Qui êtes-vous Bob le précaire ?

Bob : Je suis Bob la précaire. Je ne suis personne. Je n’ai ni sexe ni nationalité. Je suis tout le monde. Je suis pauvre, étudiant, migrant, intérimaire ou chômeur. Je suis la pluralité des nouvelles formes de résistance dans notre société spectaculaire post-moderne. Mon constat est que la prestation de travail ne se transforme pas seulement d’un point de vue juridique ou quantitatif, mais aussi et surtout qualitativement, investissant toute la vie.

C’est pour cela que la condition de précarité est non seulement universelle mais aussi existentielle. Mon rôle, et d’ailleurs l’essentiel de mon pouvoir, réside dans ma capacité à inspirer aux précaires de toutes conditions le désir d’entreprendre de nouvelles luttes, fortes et forts de leur créativité, dans le but de défendre leurs droits, d’en obtenir de nouveaux et de dépasser les formes d’organisation du travail héritées du taylorisme industriel. J’encourage ceux dont la précarité est organisée à prolonger et intensifier les actes de résistance moderne, à développer de nouvelles formes de conflits sociaux. Pour affirmer les formes de vies qu’ils opposent au formatage marchand de leurs désirs.

Parlez-nous de l’enquête qui a inspiré l’opération flexblues

LDH : Il s’agissait d’une enquête menée à l’initiative d’une fondation belge – la fondation FREE composée du gratin économique belge – qui a sous-traité la réalisation de cette enquête à une société suisse appelée BLUECOMM. En quoi consistait exactement cette enquête ?

Flexblues : Cette enquête portait sur l’esprit d’entreprise chez les jeunes de 15 à 24 ans en Wallonie et à Bruxelles. Elle était basée sur le système des quotas, c’est-à-dire que les interviewés devaient correspondre à certains critères comme l’endroit où ils vivent, leur diplôme scolaire, leur profession, etc. Une fois que les enquêteurs avaient trouvé des gens répondant aux critères définis dans leur fiche, ils devaient leur faire remplir un questionnaire de 100 questions qui traitait de leur rapport au travail et à l’esprit d’entreprise, mais aussi de sujets très divers comme leurs loisirs, leurs rapports avec leur entourage, aux médias, aux substances illicites, à l’enseignement, etc. Bref, une centaine de questions permettant de classer les individus selon 8 catégories (par exemple : « à contre courant », ou « fashion victim ») et d’évaluer leur « potentiel entrepreunarial ».

C’est effectivement la Fondation Free, qui est composée entre autres de la Compagnie Nationale à Portefeuille s.a., Electrabel, Fortis Banque s.a., GlaxoSmithkline Biologicals s.a., Lhoist s.a., Groupe Siemens Belgique/Luxembourg s.a., Sonaca s.a., qui commanditait l’enquête. Cette fondation avait fait un appel d’offre et a choisi la société suisse Bluecomm pour sa rentabilité et sa compétitivité. Il s’agit d’une agence spécialisée en marketing des jeunes en Suisse. Quant à la fondation Free, elle s’est sont montrée dans cette affaire d’une discrétion absolue comme on pouvait s’y attendre, elle et son directeur, M. Bernard Surlemont, personnage qui se présente comme « professeur d’entrepreunariat » et est bien connu parmi les précaires rebelles pour avoir cité la phrase « Le talent, c’est avoir envie de faire quelque chose ».

Quelles étaient les conditions de travail au sein de cette société suisse ? Dans quels termes les travailleurs ont été recrutés pour réaliser cette enquête ?

Flexblues : Au début, la proposition de Bluecomm paraissait très intéressante : ils payaient 12 euros par questionnaire correctement rempli, et annonçaient qu’il fallait 50 minutes pour faire remplir un questionnaire.

Une des premières choses qui nous a interpellés était l’encouragement à travailler au noir : Bluecomm a annoncé à ses employés qu’ils recevraient 12 euros par questionnaire correctement rempli, c’est-à-dire 12 euros en cas de travail au noir et 7 euros si le travail était déclaré. Un des coordinateurs de l’enquête a dit explicitement lors d’une réunion de préparation qu’il était préférable de ne pas déclarer cet emploi.

Ensuite, nous nous sommes rendus compte que pour remplir conscieusement un questionnaire il fallait approximativement une heure et demie. Et plusieurs données n’étaient pas prises en compte : la participation aux réunions préparatoires (2h), le temps et les coûts téléphoniques et de déplacement pour trouver des jeunes répondant aux critères très précis de cette enquête menée selon la méthode des quotas, les consommations offertes aux interviewés (c’était un minimum pour que des gens acceptent de répondre à nos questions pendant une heure et demie).

Bref, selon que l’on déclarait ou non notre job, nous étions payés entre 2,5 et 5 euros de l’heure.

