Dans la première partie de cet article, nous avons vu que le communisme n’était pas seulement un vieux rêve de l’humanité ou le simple produit de la volonté humaine, mais qu’il se présentait comme la seule société capable de surmonter les contradictions qui étranglent la société capitaliste. Après un formidable développement des forces productives, le capitalisme est entré dans sa phase de décadence au moment où il a conquis le marché mondial. Depuis, le communisme est devenu une possibilité matérielle. La barbarie permanente, les deux guerres mondiales et aujourd’hui la décomposition de la société même font que le communisme est resté plus que jamais nécessaire : pas seulement pour les progrès de l’humanité mais aussi et surtout pour sa survie même. Aussi, contrairement au discours de ceux qui nous ont annoncé en grandes pompes la « mort du communisme » au moment de l’effondrement du stalinisme, ancien bastion du capitalisme décadent, il est impossible « d’adapter » ou de « réformer » le capitalisme pour le rendre « plus humain ». Dans cette deuxième partie, nous allons examiner les conceptions de ceux qui, en admettant une critique du stalinisme, pensent que, de toutes façons la société telle que Marx l’envisageait est impossible à réaliser comme l’illustrerait le déchaînement de l’égoïsme, de la soif de pouvoir et le « chacun pour soi », véritables manifestations d’une prétendue « nature humaine ».

« La nature humaine »

Cette « nature » est un peu comme la pierre philosophale que les alchimistes ont recherchée pendant des siècles. Jusqu’à présent, toutes les études sur les « invariants sociaux » (comme le disent les sociologues), c’est-à-dire sur les caractéristiques du comportement humain valables dans tous les types de société ont fait surtout apparaître à quel point la psychologie et les attitudes humaines étaient variables et liées au cadre social dans lequel s’est développé chaque individu considéré. En fait, s’il fallait définir une caractéristique fondamentale de cette fameuse « nature humaine » qui la distingue de celle des autres animaux, c’est bien l’énorme importance de « l’acquis » par rapport à « l’inné », c’est bien sûr le rôle décisif que joue l’éducation, et donc l’environnement social dans ce qu’est l’homme adulte.

« L’abeille confond par la structure de ses cellules de cire l’habileté de plus d’un architecte ; mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche », remarquait Marx. C’est de façon génétiquement programmée que l’abeille possède l’aptitude de construire des hexagones parfaits, comme le pigeon voyageur de retrouver son nid à 1000 km de distance ou que l’écureuil emmagasine des noisettes qu’il est par la suite incapable de retrouver. Par contre, la forme finale de l’édifice que va concevoir notre architecte sera déterminée bien moins par un quelconque héritage génétique que par toute une série d’éléments qui lui seront fournis par la société dans laquelle il vit. Qu’il s’agisse du type d’édifice qui lui a été commandé, des matériaux et des outils utilisables, des techniques productives des divers corps de métier pouvant participer au produit, des connaissances scientifiques auxquels il doit se conformer, c’est le milieu social qui les détermine.

A côté de cela, la part de ce qui revient à un « inné » transmis génétiquement par les parents de l’architecte se mesure essentiellement au fait que le fruit de leur accouplement n’a pas été une abeille ou un pigeon mais, comme eux, un homme, c’est-à-dire un individu appartenant à l’espèce humaine chez qui, justement, la part de l’acquis entrant dans la formation du sujet adulte est de loin la plus importante.

Il en est de la nature des comportements comme de la nature des produits du travail. Ainsi le vol est un crime, c’est-à-dire une perturbation du fonctionnement de la société qui, si elle était généralisée, deviendrait pour elle catastrophique. Celui qui vole ou plus encore, qui menace, enlève ou tue des personnes est un criminel, un être considéré presque unanimement comme malfaisant, asocial, qu’il s’agit « d’empêcher de nuire » (à moins qu’il ne le fasse dans le cadre des lois existantes, auquel cas son habileté à extorquer la plus-value aux prolétaires sera louée et grassement récompensée et son efficacité dans le massacre de ceux-ci lui vaudra galons et médailles). Mais le comportement « vol » et les criminels « voleurs », « ravisseurs » ou « assassins crapuleux » ainsi d’ailleurs que tout ce qui s’y rapporte : lois, juges, policiers, prisons, films policiers, romans de la « série noire », pourraient-ils exister s’il n’y avait rien à voler parce que tous les biens matériels, de par l’abondance permise par le développement des forces productives, seraient à la libre disposition de tous les membres de la société ? Évidemment non ! Et on pourrait multiplier les exemples illustrant à quel point les comportements, les attitudes, les sentiments, les relations entre les hommes sont déterminés par le milieu social.

