Siège de Jénine : Abbas redouble son offensive pour satisfaire aux exigences sécuritaires d’Israël

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Depuis un mois, l’Autorité palestinienne assiège Jénine et attaque des camps de réfugiés en Cisjordanie, pour satisfaire les exigences sécuritaires d’Israël. Une situation explosive qui pourrait ouvrir la voie à un soulèvement populaire alors que l’Autorité palestinienne traverse une très profonde crise.
Depuis le 5 décembre, les forces de l’Autorité Palestinienne ont lancé un assaut d’ampleur inédite sur la ville de Jénine, traquant les militants de certains groupes armés palestiniens pour le compte d’Israël. L’opération a déjà couté la vie à un commandant des brigades de Jénine, à une journaliste abattue d’une balle dans la tête et à au moins sept autres Palestiniens. Encerclant le camp, les forces de l’Autorité ont imposé un blocus autour de Jénine, entraînant la fermeture des lieux de travail et des écoles et la coupure du réseau d’électricité et d’eau.
Alors que l’offensive meurtrière se poursuit, l’Autorité Palestinienne a pris la décision, jeudi 2 janvier, de chasser al-Jazeera hors de Cisjordanie et de l’empêcher d’émettre dans les territoires occupés, alors que la chaine qatari suivait en direct les évènements de Jénine.
L’Autorité Palestinienne tente de sauver sa peau en s’alignant sur Israël et Trump
L’offensive à Jénine témoigne d’un alignement sans précédent sur les exigences sécuritaires de l’Etat israélien. Approuvée par le cabinet de sécurité israélien, comme le révélait Haaretz le 19 décembre, l’Autorité coordonne son offensive avec Tsahal qui considère la possibilité de lui fournir en retour des armes défensives, des équipements de maintien de l’ordre et de déminage.
Alors que les Etats-Unis ont demandé à Israël d’approuver leur soutien à l’opération en Cisjordanie, comme l’indiquait Axios le 15 décembre, il s’agit d’une offensive sans précédent dans l’histoire de l’Autorité. Le 7 janvier, Middle East Eye révélait que l’Autorité avait demandé aux Etats-Unis d’approuver un plan de financement de 680 millions de dollars sur 4 ans pour améliorer la formation, l’entrainement et l’équipement de ses forces, après que Washington a exprimé sa satisfaction au sujet de l’opération de Jénine.
Si l’ANP a, à de nombreuses reprises, livré des militants palestiniens aux autorités israéliennes et si elle collabore très activement avec le renseignement militaire israélien, l’offensive à Jénine a des proportions inédites. « Les agents de sécurité de l’Autorité palestinienne sont bien plus nombreux que les militants. Je pense que le rapport est d’environ 30 pour 1 » explique Tahani Mustafa, de l’International Crisis Group, à l’Orient-Le-Jour. Elle pourrait s’étendre à d’autres villes alors que l’état-major israélien considère la possibilité de lancer une opération terrestre d’envergure pour appuyer les forces de l’Autorité, comme le confiaient des sources sécuritaires au Haaretz.
Capitalisant sur la peur des Palestiniens de Cisjordanie de connaître le même sort que Gaza, l’ANP tente de légitimer le siège du camp de réfugiés en indiquant qu’elle vise à éliminer les foyers de résistance qui pourraient servir de prétexte à Israël pour lancer une offensive comparable à celle de Gaza dans les territoires occupés. Comme le déclarait le porte-parole des forces de sécurité palestiniennes, « ces entités à Jénine sont un incubateur, elles sont dynamisés politiquement, économiquement et médiatiquement par les mouvements du Hamas et du Jihad Islamique en Palestine et, derrière eux, par l’Iran, qui appartient au même axe, qui a apporté la destruction dans la région et à Gaza ». La chaine israélienne 14 indiquait, à cet égard, qu’Israël aurait envoyé un ultimatum à l’ANP en lui imposant de reprendre contrôle de la ville avant l’expiration d’un délai inconnu.
Au-delà de la rhétorique du gouvernement Abbas, il s’agit surtout pour l’Autorité, qui craint que le gouvernement d’extrême-droite de Netanyahou et la nouvelle présidence Trump ne s’entendent pour annexer définitivement la Cisjordanie, de montrer qu’elle est encore capable de maintenir les territoires occupés sous son contrôle. Comme l’explique Omar Rahman, analyste du Middle East Council on Global Affairs, « je pense que l’AP veut prouver à la prochaine administration à Washington qu’elle a encore un rôle à jouer à l’heure où plusieurs voix importantes au sein du gouvernement israélien cherche à la renverser et à étendre la souveraineté israélienne sur la Cisjordanie. Il ne faut pas oublier que l’AP a graduellement perdu son contrôle sur la plupart des villes de Cisjordanie ces dernières années. Sa pertinence est remise en question ».
