« réforme de la justice » et pièges d’etat après outreau (i)
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Nous avalons en permanence, depuis des mois, des surdoses de propagande pré-électorale en vue des présidentielles de 2007 et des législatives de la même année. Mais au lieu de suivre ce déferlement littéraire, verbal et iconographique, il paraît beaucoup plus urgent, par exemple, d’aller voir, sur le site de l’Assemblée Nationale, les propositions du Gouvernement en vue d’une « petite réforme » de la justice avant les élections.
A-t-il fallu l’échec, le 29 mai 2005, du référendum sur le projet de Traité Constitutionnel Européen, pour que les institutions européennes censées veiller au respect des Droits de l’Homme s’intéressent à la situation française ? En tout cas, force est de constater que le rapport du Commissaire aux Droits de l’Homme Alvaro Gil-Robles mettant en cause la situation dans les prisons françaises date de février 2006 et que, d’après son introduction, il a fait suite à une visite officielle effectuée du 5 au 21 septembre 2005. Ce rapport, intitulé « Sur le respect effectif des Droits de l’Homme en France », ne semble avoir abordé, ni la catastrophe d’Outreau, ni la question de la détention provisoire. Des dossiers pointus, où le Commissaire aurait pu rappeler la notion d’intérêt supérieur du justiciable proclamée par la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) à propos de la participation du commissaire du gouvernement aux délibérés des juridictions administratives (mes articles des 25 juillet et 4 août), et dont il paraît logique de penser qu’elle s’applique a fortiori à la juridiction pénale. Pourtant, les dysfonctionnements de la justice française dans l’affaire d’Outreau avaient commencé à devenir apparents en mai et juin 2004, au cours du procès de première instance. Bien avant la parution du rapport d’Alvaro Gil-Robles, l’opinion publique européenne avait découvert l’incroyable débâcle judiciaire.
Sans doute, il était impératif de « faire quelque chose », non seulement avant les présidentielles de 2007 devant le mécontentement croissant des Français, mais aussi devant le regard de nombreux européens et de citoyens du monde entier qui pouvaient se montrer perplexes de voir de telles choses arriver dans « la patrie des Droits de l’Homme ». En tout état de cause, c’est le 24 novembre, deux jours avant la réunion à Paris de la 8ème Conférence des Présidents de Cours Suprêmes européennes, que le Gouvernement français a déposé son projet de réforme de la justice. Une opération politique très médiatisée, et triomphalement annoncée sur le site du Garde des Sceaux, que Jacques Chirac a présentée le 30 octobre comme un ensemble de « mesures d’urgence pour répondre aux dysfonctionnements constatés » dans l’affaire d’Outreau. Le 23 octobre, le Président de la République avait déclaré à Beijing Information : « Les valeurs, la vision, l’espérance que portent la France sont le fruit de notre histoire et c’est le moteur de notre ambition pour l’avenir. Liberté, Égalité, Fraternité, la République est l’héritière de la philosophie des Lumières et des idéaux de la Révolution française. Pour des générations de femmes et d’hommes du monde entier, accueillis aux heures sombres de leur histoire nationale, elle incarne face à l’oppression totalitaire, la terre d’asile, les espoirs de liberté, de démocratie et de lendemains meilleurs. » Une affaire comme celle d’Outreau peut « faire désordre » quand on répand de telles déclarations dans le monde entier.
Malheureusement, ce que Pascal Clément appelle « réforme de la justice », et Jacques Chirac des « mesures d’urgence », a de quoi inquiéter le lecteur qui cherche à examiner de près le contenu des textes déposés. Car la réalité a peu à voir avec ce que pourrait suggérer un résumé superficiel des projets de loi, tels que les médias le présentent depuis quelques jours. L’application pratique des lois « réformées » risque même d’aller dans le sens contraire des « avancées » proclamées.