Des esprits chagrins objecteront que, s’il existe des comportements asociaux, quelle que soit la forme qu’ils revêtent, en fonction des formes de société, c’est qu’il existe au tréfonds de la « nature humaine » une part d’attitude anti-sociale, d’agressivité contre autrui, de « criminalité potentielle ». Et de dire : « Bien souvent le voleur ne l’est pas par nécessité matérielle », « le crime gratuit existe », ou bien, si « les nazis ont pu commettre de telles horreurs, c’est que l’homme porte en lui le mal, lequel s’épanouit pour peu que les conditions lui soient favorables ». Mais que signifient de telles objections sinon qu’il n’existe pas une « nature humaine » en soi « bonne » ou « mauvaise », mais bien un homme social dont les multiples potentialités s’expriment différemment suivant les conditions dans lesquelles il vit. Les statistiques à cet égard sont éloquentes : est-ce la « nature humaine » qui devient pire lors des périodes de crise de la société où l’on voit se développer la criminalité et tous les comportements morbides ? Le développement d’attitudes « asociales » chez un nombre croissant d’individus n’est-il pas au contraire l’expression d’une inadéquation croissante de la société existante à l’égard des besoins humains, lesquels, éminemment sociaux, ne trouvent plus à se satisfaire au sein de ce qui justement devient de moins en moins une société, une communauté ?

Les mêmes esprits chagrins ou leurs congénères basent leur rejet de la possibilité du communisme sur l’argument suivant : « Vous parlez d’une société qui satisfera vraiment les besoins humains, mais justement la propriété, le pouvoir sur autrui sont des besoins humains essentiels et le communisme, qui les exclut, est vraiment mal adapté pour une telle satisfaction. Le communisme est impossible parce que l’homme est égoïste ».

« Le besoin de propriété »

Dans l’Introduction à l’économie politique, Rosa Luxemburg décrit les émois des bourgeois anglais qui, lors de la conquête de l’Inde, découvrent des peuples qui ne connaissent pas la propriété privée. Ils se consolaient en se disant que c’étaient des « sauvages », mais ceux-là même à qui toute l’éducation avait appris que la propriété privée est « naturelle » étaient bien embarrassés de constater que c’étaient des « sauvages » qui avaient justement le mode de vie le plus « artificiel ». De fait, l’humanité avait « un tel besoin naturel de propriété privée » qu’elle s’en est passée pendant plus d’un million d’années. Et dans bien des circonstances, c’est à coups de massacres, comme ce fut le cas des Indiens cités par Rosa Luxemburg, qu’on fit découvrir aux hommes ce « besoin naturel ». Il en est de même d’ailleurs du commerce, forme « naturelle et unique » de circulation des biens et dont l’ignorance par des autochtones scandalisait le colonisateur : indissociable de la propriété privée, il apparaît avec elle et disparaîtra avec elle.

L’idée est également courante que si le profit n’existait pas comme stimulant de la production et de son progrès, si le salaire individuel n’était pas la contrepartie des efforts dépensés par le travailleur, plus personne ne produirait. Effectivement, plus personne ne produirait de façon capitaliste, c’est-à-dire dans un système basé sur le profit et le salariat, où la moindre découverte scientifique doit être « rentable », où le travail, par sa durée, son intensité, sa forme inhumaine est devenu une malédiction pour la très grande majorité des prolétaires. Par contre, le savant qui, par ses recherches, participe au progrès de la technique a-t-il besoin d’un « stimulant matériel » pour travailler ? En général, il est moins payé que le cadre commercial qui lui, ne fait faire aucun progrès à la connaissance. Le travail manuel est-il nécessairement désagréable ? A quoi rimerait alors l’expression « amour du métier » ou l’engouement pour le bricolage et toutes sortes d’activités manuelles qui souvent reviennent fort cher ? De fait, le travail, quand il n’est pas aliéné, absurde, épuisant, quand ses produits ne deviennent pas des forces hostiles aux travailleurs, mais des moyens de satisfaire réellement des besoins de la collectivité, devient le premier besoin humain, une des formes essentielles d’épanouissement des facultés humaines. Dans le communisme, les hommes produiront pour leur plaisir.