Comment est née l’idée de créer un porte parole collectif sous lequel pouvaient revendiquer l’ensemble des travailleurs de cette société ?

Flexblues : Bob, tu veux préciser un peu les choses ?

Bob le précaire : Je me suis manifesté auprès des travailleurs de bluecomm parce que leur situation contenait tout ce qui fait aujourd’hui un statut précaire : employeur partiellement délocalisé, conditions ultra-flexibles, éclatement géographique et, pour euphémiser, divergence irréconciliable entre les points de vue quant à la valeur et surtout la mesure du travail réalisé. Je me suis dit qu’il était temps que les précaires gagnent une bataille, même symbolique, en Belgique, dans la défense de leurs droits. Pour les détails pratiques de la lutte, je vous encourage à poser la question aux premiers concernés : les travailleurs « flexblues ».

Flexblues : Bob nous a énormément aidé pour réfléchir notre stratégie de lutte. plus particulièrement, il nous a fait reconsidérer une question fondamentale de la lutte sur le « lieu » de travail : celle de la représentativité. Il était tres difficile/impossible de lutter avec les moyens traditionnels de représentation syndicale en considérant les caractéristiques du travail chez Bluecomm : répartition géographique complètement éclatée et contrats à durée très limitée. Partant de là, il nous fallait une identité capable de soutenir un rapport de force continu, sans pour autant mettre en danger tel ou tel travailleur individuellement. Bob, dans son infinie bonté, nous a permis d’utiliser la sienne.

Pour tout dire, Bob nous était apparu en nous disant qu’ensemble, on allait prendre les patrons à leur propre piège, que face à un sous-traitant invisible, il nous fallait un syndicaliste nouveau et invisible et que son but était de parer la stratégie de la société qui consistait à identifier les meneurs d’une action de revendication et à les éjecter. C’est comme ça qu’il nous a convaincu.

Comment concrètement s’est manifesté Bob face aux responsables de cette société ?

Flexblues : En fait, Bob a d’abord dans un premier temps été le vecteur de la mobilisation des employés de BlueComm. Il permettait une communication et des prises de contact à moindre risque que les travailleurs en tant qu’individus. Il a ainsi permis de rallier au mouvement une majorité d’enquêteurs recrutés par BlueComm en communauté française.

Ensuite, l’arrêt de travail ayant lieu dans des conditions peu habituelles (aucune déclaration individuelle, rétention des questionnaires, absence de communication), il était important qu’aucun enquêteur ne puisse être stigmatisé comme bouc émissaire par notre employeur simplement parce qu’il était porte parole d’un mouvement collectif. Nous n’avions à l’époque aucune garantie quant aux normes de validation des questionnaires, ce qui constituait un moyen de pression pour BlueComm. Bob est des lors devenu porte parole du collectif d’enquêteurs réunis sous le label « flexblues ».

Et ces revendications, quelles étaient-elles ?

Flexblues : Elles étaient assez simples, finalement : le respect de la législation en vigueur en matière de travail. A savoir : la signature d’un contrat de travail en bonne et due forme, une rémunération basée sur le temps de travail presté non sur le nombre de questionnaires remplis, l’éclaircissement de la notion de validité des questionnaires, le remboursement de frais annexes comme les consommations ou les titres de transport et l’instauration d’une délégation syndicale des travailleurs de bluecomm en belgique (plus de 50) : malgré la brieveté extrême de notre engagement, il nous paraissait important d’insister sur ce point, d’obliger, pour des raisons purement symboliques, nos patrons à admettre le principe du syndicalisme dans leur boîte de culture « nouvelle économie ».

Et quelle fut la réaction de l’employeur ainsi confronté à un porte parole collectif qu’il ne pouvait identifier ?

Flexblues : On pourrait commencer par souligner que la réaction de notre employeur n’a pas été très surprenante. Notre succès est probablement d’ailleurs fondé sur ce point pour une part non négligeable.

C’est paradoxal pour une société active dans le secteur de la communication, mais sa réaction a été très mauvaise en termes de relations publiques. Cette réaction a d’abord consisté à nier l’évidence, puis à reporter le blâme pèle-mêle sur la complexité de la législation belge, sur l’incompétence des enquêteurs, voire sur la volonté de publicité de quelques meneurs.

« Les contrats de travail sont en cours d’élaboration. La législation belge est difficile. Nous n’avons pas de siège social en Belgique. Mais tout devrait être réglé d’ici peu. Nous ne comprenons pas cette action d’humeur menée par une bande d’activistes de gauche qui veulent faire parler d’eux. S’ils sont incapables de réaliser une enquête en 50 minutes, ils ne sont pas faits pour ça. »

Voilà ce que disait le directeur de Bluecomm…

Du point de vue de l’organisation du travail elle même, le flou total. Absence de communication de la direction avec les enquêteurs (qui étaient tous potentiellement de dangereux activistes de gauche) et tentative de récupération des questionnaires auprès des coordinateurs. Je salue au passage monsieur Plumet (Coordinateur de terrain international chez Bluecomm) qui doit se souvenir de son voyage peu fructueux à Liège au lendemain de l’annonce de la grève.