La mini-réforme faisant suite au constat des incroyables ravages du fiasco judiciaire d’Outreau a été amorcée par trois projets de loi : sur la formation et la discipline des magistrats (projet de loi 3391) ; sur le rôle du médiateur par rapport à la justice (3392) et sur la procédure pénale dont on cherche à « renforcer l’équilibre » (3393). Ces projets de loi tendent respectivement à modifier : l’ordonnance 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature ; la loi n° 73-6 du 3 janvier 1973 qui institue un médiateur et qui, après la « réforme », sera censée « offrir aux citoyens la possibilité de saisir le Médiateur de la République d’un dysfonctionnement de l’institution judiciaire liée au comportement d’un magistrat » ; le Code de Procedure Pénale où on cherche, en théorie, à améliorer l’application des droits de la défense.
La « réforme » concerne uniquement la juridiction pénale et les magistrats de l’ordre judiciaire. Elle épargne notamment la justice administrative, le Conseil d’Etat, les bureaux d’aide juridictionnelle, la Cour des Comptes, le Conseil Constitutionnel, les ordres d’avocats… Mais, même dans le domaine restreint qu’ils concernent directement, les projets de loi du Ministère de la Justice s’éloignent considérablement de l’esprit des analyses et propositions, déjà très modérées et au contenu thématique restreint, de la Commission d’enquête parlementaire. Il semble bien que cette réforme limitée à la justice pénale se soit avérée quasiment impossible, à cause notamment de la résistance de l’ensemble des institutions qui l’entourent et que, dans une dynamique de réforme de la justice et de son entourage au sein de l’Etat, il aurait été également urgent de réformer (voir, par exemple, mon article du 13 septembre dernier). Suivent trois exemples du contenu réel de la « réforme Clément ».
Le projet de loi 3392 contient un article unique stipulant qu’après l’article 11 de la loi 73-6, il soit inséré un article nouveau :
« Art. 11-1. – Lorsqu’une réclamation relative au fonctionnement du service de la justice met en cause le comportement d’un magistrat de l’ordre judiciaire, le médiateur de la République, s’il l’estime sérieuse, transmet cette réclamation au garde des sceaux.
Celui-ci fait connaître au médiateur de la République les suites réservées à cette réclamation.
Les articles 9, 10, 12 et 13 de la présente loi ne sont pas applicables. » (fin de l’article)
Il y a donc, d’emblée, un double filtrage : par le Médiateur d’abord, par le Garde des Sceaux ensuite, et il ne semble pas que ces deux instances auront à motiver leurs décisions de manière très circonstanciée. Compte tenu de l’expérience des procédures sommaires de certaines juridictions, à commencer par la Cour Européenne des Droits de l’Homme, une telle formulation laisse augurer un rejet expéditif de la grande majorité des plaintes. Avec, dans le meilleur des cas pour le plaignant, la saisine d’un Conseil Supérieur de la Magistrature dont la composition reste inchangée. Mais c’est loin d’être le seul problème.
Pour ce type de saisines mettant en cause des magistrats, le Médiateur de la République se voit exceptionnellement enlever l’ensemble des prérogatives et possibilités d’intervention découlant des articles 9, 10, 12 et 13 de la loi 73-6 . A savoir, l’essentiel des missions habituelles du Médiateur :
« Article 9 – Lorsqu’une réclamation lui paraît justifiée, le Médiateur de la République fait toutes les recommandations qui lui paraissent de nature à régler les difficultés dont il est saisi et, notamment, recommande à l’organisme mis en cause toute solution permettant de régler en équité la situation de l’auteur de la réclamation.
Lorsqu’il apparaît au Médiateur de la République qu’un organisme mentionné à l’article 1er n’a pas fonctionné conformément à la mission de service public qu’il doit assurer, il peut proposer à l’autorité compétente toutes mesures qu’il estime de nature à remédier à cette situation.
Lorsqu’il lui apparaît que l’application de dispositions législatives ou réglementaires aboutit à des situations inéquitables, il peut suggérer les modifications qui lui paraissent opportunes.