« Le besoin de pouvoir »

De l’existence aujourd’hui généralisée de chefs, de représentants de l’autorité, on déduit qu’aucune société ne peut se passer de chefs, que les hommes ne pourront jamais se passer d’autorité subie ou exercée sur autrui.

Nous ne reviendrons pas ici sur ce que le marxisme a depuis longtemps dit sur le rôle des institutions politiques, sur la nature du pouvoir étatique et qui se résume dans l’idée que l’existence d’une autorité politique, d’un pouvoir de certains hommes sur les autres est le résultat de l’existence dans la société d’oppositions et d’affrontements entre groupes d’individus (les classes sociales) aux intérêts antagoniques.

Une société où les hommes se font concurrence entre eux, où leurs intérêts s’opposent, où le travail productif est une malédiction, où la coercition est permanente, où les besoins humains les plus élémentaires sont foulés aux pieds pour la grande majorité, une telle société a « besoin » de chefs (comme elle a besoin d’ailleurs de policiers ou de religion). Mais qu’on supprime toutes ces aberrations, et on verra si les chefs et le pouvoir sont toujours nécessaires. « Oui, répond l’esprit chagrin, l’homme a besoin de dominer autrui ou d’être dominé. Quelle que soit la société, le pouvoir de certains sur les autres existera ». Il est vrai que l’esclave qui a toujours porté des chaînes aux pieds a l’impression qu’il ne pourrait pas s’en passer pour marcher. Mais l’homme libre n’a jamais cette impression. Dans la société communiste, les hommes libres ne feront pas comme ces grenouilles qui voulaient un roi. Le besoin pour les hommes d’exercer un pouvoir sur autrui est le complément de ce que l’on pourrait appeler « la mentalité d’esclave » : l’exemple de l’armée où l’adjudant bête et discipliné est en même temps celui qui aboie en permanence après ses hommes, est à cet égard significatif. De fait, si les hommes ont besoin d’exercer un pouvoir sur d’autres, c’est qu’ils exercent bien peu de pouvoir sur leur propre vie et sur l’ensemble de la marche de la société. La volonté de puissance de chaque homme est à la mesure de son impuissance réelle. Dans une société où les hommes ne sont les esclaves impuissants ni des lois de la nature, ni des lois de l’économie, où ils se libèrent des secondes et utilisent de façon consciente les premières à leurs propres fins, où ils sont des « maîtres sans esclaves », ils n’ont plus besoin de ce piètre ersatz de puissance que constitue la domination d’autres hommes.

Et il en est de l’agressivité comme de la « soif de pouvoir ». Face à l’agression permanente d’une société qui marche sur la tête, qui lui impose une angoisse perpétuelle et un refoulement constant de ses propres désirs, l’individu est nécessairement agressif : c’est la simple manifestation, bien connue chez tous les animaux, de l’instinct de conservation. Des psychologues savants affirment que l’agressivité serait une pulsion inhérente à toutes les espèces du règne animal, et ayant besoin de se manifester en toutes circonstances : même si c’est le cas, que les hommes aient l’occasion de l’employer à combattre les obstacles matériels qui entravent un épanouissement chaque jour plus grand, et nous verrons s’ils ont encore besoin de l’exercer contre d’autres hommes !

« L’égoïsme de l’homme »

Le « chacun pour soi » serait une caractéristique de l’homme. C’est incontestablement une caractéristique de l’homme bourgeois, du « self made man », de celui « qui s’est fait tout seul », mais cela n’est qu’une expression idéologique de la réalité économique du capitalisme et n’a rien à voir avec la « nature humaine ». Sinon il faudrait considérer que cette « nature humaine » s’est transformée radicalement depuis le communisme primitif ou même depuis le féodalisme avec sa communauté villageoise. De fait, l’individualisme fait une entrée massive dans le monde des idées quand les petits propriétaires indépendants font leur apparition à la campagne (abolition du servage) et à la ville. Petit propriétaire qui a réussi – notamment en ruinant ses voisins – le bourgeois adhère avec fanatisme à cette idéologie et lui décerne le titre de « naturelle ». Par exemple, il ne s’embarrasse pas de scrupules pour faire de la théorie de Darwin une justification de la « lutte pour la vie », de la « lutte de tous contre tous ».

