Les articles commencent à circuler, les comités de soutien à s’organiser, l’indignation à se réveiller face à l’arrestation abusive par la police française « des inculpés du 11 novembre », mis en examen pour « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste » et accusés de « dégradations en réunion sur des lignes ferroviaires dans une perspective d’action terroriste ».
Processus salutaire et nécessaire que cette réaction, et cependant, encore une fois sans doute, insuffisant par rapport à ce dont l’arrestation est le symptôme.

Nous reconduisons, comme à chaque arrestation abusive, à chaque démonstration de force de la police, la même mécanique réactive : L’indignation se propage parmi les « protestataires ». Cette indignation s’écrit, sous la forme d’articles, de communiqués, d’appels. Elle s’organise en comités de soutien et de défense des inculpés. Elle dénonce la violence de la répression policière, le plus souvent disproportionnée par rapport aux motifs d’accusation. Les inculpés sont soit libérés pour manque de preuve soit maintenus en prison, oubliés par la grande majorité une fois le « fait de société » ou l’effet d’actualité passé, soutenus seulement par quelques micro-groupes et réseaux militants, toujours les mêmes, qui refusent d’abandonner la mobilisation malgré leur isolement.

Et la rage grandit, toujours plus puissante qu’elle est plus refoulée. Cette rage ne peut que revenir, qu’exploser régulièrement, sous de multiples formes, jusqu’où, jusqu’à quand ?
En effet, l’insurrection est à venir, partout, déjà, elle nous fait signe. Tout acte entrepris par la police ne semble plus être que celui d’une conjuration. Conjuration d’un spectre qu’elle produit au moment même où elle cherche à le refouler.

Et voici à nouveau ce qui risque de se reproduire : que cette inculpation ne soit et ne reste qu’un fait de société ponctuel, encore un rappel de la toute puissance policière, encore un spectre venant hanter l’imaginaire social. Machine folle qui oblige la police à redoubler et à augmenter la puissance de ces coups de force face à ce spectre grandissant. Elle doit conjurer la puissance naissante en la renvoyant sans cesse à une impuissance. C’est presque comme si la police ne montait ces « coups de filet » absurdes rien que pour ça, pour nous rappeler notre impuissance. Cette impuissance que nous semblons subir depuis trop d’années et qui nous fait passer du désir de révolte avorté par manque de perspective à la simple réaction face aux attaques policières, économiques, politiques… A chaque fois, nous répondons à un autre temps, celui orchestré par l’Etat qui nous accule à la seule posture de l’auto-défense.
Nous ne faisons alors que répondre à l’intention de la force terroriste de l’Etat. Car voilà bien son intention, nous terroriser, nous paralyser, et cela tout particulièrement en un temps de crise sociale, un temps où ça sent le soufre.

L’Etat veut nous faire peur, c’est son intention. Cela fait partie de sa stratégie de dissuasion de montrer qu’il peut être plus inhumain que les dits « terroristes ». Nous avons beau dénoncer les dérives policières, la tentation totalitaire qui alimente la réorganisation de l’armée autour des services de renseignement, cela ne produit rien, au contraire, ne fait que renforcer son pouvoir et la peur qu’il peut susciter, et par contre coup ne fait que renforcer notre sentiment d’impuissance. C’est intentionnellement que l’Etat organise la terreur. Il faut que chacun de nous, innocent ou coupable, ressente la peur. Et c’est pourquoi l’Etat attaquera tout autant des coupables que des innocents, parce qu’il cherche à provoquer la crainte en chacun de nous.

Or l’inculpation ici en question nous semble détenir le potentiel d’une autre configuration. Il nous revient de transformer cette situation d’injustice en occasion politique. Nous devons déplacer le propos de notre engagement auprès des inculpés de Tarnac. A la différence des autres groupes et individus qui depuis la loi Perben II subissent la répression policière (mouvement anti-ogm, bretons, DAL…), ceux-ci ont écrit et pris un positionnement politique et théorique qui s’adresse à nous, qui s’adresse à tous, sous la forme d’un texte : L’insurrection qui vient.
Ils nous invitent par là à ne pas en rester à une position de soutien et de défense contre la répression pour faire de leur arrestation une occasion politique : celle d’un débat politique de fond posé sur la place publique.

Car si nous nous retrouvons systématiquement en position défensive, c’est parce que nous n’arrivons pas à mettre les mots sur nos expériences et sur nos désirs : à formuler des mots qui nous rallient, qui créent un langage commun, une « Commune potentielle » dirait le Comité Invisible. L’ouvrage du Comité Invisible nous en donne l’occasion, non seulement parce qu’il met des mots sur notre condition contemporaine, sans le moralisme ni l’humanisme bien pensant qui font la faiblesse actuelle des pensées de gauche, mais aussi parce qu’il se présente à nous au détour d’une crise politique : celle de l’arrestation de ses auteurs.

