Cisjordanie, grande oubliée des médias

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À la mi-janvier, les raids et les bombardements de l’armée israélienne à Jénine, notamment, ont replacé temporairement la Cisjordanie sous les feux médiatiques après des semaines, sinon des mois de quasi-silence. Il en va ainsi depuis le 7 octobre 2023 (et bien avant) : de coups de projecteurs en trous noirs, l’information se fabrique au rabais et la dépolitisation prospère.
Dans de nombreux médias, l’information sur les territoires palestiniens occupés est encodée selon le système binaire, ce langage à deux valeurs : 0 et 1. 0 : « rien » ; 1 : « violences ». Citant le Jerusalem Post, Courrier International nous apprend ainsi le 22 janvier qu’« avec le cessez-le-feu dans la bande de Gaza, “un calme jamais vu depuis le 7 octobre 2023” règne en Israël […]. C’est également le cas dans l’enclave palestinienne ; mais pas en Cisjordanie où, depuis quelques jours, “la tension monte à nouveau” ». Quelles coordonnées de terrain justifient-elles que l’on parle de « calme » à Gaza ou de « calme » en Israël, a fortiori si l’on adopte le point de vue des familles d’otages ou des Palestiniens qui y sont emprisonnés, discriminés et réprimés ? Mystère… Et sauf à ne pas envisager l’occupation militaire de la Cisjordanie comme un cadre générant structurellement de la violence, comment considérer la « tension » comme une donnée conjoncturelle qui ne surgirait que « depuis quelques jours » seulement ? Et boule de gomme. Du reste, le titre de Courrier International annonçait clairement la couleur : « Après le cessez-le-feu à Gaza, la Cisjordanie entre en ébullition ». Subitement… en ce 22 janvier.
Des « regains de violence » au « nouveau front »
Mêlant le présentisme à la dépolitisation, cette « hyper-événementialisation » médiatique n’en est pas moins largement répandue. Si l’ampleur et l’intensité des attaques israéliennes depuis la mi-janvier marquent bel et bien une rupture – selon l’ONU, au 10 février, 40 000 Palestiniens avaient déjà été expulsés des camps de Jénine, Tulkarem, Nour Shams et El Far’a [1] –, un suivi (même partiel) de la situation en Cisjordanie depuis le 7 octobre 2023 devrait exclure tout cadrage de l’information à base de « rebonds » ou de « regains » des « tensions ».
De même, le traitement journalistique consistant à cloisonner les offensives militaires israéliennes en affirmant que ces dernières – qui n’ont nullement pris « fin » avec le « cessez-le-feu » – se déplaceraient « désormais » en Cisjordanie – laquelle aurait été épargnée auparavant – recouvre un biais majeur : comme s’il n’en allait pas d’une seule et même guerre d’anéantissement contre l’ensemble des Palestiniens et de leurs organisations, où qu’ils et elles se situent. Comme nous l’écrivions il y a un an, ce cadrage dominant entretient une dilution, voire une disparition de la question nationale palestinienne et accompagne, consciemment ou non, la rhétorique et la politique israéliennes visant à séparer le sort de Gaza de celui de la Cisjordanie et des Palestiniens d’Israël.
Car le cas de Courrier international est loin d’être isolé. « Après Gaza, la Cisjordanie dans le collimateur de l’armée israélienne », peut-on lire par exemple aux Échos (6/02) ; « Opération “Mur de fer” : “Après Gaza, la Cisjordanie dans la ligne de mire d’Israël ?” » interroge France 24 (22/01), qui se distingue pourtant régulièrement par des émissions et reportages de très bonne facture. Au Figaro (23/01), on apprend que « depuis dimanche dernier […], le front semble s’être déplacé dans ce territoire palestinien »… « militairement occupé par Israël depuis 1967 », l’auteur n’y voyant, de toute évidence, aucun paradoxe. Même esprit sur France Inter, où Pierre Haski parle d’une « guerre [qui] se déplace en Cisjordanie » (22/01). « C’est vrai que depuis l’entrée en vigueur de la trêve dans la bande de Gaza, on a comme l’impression que le front s’est déplacé en Cisjordanie », paraphrase quelques jours plus tard un présentateur sur RFI (27/01). « C’est une sorte de second front, ouvert par l’armée israélienne après celui de Gaza », avance également le 20h de France 2 (24/01), qui informait pourtant de la dite « ouverture » de ce « front »… dès décembre 2023, et indiquait, en août 2024, qu’Israël y « poursuivait son opération militaire ».