En outre, selon Hani al-Masri, « la principale raison qui explique pourquoi l’Autorité a lancé cette offensive maintenant tient de la signature d’un possible échange de prisonnier et d’un accord de cessez-le-feu à Gaza, à mesure que nous nous rapprochons de l’investiture de Trump. L’ANP veut rester au pouvoir en Cisjordanie après la fin de la guerre de Gaza ». Enfin, d’autres analystes évoquent les craintes suscitées par l’offensive éclair de HTC en Syrie qui a fait tomber le régime de Bachar al-Assad. De peur que la chute du dictateur n’attise les énergies contestataires, Abbas aurait agi préemptivement contre les factions palestiniennes.
L’Autorité face à la résurgence des groupes armés et la naissance d’un front par le bas
La guerre de Gaza a en effet aggravé la situation déjà difficile de l’Autorité et du Fatah, confrontés depuis plusieurs années à la renaissance des groupes armés dans toute la Cisjordanie alors que sa légitimité est en chute libre et qu’elle traverse une très profonde crise. Le dernier sondage du Palestinian Center for Policy and Survey Research est accablant : seuls 25% des habitants de la Cisjordanie se déclarent satisfait du Fatah, le parti au pouvoir. La popularité de l’Autorité Palestinienne tombe à 18%, celle d’Abbas à 13% et celle du nouveau premier ministre Mohammad Mustafa à seulement 10%. Si la popularité de l’Autorité touche le fond, le sondage du PCPSR témoigne de l’approfondissement d’une dynamique à l’œuvre depuis plusieurs années.
Depuis 2020 et l’explosion du nombre d’attaques des colons et des incursions de Tsahal, une frange considérable de la jeunesse cisjordanienne s’est détournée de l’Autorité palestinienne, dénonçant sa compromission et la collaboration entre ses services de sécurité et les forces israéliennes, pour venir grossir les rangs de nombreux petits groupes armés, structurés à la base, adoptant des tactiques de guérilla. Entre octobre 2021 et septembre 2023, le nombre d’incidents impliquant des groupes armés palestiniens est ainsi passé d’une dizaine à plus de cent-trente par mois. La formation de ces groupes se situe au croisement d’une double dynamique.
D’une part, le Fatah, a vu une partie de sa propre base s’autonomiser en se dotant de cadres d’organisation indépendants de sa direction politique [1]. Alors qu’Abbas avait tenté de les dissoudre, entre 2003 et 2005, ou de les fondre dans l’appareil sécuritaire pour satisfaire les exigences d’Israël, elles se sont reformées, en se dotant d’un commandement indépendant, grâce à l’assistance d’autres factions, hostiles à Abbas.
Depuis 2022, les groupes affiliés à ces brigades agissent au nord des territoires occupées, notamment à Tulkarm, Jénine et Naplouse (où les Katibat Tulkarm, Katibat Askar et Katibat al-Fajr ont pris les armes). Depuis le début de la guerre de Gaza, ces milices ont élargi leur champ d’action en même temps qu’elles ont été sous le feu croissant de l’Autorité et de l’armée israélienne qui a procédé à une invasion terrestre limitée en août 2024 : des chars et des véhicules de chantiers blindés, assistés par les drones et l’aviation, ont ravagé les routes, détruit de nombreux bâtiments et exilé des milliers d’habitants. Plusieurs cellules locales ont été jusqu’à critiquer ouvertement la « trahison » de l’Autorité et du Fatah, qui continue de soutenir Abbas, le 11 décembre 2024, après le début du siège de Jénine. Aujourd’hui, le Fatah tente ainsi de détruire sa propre branche armée à Jénine.
En parallèle de la fragmentation politique de la base du Fatah, les rapports informels entre les nouveaux groupes armés et les partis gazaouis, comme le Mouvement du Jihad Islamique en Palestine (MJIP) ou le Hamas, se consolident. Ces groupes ont significativement étendu, notamment pour le premier, leur influence dans les territoires occupés [2].
La crise du système clientéliste de l’ANP
L’Autorité n’est cependant pas seulement menacée par l’autonomisation de sa base et l’influence croissante des partis gazaouis, elle est également considérablement affaiblie par l’occupant colonial et elle se trouve dans une situation économique très éprouvante qui contribue à l’érosion continue de son autorité. L’Autorité traverse une violente crise fiscale. Les exportations ont baissé de 13,8% et le PIB des territoires occupés au premier trimestre 2024 a chuté de 34,9% par rapport au premier trimestre 2023, symptôme d’une crise économique profonde, entretenue par Israël, qui a fait fondre les revenus de l’Autorité. Après s’être séparée de 50% de ses fonctionnaires, l’Autorité peine également à payer ses prestataires privés. En juillet, les ministères n’étaient désormais actifs que trois à quatre jours par semaine, comme le rapporte Foreign Affairs. L’ensemble des services publics fonctionne au ralenti : les allocations sociales ont fondu, les hôpitaux n’ont plus de stock de médicaments et le chômage augmente.
