Voyage dans l’industrie des médias
Catégorie : Global
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Interview de Jeff Cohen par Cher Gilmore
Partage international : Vous dites que l’ensemble des grands médias américains sont les instruments des entreprises les plus puissantes du pays. Combien d’entre elles, et lesquelles, possèdent leurs chaînes d’information ?
Jeff Cohen : Il y a, fondamentalement, cinq sociétés qui dominent la télévision : CBS/Viacom, qui s’est récemment séparée en deux sociétés distinctes ; General Electric, qui possède NBC, CNBC, MS NBC, et est actionnaire de History Channel ; Disney, qui détient ABC ; Time-Warner, propriétaire de CNN et HBO ; enfin, Rupert Murdoch, qui collectionne les chaînes et les journaux : 20th Century Fox, New York Post, The Times et The Sun en Grande Bretagne, et bien d’autres sur le reste de la planète. Pour la radio, il y a un acteur dominant – Clear Channel Communications ; pour la presse écrite, the Tribune Company, avec une poignée d’autres sociétés. Dressez la liste des 12 principales sociétés de médias aux Etats-Unis, et vous aurez la presque totalité de l’activité de ce secteur dans le pays.
PI. Est-ce également le cas en Europe ?
JC. L’ensemble des médias européens va dans cette direction. Le pire se trouve en Italie. L’ancien premier ministre détenait les trois principales chaînes privées. Et lorsqu’il était au pouvoir, il exerçait une forte influence sur les trois chaînes publiques. C’est une situation que nous n’avons pas encore connue aux Etats-Unis. A certains égards, la situation en Europe de l’Ouest est pire qu’ici ; mais ils ont sur nous l’avantage de disposer d’un puissant service
public – où les journalistes peuvent gagner très bien leur vie, que ce soit à la télévision ou à la radio. Car le secteur public y recueille une très large audience, à la différence du cas américain.
Le pouvoir et l’argent
PI. Vous écrivez que l’industrie des médias n’a même pas pour but de présenter des nouvelles objectives…
JC. Je le pense, en effet. Les intérêts commerciaux ont toujours dominé les médias, dans ce pays. Mais auparavant, ces intérêts étaient ceux d’une multiplicité de sociétés, dont souvent les dirigeants investissaient dans les journaux parce qu’ils y croyaient. Aujourd’hui, le secteur est sous l’emprise de ces immenses conglomérats dont, au cours de ces vingt ou trente dernières années, la soif de profit s’est intensifiée, qui ont augmenté leurs pressions sur le monde politique et mènent une lutte à mort contre tout ce qui ressemble à un syndicat. On est loin, aujourd’hui, de ce que l’on connaissait il y a quelques décennies, où des entrepreneurs, tout en faisant un profit raisonnable, faisaient des journaux de qualité, au service de la communauté. Une telle éthique est devenue presque obsolète.
Les sociétés propriétaires des médias, aujourd’hui, ne s’embarrassent plus d’aucun scrupule. Elles ont amassé un pouvoir politique immense grâce à leur lobbying particulièrement efficace auprès du Congrès. C’est pourquoi la dernière chose qu’elles veulent, c’est que les journalistes qu’elles paient exposent la corruption qui sévit à Washington ou leur malfaisance. Rien d’étonnant, alors, si l’information, à la télévision, tend vers le style tabloïde – OJ Simpson, les scandales sexuels… Un genre de sujet qui a peu de chances de créer des problèmes au reporter. Ce qui n’est pas le cas si vous vous déclarez franchement contre la guerre en Irak, comme me l’ont appris mes années d’expérience de producteur à MSNBC.
PI. Autrement dit, tout ce qui les intéresse, ce sont l’argent et le pouvoir ?
JC. Oui. Je crois que ces sociétés recherchent par-dessus tout le pouvoir. Si vous voulez vous élever au sommet de l’échelle dans un service d’information, mieux vaut montrer vos capacités à servir leur politique, et ne pas faire de vagues. J’appelle cela la « kakistocratie ». Nous sommes tous pour la « méritocratie », un système où l’on n’arrive au sommet que sur la base de nos compétences et de nos réalisations. Dans les médias détenus par les conglomérats, c’est la kakistocratie qui prévaut, un terme qui signifie littéralement « gouvernement par les pires », où ce sont souvent les gens les moins talentueux, et surtout les moins scrupuleux, qui gravissent le plus vite les échelons. Ils se soucient très peu de journalisme, la plupart du temps. Ils ne s’intéressent qu’à l’audimat – qu’à ne pas déplaire à leurs patrons, à leurs actionnaires. C’est pourquoi ils évitent ou minimisent de nombreux sujets.
PI. Vous écrivez qu’ils n’ont d’autre but que de distraire les gens, de les endormir de façon à émousser leur esprit critique ?
JC. Oui. Si vous regardez qui possède les médias, y compris les chaînes d’informations, ce sont pour la plupart des sociétés spécialisées dans la variété, le spectacle. A l’exception d’une seule, General Electric, qui fait partie du secteur militaire. Je ne pense pas aller trop loin en disant que les propriétaires de ces conglomérats sont aussi heureux que nous formions un pays de consommateurs décérébrés – de « cerveaux disponibles » – qu’hostiles à l’idée d’une nation composée de citoyens informés et actifs.
Les médias alternatifs
PI. Peut-on envisager, à court ou moyen terme, que l’élargissement du choix qu’offre le satellite au téléspectateur, et Internet, entraînent une perte d’audience de ce genre de télévision, y compris pour les chaînes d’informations ?
JC. L’audience des grandes chaînes d’information se réduit déjà, en particulier pour les programmes de fin de soirée et de nuit. Il existe davantage de chaînes alternatives qu’auparavant, mais elles ont souvent les mêmes propriétaires que les trois poids lourds de l’information – CBS, ABC et NBC. Mais dans mon dernier livre, je parle de l’explosion des médias indépendants, des médias à but non lucratif, ou passant par Internet.
PI. Internet sera-t-il le principal véhicule pour les progressistes, dans l’avenir ?
JC. Oui. Sur la Toile, les progressistes sont un peu comme des poissons dans l’eau. Ce n’est pas un hasard s’ils y diffusent plus d’informations que les conservateurs, y lèvent davantage de fonds et y organisent plus de campagnes politiques. Ceux-ci monopolisant depuis des années la parole à la télévision et à la radio, les progressistes se sont emparés de ce nouveau moyen de communication qu’est Internet – qui, de plus, est mieux adapté aux débats et aux processus démocratiques. Quand vous émettez une critique, vous placez un lien vers ce que vous critiquez. Quand vous vous référez à un expert ou à une étude, vous placez un lien vers leurs sites, et donc vous invitez les gens à se joindre au débat et à vous attaquer. Internet est de nature profondément démocratique. C’est pourquoi il est si en phase avec les progressistes, et n’inspire guère les démagogues. Il ouvre des perspectives extraordinaires qui ont toutes les chances de se concrétiser, pour peu que nous arrivions à le garder gratuit et ouvert.
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