Dans un second temps, à l’abri de l’opinion (une des conditions pour une négociation étant d’ailleurs la censure du nom de BlueComm sur le site web du mouvement), et après avoir constaté eux même l’ampleur du mouvement par le peu de questionnaires renvoyés, ils ont enfin envisagé le rapport de force à sa juste mesure. Les conditions étaient réunies pour que l’on puisse négocier.

Et comment se passait ce dialogue puisque par définition, Bob n’est pas une entité physique mais une construction militante ?

Bob le précaire : Les précaires en lutte ont une arme : la créativité et l’imagination leur permettant de transformer une faiblesse en force. Nous sommes invisibles. Soit, soyons invisibles, sans visage, non identifiables. Nous sommes délocalisés ? Cela ne rendra que plus difficile et plus couteux notre contrôle.

Flexblues : Un des avantages de travailler pour une entreprise Suisse, c’est que le patron n’est pas au bout du couloir. L’essentiel du dialogue se fait ainsi au travers de moyens de communications permettant l’anonymat : email, téléphone. Dès le début de la grève, Bob a été le seul interlocuteur a parler des revendications applicables à tous les travailleurs. À l’occasion des rares mais inévitables rencontres de visu, plusieurs bob étaient présents, éventuellement masqués, et rarement les mêmes plusieurs fois de suite. Situation relativement déstabilisante pour BlueComm qui était incapable d’identifier son (ses) interlocuteurs.

Et quel fut in fine le résultat de votre action ?

Flexblues : Nous avons obtenu satisfaction sur 4 des 5 revendications mises en avant. Le résultat le plus spectaculaire étant probablement le salaire : la rémunération des questionnaires étant (ré) établie sur une base de deux heures, cela revient à doubler la rémunération promise initialement par BlueComm. La distinction a été faite entre validité du travail effectué et validité du questionnaire, ce qui garantissait le principe tout à fait fondamental selon lequel tout travail mérite salaire : indépendamment de l’usage que l’employeur allait ensuite faire des questionnaires remplis, ils devaient être rémunérés si la procédure de remplissage avait été respectée. Une somme forfaitaire de 4 € par questionnaire a en outre été dégagée à titre de frais de transport et consommations durant la passation du questionnaire.

Seule la représentation syndicale n’a pas été obtenue, alors qu’il s’agissait de la seule de nos revendications qui n’avait aucun impact financier pour l’employeur. C’est intéressant de voir que c’est sur l’enjeu symbolique qu’ils étaient le plus réticent à satisfaire nos revendications.

Une fois sa mission accomplie, qu’a fait Bob ?

Flexblues : Les dates des contrats que nous avons signé avec BlueComm font qu’officiellement, nous avons tous quitté l’entreprise avant même d’avoir résolu individuellement l’application des accords collectifs. Cela fait maintenant plusieurs mois que nous avons quitté la société. Bluecomm ne travaillant pas spécifiquement en Belgique, aucun de nous n’a été tenté par une mutation dans la maison mère à Genève. Et Bob est parti inspirer d’autres conspirations de précaires exploités et dominés. Il parait qu’il s’intéresse de près aux chainworkers du cru : HoReCa mondialisé et multinationales peu regardantes sur les méthodes de flexibilisation

Et quelles sont aujourd’hui les conditions de travail au sein de cette société suisse ? Gardez-vous des contacts avec celles et ceux qui ont bénéficié de votre action ?

Flexblues : Nous n’en avons pas la moindre idée. Comme on le disait, l’antenne belge a cessé d’exister. Nous savons juste que le responsable de l’enquête au sein de bluecomm a été remercié. Nous vous encourageons cependant à prendre contact avec Bluecomm pour plus de précisions.

M. Philippe Barthollet, Directeur
BlueComm SA
Rue de l’Ancien-Port 14
1201 Genève
Téléphone : 022 901 08 32
Fax : 022 901 08 31

À qui appartient Bob ? A-t-il vocation à agir dans d’autres secteurs que celui de l’enquête marketing ?

Bob le précaire : Je suis une entité immatérielle en copyleft, dont le coût de réduplication est proche de zéro (à l’instar d’un fichier numérique sans DRM). J’appartiens à tous les travailleurs précaires qui veulent lutter. Je ne fais que proposer des outils de communication et de politisation aux précaires. J’incarne une alternative et un complément aux combats syndicaux classiques qui sont mal adaptés au nouveau capitalisme. Je m’attache à conspirer dans les univers particulièrements touchés par le travail précaire. L’HoReCa en est un.