D’autre part, Israël continue de saper l’assise de l’Autorité, comme le soulignent Shira Efron et Michael J. Koplow : « Par-delà ces défis, deux nouvelles lois israéliennes sont entrées en vigueur le 1er juin, qui affaiblissent encore davantage la situation fiscale de l’autorité. Les deux lois accordent aux victimes des attaques terroristes palestiniennes une compensation automatique à la charge de l’Autorité Palestinienne de manière rétroactive. Des revenus fiscaux qu’Israël refuse de rendre à l’Autorité, qui devrait ainsi déduire de son budget 1,3 millions pour chaque personne blessée dans l’attaque et 2,7 millions pour chaque mort israélien. Bien que cette législation soit toujours sujette à modification et soit contestée en justice, son application intégrale pourrait immédiatement ruiner l’Autorité » [3]. Les menaces de Bezalel Smotrich, dont le ministère gouverne de facto la Cisjordanie, vont également croissantes : après avoir placé certaines zones sous administration civile, le ministre des finances menaçait de couper le lien vital entre les banques palestiniennes et le système bancaire israélien. Si les pressions de Biden l’ont contraint à maintenir la connexion, le gouvernement israélien pourrait à nouveau choisir de mettre cette option sur la table.
La faillite probable de l’Autorité la prive ainsi des instruments de sa politique clientéliste, faisant perdre à la bureaucratie de l’ANP ses derniers avantages matériels, qui ne lui suffisaient déjà plus pour acheter la fidélité de ses fonctionnaires, comme le souligne Rashid Khalidi, dans un entretien accordé à la New Left Review :« Il y a beaucoup de personnes, y compris des personnes impliquées dans l’OLP et le Fatah, et même, dans une moindre mesure, dans l’Autorité Palestinienne, qui conservent des positions indépendantes et qui s’opposent à la nature collaborationniste de l’Autorité palestinienne. Vous pouvez voir très clairement, à partir d’une série de sondages d’opinion, combien Mahmoud Abbas est détesté, tout comme l’Autorité, en dépit du fait qu’elle offre des emplois à une très importante partie de la population dans les territoires occupés. Il y a des dizaines de milliers d’agents des forces de sécurité, des dizaines de milliers d’employés gouvernementaux, de professeurs, de personnels soignants qui sont payés par l’Autorité et qui sont complètement dépendantes d’elle pour leur subsistance. En dépit de cela, l’Autorité palestinienne est haïe par l’immense majorité de la population » [4].
Dans ces coordonnées, l’offensive de Jénine pourrait accélérer les tendances déjà à l’œuvre et éroder encore davantage la légitimité de l’appareil de l’Autorité et qui est en passe de perdre la confiance de sa bureaucratie. Elle a ainsi tout d’un coup de force désespéré pour tenter de prouver aux yeux d’Israël que l’Autorité n’a pas encore fait son temps, à défaut de pouvoir apparaître comme quoi que ce soit d’autre qu’une force autoritaire et policière au service des intérêts israéliens auprès de sa propre population. Si la possibilité d’un soulèvement populaire en Cisjordanie n’est pas à écarter, face à l’alignement inédit d’Abbas sur la ligne de Netanyahou, la situation pourrait également déboucher sur une issue ultra-réactionnaire et servir de prétexte à Israël pour renforcer encore davantage sa mainmise sur les territoires occupés.
[1] Ameneh Mehvar et Nasser Khdour, « The resurgence of Armed Groups in the West Bank and Their Connections to Gaza », ACLED, 14 décembre 2023, lire ici.
[2] Au-delà de l’assistance matérielle qu’ils apportent aux dissidents du Fatah, les partis gazaouis ont également mis en place leurs propres unités : les groupes issus du Jihad Islamique ont ainsi réalisé près de 330 opérations entre octobre 2022 et septembre 2023, plus que n’importe quelle autre faction. Si le Hamas est moins présent, il a néanmoins participé à la fondation de certains groupes autonomes, comme « l’Antre du Lion » à Naplouse
[3] Shira Efron et Michael J. Koplow, « The Palestinian Authority is Collapsing », Foreign Affairs, 17 juillet 2024, lire ici.
[4] Rashid Khalidi, « The Neck and the Sword », New Left Review, juin 2024.
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