Le Médiateur de la République est informé de la suite donnée à ses interventions. A défaut de réponse satisfaisante dans le délai qu’il a fixé, il peut rendre publiques ses recommandations et ses propositions. L’organisme mis en cause peut rendre publique la réponse faite et, le cas échéant, la décision prise à la suite de la démarche faite par le Médiateur de la République. »
« Article 10 – A défaut de l’autorité compétente, le Médiateur de la République peut, au lieu et place de celle-ci, engager contre tout agent responsable une procédure disciplinaire ou, le cas échéant, saisir d’une plainte la juridiction répressive. »
« Article 12 – Les ministres et toutes autorités publiques doivent faciliter la tâche du Médiateur de la République.
Ils sont tenus d’autoriser les agents placés sous leur autorité à répondre aux questions et éventuellement aux convocations du Médiateur de la République, et les corps de contrôle à accomplir dans le cadre de leur compétence, les vérifications et enquêtes demandées par le Médiateur de la République. Les agents et les corps de contrôle sont tenus d’y répondre ou d’y déférer. Ils veillent à ce que ces injonctions soient suivies d’effets.
Le vice-président du Conseil d’Etat et le premier président de la Cour des comptes font, sur la demande du Médiateur de la République, procéder à toutes études. »
« Article 13 – Le Médiateur de la République peut demander au ministre responsable ou à l’autorité compétente de lui donner communication de tout document ou dossier concernant l’affaire à propos de laquelle il fait son enquête. Le caractère secret ou confidentiel des pièces dont il demande communication ne peut lui être opposé sauf en matière de secret concernant la défense nationale, de sûreté de l’Etat ou de politique extérieure.
En vue d’assurer le respect des dispositions relatives au secret professionnel, il veille à ce qu’aucune mention permettant l’identification des personnes dont le nom lui aurait été ainsi révélé ne soit faite dans les documents publiés sous son autorité. » (fin des articles)
La suppression globale de l’ensemble de ces prérogatives du Médiateur de la République dans les affaires mettant en cause la responsabilité de magistrats aboutit à une impossibilité manifeste de contrôler de l’extérieur le fonctionnement de l’institution judiciaire. Faute de pouvoir mener la moindre enquête ni entreprendre la moindre démarche de son propre chef, le Médiateur se trouvera confiné dans un rôle de simple transmission du dossier fourni par le justiciable et de la réponse du Garde des Sceaux basée sur les explications reçues des magistrats. Un tel verrouillage paraît très démesurée par rapport à la nécessité de préserver l’indépendance de la justice, mais génère de surcroît un effet clairement négatif : cette fausse apparence sera utilisée pour faire croire qu’il existe un moyen réel de mettre en cause la responsabilité des magistrats, et fournira une caution additionnelle à des pouvoirs discrétionnaires de facto.
De même, la question de la « nouvelle faute disciplinaire » a donné lieu à beaucoup de polémiques et a même été à l’origine d’un avis critique du Conseil d’Etat (mes articles des 28 juin et 23 octobre), mais un examen rapproché suggère qu’il s’agit plutôt d’un écran de fumée. L’introduction dans les textes de loi de cette faute, initialement définie comme « la violation délibérée des principes directeurs de la procédure civile ou pénale, comme les droits de la défense, la présomption d’innocence ou le principe du contradictoire », doit d’après Pascal Clément faire encore l’objet d’une « réflexion » au vu de l’avis du Conseil d’Etat. Elle se verrait appliquer la sanction en réalité symbolique et relevant de l’organisation du service que lui associe depuis juin dernier le Garde des Sceaux et que le projet de loi 3391 décrit comme : « l’interdiction d’être nommé ou désigné dans des fonctions de juge unique pendant une durée maximum de cinq ans » . La nouvelle « sanction » ainsi introduite ressemble beaucoup à un contre-feu pour éviter l’application de véritables sanctions.