« Cisjordanie, le nouveau front » titre même Le Parisien(23/01), dont l’envoyé spécial Robin Korda, fidèle à la ligne résolument pro-israélienne du quotidien, réussit l’exploit de signer un « reportage » dans l’ouest de la Cisjordanie… embarqué avec des colons, sans qu’un seul Palestinien soit cité. La veille, Le Parisien se demandait si la Cisjordanie serait « la prochaine cible des volontés expansionnistes de l’extrême droite israélienne » (22/01) et répondait, décidément fort clairvoyant et bien informé, à sa propre question : « Pas si sûr. »
Ce lexique et ces formulations biaisés sont d’autant plus regrettables que certains des médias cités plus haut ne font pas nécessairement l’économie d’informations utiles pour contextualiser la situation, telles que le nombre de Palestiniens tués en Cisjordanie depuis octobre 2023, par des colons ou par l’armée israélienne. Cette titraille, qui véhicule des visions biaisées et partiales du conflit, témoigne donc surtout d’une information au rabais, écrite à la va-vite. « Tout empire depuis le 7 octobre et tout le monde le sait, avance auprès d’Acrimed Jean Stern, auteur de nombreux reportages en Cisjordanie, dont le dernier est paru sur Orient XXI le 20 janvier. On ne peut pas faire semblant que ça n’existe pas puisqu’en Cisjordanie, pour qui veut, on a quand même beaucoup de sources d’informations, ne serait-ce que par la lecture duHaaretz avec les papiers d’Amira Haas mais aussi les dépêches de l’AFP, tout simplement. » Une information que les journalistes pourraient en outre facilement corroborer depuis leurs bureaux parisiens, notamment en se reportant aux rapports de l’ONU, d’ONG partout dans le monde [2], mais surtout aux bilans hebdomadaires de l’OCHA et à ses tableaux mensuels : au 31 décembre 2024, plusieurs semaines avant l’offensive israélienne baptisée « Mur d’acier », l’organisme faisait état de 806 Palestiniens tués en Cisjordanie depuis le 7 octobre 2023 ; 863 selon le dernier rapport en date paru un mois plus tard, entre autres exactions.
Parallèlement, des reportages de qualité paraissent dans la presse quotidienne nationale – notamment au Monde et dans Libération. Sans surprise, ces derniers sont pour la plupart l’œuvre de correspondants présents sur le terrain. Si le critère ne fait pas foi en toute circonstance, comme on l’a vu dans le cas du Parisien, il garantit néanmoins dans ces journaux une approche bien moins court-termiste… et nettement moins dépolitisée : le 22 janvier par exemple, Libération témoigne à la fois d’une invasion particulièrement meurtrière à Jénine – « C’est beaucoup, c’est plus que d’habitude » – tout en rappelant aux lecteurs que les raids de l’armée israélienne, notamment dans le camp de réfugiés, « sont, ces trois dernières années, quasi quotidiens. » De toute évidence, la « guerre » ne s’est donc pas subitement « déplacée » en Cisjordanie en janvier 2025…
Audiovisuel : le désert informationnel
Sans un suivi réel, régulier et approfondi des dynamiques sur le terrain, pas d’information fiable. Ce n’était pas le cas avant le 7 octobre 2023, c’est très loin d’être le cas depuis… Les outils de l’INA permettent de mesurer l’ampleur de cette désertion informationnelle, en particulier dans la plupart des journaux télévisés du soir : sur toute l’année 2024, on ne compte par exemple que 18 occurrences du terme « Cisjordanie » au 20h de France 2. 13 dans le journal de M6. Le chiffre tombe même à 8 et 6 occurrences dans les journaux de France 3 et TF1. Arte relève quelque peu le niveau : 98 occurrences sur une année, deux fois plus que les quatre autres médias réunis…
La suite : https://www.acrimed.org/Cisjordanie-grande-oubliee-des-medias
Voir aussi :
https://www.acrimed.org/Cessez-le-feu-a-Gaza-les-oeilleres-et-les-partis
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