances du système judiciaire au niveau européen est effectif depuis les années 1993–2000. Au niveau national, les juges sont aux ordres.

Les forces coercitives doivent elles aussi être adaptées au degré de crise. Les unités de police et de gendarmerie doivent savoir faire preuve de retenue ou de brutalité suivant les besoins. Lorsqu’elles interviennent en appui ou à la place des forces de police traditionnelles, les forces armées doivent calquer leur comportement sur les situations éprouvées de gestion autoritaire des populations lors des opérations extérieures, notamment en Afghanistan et lors des conflits africains. Le personnel policier et militaire doit pouvoir exercer ses missions de coercition avec une totale garantie d’impunité. L’ensemble des forces de la J.A.P. est dès à présent opérationnel pour gérer ces situations de crise. Les événements du 11 septembre 2001 ont permis d’accélérer l’adaptation du système J.A.P. à la gestion moderne des populations hors et en période de crise. Les opérations de maintien de l’ordre et de déplacement de populations menées lors des accidents industriels (AZF) ou climatiques, et les opérations de déminage ou d’isolement sanitaire (SRAS, vache folle) ont légitimé au yeux de la population les interventions de police de grande envergure. Le développement de la téléphonie mobile et des systèmes de vidéo-surveillance nous assurent un suivi quasi individuel des individus les plus actifs. Les forces armées et les forces de police sont opérationnelles pour une situation de crise aigüe.

2. Les corporations syndicales et les partis politiques :

Il convient de toujours garder à l’esprit que les centrales syndicales représentatives ont conscience que leur survie est liée à la survie du système. Elles ont pour fonction de contenir la contestation et de transformer le refus en acceptation par la négociation. Il importe donc, tout au long du conflit, de travailler, phase après phase, en étroite liaison avec les leaders syndicaux. L’affrontement médiatisé et les mouvements de rue ne doivent pas faire oublier l’essentiel : nous défendons le même modèle de société, la social-démocratie. De même, les partis politiques légalistes acceptant l’état et le parlementarisme, y compris les partis de gauche ou d’extrême gauche, sont nos alliés objectifs. Ils peuvent représenter l’illusion d’un changement radical, tout en nous garantissant la conservation du système politique et économique. En cas de révolte trop importante et organisée, seul le discours républicain et citoyen peut faire accepter le retour à l’ordre, fut-il nouveau. La promesse d’élections générales et de renouvellement de la gouvernance a par le passé souvent suffit à rétablir un rapport de force ou tout au moins une dynamique en notre faveur, en ramenant les populations à une position d’attente. Tout l’art du politique est alors de combler ce vide par le discours en substituant, à l’action des populations, l’attente et l’espérance de la paix sociale. Partis politiques de gauche et syndicats sont notre présence au cœur même de la contestation. A toutes les phases de la contestation, ils représentent le lien possible entre la population et l’état, et des sources d’information irremplaçables. En conséquence, leur mise à l’écart ne doit intervenir que dans la dernière phase du processus (rétablir le pouvoir régalien).

Il convient de reconnaître que ces dix dernières années, les capacités de manipulation des forces politiques et des syndicats ont fortement régressé, comme en témoigne la faible participation des citoyens aux processus électoraux. Les multiples coordinations, comités et autres collectifs apparus lors des derniers conflits sociaux, et les actions spontanées s’attaquant aux structures de production révèlent la faiblesse des appareils syndicaux légalistes. Cette situation représente un grand danger en cas de troubles de grande ampleur. Si les centrales syndicales et les partis politiques de gauche ne parviennent pas à encadrer les opposants, il faudra à l’aide des médias et des services spéciaux faire apparaître au plus vite des leaders d’opinion et des opposants charismatiques, afin d’établir l’illusion de la représentation populaire. Les partis d’extrême gauche ont un rôle crucial à jouer pour anéantir les volontés d’autonomie des populations.

3. Les médias :

On distinguera le réseau internet du reste des médias classiques (radio, télévision, presse écrite).

Les médias classiques sont habitués à traiter les situations de crise et à collaborer avec les gouvernances publiques ou privées. La propriété ou le contrôle étatique des grands médias, la pratique habituelle dans ce milieu de l’autocensure et de la mise à l’écart des éléments les plus perméables aux idées des contestataires nous garantissent la collaboration de ces médias à forte audience. Quel que soit le niveau de crise, ils savent contenir l’information dans l’événementiel et éviter d’offrir un espace de remise en cause de la démocratie d’état et de propagande pour les éléments subversifs. Les grands médias sont opérationnels.

Le réseau internet constitue un monde à part à traiter spécifiquement en situation de crise. Si nous ne contrôlons pas les contenus, nous avons la main mise sur les réseaux physiques de communication. Nous pouvons donc à tout moment contrôler les données et les informations qui circulent sur le réseau, y introduire des éléments de désinformation, et surveiller les individus et les organisations utilisant ce média. Nous pouvons également suspendre le fonctionnement du réseau de façon partielle et ciblée. Le système médiatique et les réseaux de communication sont totalement aux ordres.

Nos forces et nos faiblesses

Nos forces :

Une surveillance très performante de la population,
– La maitrise de l’information,
– Des moyens militaires, policiers et judiciaires opérationnels,
– La maitrise des moyens de communication et de distribution de l’énergie.

Nos faiblesses

– Un système centralisé donc très fragile en raison de la hiérarchisation de notre organisation. Une minorité très active et informée peut, en agissant de façon ciblée, bloquer totalement voire détourner les circuits de distribution d’énergie, de communication et de biens de consommation.
– Un encadrement insuffisant de la population contestataire. Les centrales syndicales risquent de se révéler inefficaces dans les opérations d’encadrement des conflits sociaux et de monopolisation de la représentativité.
– Une forte capacité des opposants à s’auto-organiser et à subvenir de façon autonome à leurs besoins tant en matière de lutte que de moyens de subsistance. Les coordinations, comités de lutte, collectifs et autres modes d’organisation autonomes sont à combattre par tous les moyens et avec la plus grande fermeté.

Marseillan, le 17 Octobre 2008
document rédigé par l’A.P.E.L.(*)

Pour en savoir plus

Akram Hubert & Jean Servais. 1999. “Le troisième souffle du capitalisme”. Dunod (eds).

Bernays Edward. 1928. “Propaganda : Comment manipuler l’opinion en démocratie”. Coll. « Zones ». La découverte (eds). 2007.

Calsberg John. 2005. “Managing subversion in liberal states”. Intern. Conf. “Managing and governance”. Davos. Genève Univ. Press (eds).

Dubord Guy. 1971. “Le situationnisme : 1. La syntaxe”. La Pelle (eds).

Fargood Alan. 1987. “Impact of military and police activities on people managing”. Acad. Milit. U.S. Review (eds). 134 (2) : 879-901.

Falax Antoine. 2006. “Humanisme et paix sociale”. La pensée rationnelle (eds).

Gore Stephan. 2005. “Measuring subversive capacity of populations during social crises”. Intern. Conf. “Managing and governance”. Davos. Geneve Univ. Press (eds).

Vaneigem Roger & Gaston Bourseiller. 2009. “Auto-liquéfaction des élites ou la fascination du désastre”. Ludd (eds).

Wilson Oliver. 2001. « Free market and free people : the bad deal ». Intern. Journ. of Govern. 24 (3) : 231-243.

(*) A.P.E.L. : Association Pour l’Economie Libérale