Parlez-nous plus avant de la question du secteur HoReCa. Quels sont les difficultés que vous avez identifiées et quelles sont les réponses que vous essayez de mettre en œuvre ?

Bob le précaire : On peut noter le recours extrêmement fréquent au travail au noir, avec toutes les conséquences qu’il a pour les travailleurs, ou même le contrôle mafieux du secteur avec des cas très glauques à Liège, mais je parlerai plutôt des chaînes commerciales comme Macdo, sodhexo, ikea, hm et Mickey. Le travail y est précaire, la flexibilité à la minute prés, le turnover incessant, la qualification souvent bien au-dessus du travail effectué, le client roi. Et les droits sociaux de l’âge de nos arrière-grands-parents. Ceux qui travaillent dans ces chaînes commerciales s’identifient souvent aux « valeurs » marketing prônées par ces entreprises. Mais tous rêvent de se casser, de trouver mieux. Ils vivent ces boulots comme transitoires. Mais la précarité n’est pas transitoire. Elle devient commune. Pour nous, il n’est pas fondamental de mêner une lutte dans un MacDo’ – quoique il y a eu des réussites dans ce genre de lutte en France. Nous pensons qu’il est préférable de travailler en amont. Certes, dénoncer le travail précaire produit par ces institutions capitalistes, mais surtout lutter pour un welfare qui modifie fondamentalement ce qui produit cette précarité. Notre stratégie est la contamination et le peer-to-peer avec les différents réseaux sociaux des métropoles qui alimentent soit comme travailleurs, soit comme clients, souvent les deux, ces entreprises. C’est là où cela circule et où cela échange que Bob doit être présent. Sa devise : « Inspire le conflit, conspire précaire ».

Flexblues : Le secteur de l’HoReCa esr pour le moment difficilement attaquable avec les moyens dont nous disposons. Nous cherchons des voies d’accès moins frontales pour travailler sur cette question.

Concrètement que comptez-vous faire, notamment avec le prix reçu ce jour par la Ligue des droits de l’Homme ?

Flexblues : Nous avons décidé de créer un fonds de solidarité qui servira à (pré)financer des actions judiciaires menées par des précaires. Nous sommes en train de créer une ASBL pour gérer ce fonds, auquel nous appelons d’ailleurs tout un chacun qui se sentirait solidaire de notre propos à participer en versant une participation.

Par ailleurs, nous allons péréniser Flexblues, qui n’était au départ que le label sous lequel se sont réunis les grévistes, en tant que structure de soutien aux précaires en lutte et de point de contact pour les personnes qui souhaitent se joindre à la lutte biosyndicale. Pour ce faire, nous souhaitons ouvrir un local à Liège, dans lequel il sera possible d’assurer des permanences, d’organiser des réunions, de mutualiser certaines ressources (bibliothèque, connexion internet).

Dans ce cadre, nous nous nous sommes d’ailleurs fixés comme principale priorité pour les mois qui viennent de mener un travail de recherche sur le précariat. Nous voulons mieux comprendre, aussi bien qualitativement que quantitativement, la nature de la situation, la manière dont les précaires vivent leur condition. Aujourd’hui, c’est là quelque chose de très peu clair, dont il est très rarement question. Il s’agit aussi de créer des outils dont nous espérons qu’ils seront réutilisés par d’autres précaires pour mettre des mots sur notre situation, pour construire une identité commune.

Dernière question, Bob. Le prix que vous recevez ce jour porte le nom d’une militante féministe et antiraciste. Existe-t-il aujourd’hui une Bobette la précaire ou un Bob le précaire étranger ?

Bob le précaire : Je n’ai pas de sexe, je n’en ai jamais eu. Je suis autant Bob le précaire que Bob la précaire. Les femmes constituent la première des minorités et le sexe du travail précaire est sans nul doute féminin.

Le précariat est une majorité, au moins en puissance, mais c’est une majorité constituée de minorités. Le modèle majoritaire, au sens culturel et symbolique, est démographiquement extrêmement minoritaire.

En m’inspirant de Naomi Klein, je dirais qu’une des spécificités du combat féministe de ces quarantes dernières années à été d’arriver à faire considérer un certain nombre de tâches assumées par les femmes comme du travail à part entière. Je ne fais que prolonger ce combat en m’attachant à faire reconnaître toutes les formes de travail invisible.

Quant aux migrants, leur précarité est la pire de toutes, cele ne fait aucun doute. Et, quand on voit ce qui se passe dans les centres fermés en Belgique, on quitte bien souvent, les concernant, le domaine des droits économiques et sociaux, pour tomber dans des atteintes à des libertés encore plus fondamentales. Les précaires rebelles sont parfaitement conscients de cet état de fait.

www.flexblues.be/