Mais avec l’apparition du prolétariat, classe associée par excellence, une faille s’ouvre dans la domination sans partage de l’individualisme. Pour la classe ouvrière, la solidarité est en premier lieu un moyen élémentaire d’assurer une défense élémentaire de ses intérêts matériels. A ce stade du raisonnement, on peut déjà répondre à ceux qui prétendent que « l’homme est naturellement égoïste » : s’il est égoïste, il est également intelligent et la simple volonté de défendre son intérêt bien compris le pousse à l’association et à la solidarité dès que les conditions sociales le permettent. Mais ce n’est pas tout encore : chez cet être social par excellence, la solidarité et l’altruisme sont, tant dans un sens que dans l’autre des besoins essentiels. L’homme a besoin de la solidarité des autres, mais il a autant besoin de leur manifester sa solidarité. Et c’est quelque chose qui se manifeste de façon fréquente dans notre société aussi aliénée qu’elle soit et qui est reconnu de façon simple et courante par l’idée que « chacun a besoin de se sentir utile aux autres ». Certains diront que l’altruisme est encore une forme d’égoïsme puisque celui qui le pratique se fait en premier lieu plaisir à lui-même. Soit ! Mais c’est là une autre formulation de l’idée défendue par les communistes qu’il n’y a pas par essence opposition – bien au contraire – entre l’intérêt individuel et l’intérêt collectif. Une opposition entre l’individu et la société se manifeste dans les sociétés d’exploitation, dans les sociétés qui connaissent la propriété privée (c’est-à-dire privée aux autres) et il n’y a rien là que de très logique : comment pourrait-il y avoir harmonie entre, d’une part, des hommes qui subissent l’oppression et, d’autre part, les institutions qui garantissent et perpétuent cette oppression. Dans une telle société, l’altruisme ne peut essentiellement se manifester que sous forme de charité ou sous forme de sacrifice, c’est-à-dire de négation de soi-même, et non comme affirmation, épanouissement communs et complémentaires de soi et de l’autre.

Contrairement à ce que voudrait faire croire la bourgeoisie, le communisme n’est donc pas négation de l’individualité : c’est le capitalisme où le prolétaire devient un appendice de la machine qui opère une telle négation et qui la pousse à l’extrême dans cette expression spécifique de son pourrissement, le capitalisme d’État. Dans le communisme, dans cette société débarrassée de cet ennemi de la liberté par excellence qu’est l’État, dont l’existence est devenue sans objet, c’est le règne de la liberté qui s’instaure pour chaque membre de la société. Parce que c’est socialement que l’homme réalise ses multiples potentialités et parce que disparaît l’antagonisme entre intérêt individuel et intérêt collectif, c’est un champ nouveau qui s’ouvre pour l’épanouissement de chaque individu.

De même, bien loin d’accentuer encore la morne uniformité généralisée par le capitalisme, comme le soutiennent les bourgeois, le communisme, parce qu’il permet de rompre avec une division du travail qui fige chaque individu dans un rôle qui lui colle à la peau toute sa vie durant, est par excellence la société de la diversité. Désormais, tout nouveau progrès de la connaissance ou de la technique n’est plus l’occasion d’une spécialisation encore plus poussée, mais au contraire élargit chaque fois plus le champ des multiples activités à travers lesquelles chaque homme peut s’épanouir ! Comme l’écrivaient Marx et Engels : « Dès l’instant où le travail commence à être réparti, chacun a une sphère d’activité exclusive et déterminée qui lui est imposée et dont il ne peut sortir ; il est chasseur, pêcheur, ou berger ou critique critique, il doit le demeurer s’il ne veut pas perdre ses moyens d’existence ; tandis que dans la société communiste, où chacun n’a pas une sphère d’activité exclusive, mais peut se perfectionner dans la branche qui lui plaît, la société réglemente la production générale, ce qui crée pour moi la possibilité de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l’après midi, de pratiquer l’élevage le soir, de faire de la critique critique après le repas, selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur ou critique » (l’Idéologie allemande).

Oui, et n’en déplaise aux bourgeois et à tous les esprits sceptiques ou chagrins, le communisme est fait pour l’homme, l’homme peut vivre dans le communisme et le faire vivre !

Reste un dernier argument à examiner : « Oui le communisme est nécessaire et matériellement possible ! Oui, l’homme pourrait vivre dans une telle société ! Mais il est aujourd’hui tellement aliéné dans la société capitaliste que jamais il n’aura la force de réaliser un aussi gigantesque bouleversement que la révolution communiste ! » C’est ce que nous ferons dans la suite de cet article.

Courant Communiste International