Transformer cette crise en occasion politique c’est donner à ce texte la valeur d’un acte. Cet acte dont les policiers semblent seuls, jusqu’à maintenant, avoir mesuré la portée subversive. L’acte qui importe n’est pas celui des blocages de train, mais celui qui a consisté à commettre ce texte. Par là ils donnent un corps au spectre, ils le réaniment en esprit. Nous devons défendre cet acte. C’est-à-dire en prendre la relève, faire circuler son esprit. Poursuivre la dénonciation de l’hypocrisie de la nouvelle morale humaniste et écologiste derrière laquelle se cachent tout autant la gauche exsangue que la droite la plus réactionnaire, cette morale qui justifie l’exploitation du vivant, le contrôle sécuritaire, l’auto-contrôle généralisé sous les noms de « responsabilité », de « démocratie participative », d’ « intelligence collective », de « développement durable », de « créativité », de « protection de l’environnement »… Autant de visages donnés à un même discours, à une même politique, la politique sécuritaire.

Nous devons rompre avec le discours sécuritaire comme discours d’impuissance et de peur. En adoptant le discours sécuritaire l’Etat lui-même avoue son impuissance et sa peur. Il ne lui reste plus que cela, lui qui est vide de tout projet politique. Il a beau nous appeler « citoyens », déjà il ne sait plus lui-même de quoi nous sommes les citoyens, de quelle « République », de quelle cause commune, de quelle res publica ? Car ce dont nous faisons l’expérience au quotidien est bien tout l’inverse de la citoyenneté : c’est l’expérience de la méfiance généralisée, de la déresponsabilisation et de la culpabilisation. Dans les faits, dans les actes, c’est d’abord comme terroristes potentiels que l’Etat nous considère. La République ne sait plus en quoi elle nous réunit. Alors l’Etat qui en était le garant tente de nous unir par et dans le sécuritaire et par là ne fait qu’augmenter la désunion. Au fond il ne fait que se maintenir lui-même. Et c’est pour que cet aveu d’impuissance et de désorientation ne démette pas sa légitimité qu’il doit faire peur et jouer au puissant.

Est-ce tout ce qu’il nous reste : la sécurité et l’auto-contrôle pour la survie de l’espèce ? Refusons de n’être réduits qu’à des survivants ! Inventons d’autres vies ! L’Etat nous terrorise et nous thésaurise : dépensons-nous ! Opposons à l’Etat terroriste un état d’esprit, un Etat des esprits libérés des canalisations, contraintes et obligations. Car au fond, le projet politique nous l’avons, il se formule au fond de nos intimités, comme une intime conviction dont nous sommes porteurs, mais trop effrayés et désorientés pour l’énoncer. Notre projet politique lequel est-il sinon celui qui consiste à créer les conditions pour apprécier la vie, plutôt que la subir au profit d’une minorité. Nous n’allons pas nous priver et nous contraindre à cause du réchauffement climatique, à cause des catastrophes environnementales qui guettent, à cause de tant de causes elles-mêmes causées par ceux-là même qui nous exhortent au bon comportement. Nous voulons vivre et aimer la vie, prendre le temps de vivre, prendre le plaisir de créer, de se réunir, de partager, sans sentir à chaque moment le couperet d’une « fin du monde » possible dont nous devrions assumer la responsabilité. C’est à cet état d’esprit, à cet Etat des esprits qu’en appelle L’insurrection à venir. Si cet appel est entendu alors l’Etat policier pourra toujours s’en prendre à nos corps, il ne pourra en anéantir les esprits, l’esprit de révolte, l’esprit de vie qu’il aura réveillé. L’esprit sans cesse reviendra, survivra à toutes les attaques et se réincarnera en autant de corps, toujours plus nombreux.

Chacun met déjà en oeuvre dans son champ d’activité cette volonté de dépassement. Il y a plein de foyers de dépassement. Partout se sent l’urgence de passer à autre chose, de se projeter vers de nouveaux horizons, d’inventer d’autres pratiques et manières de vivre. Partout c’est-à-dire tout autant dans les domaines scientifiques, culturels, artistiques, techniques, sociaux, économiques et politiques. Au lieu de laisser ces foyers être captés et capturés par l’industrie, nous devons donner lieu à l’invention de nouveaux espaces d’existence. Cette volonté de dépassement ne doit pas rester circonscrite à des milieux et à des réseaux particuliers, mais traverser l’ensemble des champs, domaines, disciplines, milieux, réseaux, pour mettre en branle de nouvelles dispositions et répondre à l’appel d’un nouvel esprit.

Faire circuler le texte du Comité Invisible, qu’il suscite le maximum de débats et de prises de positions, de rencontres, de réunions, de regroupements, qu’il anime et enflamme les esprits, qu’il réveille l’esprit de révolte. Faire circuler ce texte sous toutes ses formes possibles, en faire circuler l’esprit. Et qu’il devienne le brûlot d’une insurrection à venir.