En effet, l’article 45 de l’ordonnance 58-1270, sous sa forme actuelle prévoit que : « Les sanctions disciplinaires applicables aux magistrats sont : 1° La réprimande avec inscription au dossier ; 2° Le déplacement d’office ; 3° Le retrait de certaines fonctions ; 4° L’abaissement d’échelon ; 4° bis L’exclusion temporaire de fonctions pour une durée maximum d’un an, avec privation totale ou partielle du traitement ; 5° La rétrogradation ; 6° La mise à la retraite d’office ou l’admission à cesser ses fonctions lorsque le magistrat n’a pas le droit à une pension de retraite ; 7° La révocation avec ou sans suspension des droits à pension ». Ce tableau est, globalement, très différent de la « nouvelle sanction » que propose Pascal Clément. L’interdiction d’exercer les fonctions de juge unique relève en réalité de l’évaluation professionnelle de la simple mesure organisationnelle (mon article du 21 août dernier). Son application en tant que prétendue sanction tend à effacer le contenu disciplinaire des procédures à l’égard de magistrats (article du 28 août), et à empêcher des mesures plus sévères. En réalité, de nombreuses enquêtes risquent d’être closes au stade de cette « nouvelle sanction » de façade, sans rechercher des responsabilités susceptibles de sanctions plus graves. Comme pour les saisines du Médiateur, il ne s’agit pas d’une « ouverture » mais d’une opération de blindage qui renforcera la protection des pouvoirs discrétionnaires.
Il a aussi beaucoup été question d’enregistrement des gardes à vue et des interrogatoires chez le juge d’instruction. Une telle mesure est présentée comme une grande avancée sur le plan des Droits de l’Homme, fournissant un nouveau type de protection aux citoyens mis en cause par la justice et la police. On pourrait même croire que « ça va se faire », car le projet de loi 3393 prévoit notamment d’insérer dans la Code de Procédure Pénale les articles : « Art. 64-1. – Les interrogatoires des personnes placées en garde à vue pour crime, réalisés dans les locaux d’un service ou d’une unité de police ou de gendarmerie exerçant une mission de police judiciaire font l’objet d’un enregistrement audiovisuel… » et « Art. 116-1. – En matière criminelle, les interrogatoires des personnes mises en examen réalisés dans le cabinet du juge d’instruction, y compris l’interrogatoire de première comparution et les confrontations, font l’objet d’un enregistrement audiovisuel… » Mais, à nouveau, la réalité est plus complexe, au point qu’il est à craindre que la nouvelle loi ne comporte un effet opposé à celui annoncé. Les mêmes articles 64-1 et 116-1 prévoient également que :
– (Pendant la garde à vue) « Lorsque le nombre de personnes gardées à vue devant être simultanément interrogées, au cours de la même procédure ou de procédures distinctes, fait obstacle à l’enregistrement de tous les interrogatoires, l’officier de police judiciaire en réfère sans délai au procureur de la République qui désigne, par décision écrite versée au dossier, la ou les personnes dont les interrogatoires ne seront pas enregistrés. Lorsque l’enregistrement ne peut être effectué en raison d’une impossibilité technique, il en est fait mention dans le procès-verbal d’interrogatoire, qui précise la nature de cette impossibilité. Le procureur de la République en est immédiatement avisé. »
– (Chez le juge d’instruction) « Lorsque le nombre de personnes mises en examen devant être simultanément interrogées, au cours de la même procédure ou de procédures distinctes, fait obstacle à l’enregistrement de tous les interrogatoires, le juge d’instruction décide quels interrogatoires ne seront pas enregistrés. Lorsque l’enregistrement ne peut être effectué en raison d’une impossibilité technique, il en est fait mention dans le procès-verbal d’interrogatoire, qui précise la nature de cette impossibilité. »
L’obligation d’enregistrement audiovisuel n’est d’ailleurs à aucun moment imposée sous peine de nullité, ce qui lui enlève toute signification réelle. On se trouve donc dans la pire des situations imaginables : l’enregistrement risque, dans la pratique, de devenir largement optionnel d’après le bon vouloir de juges et policiers. Par des biais divers, ces derniers disposeront de moyens leur permettant d’agir de manière sélective et difficilement contrôlable, d’après des critères échappant à détenus et justiciables. Au lieu de « renforcer l’équilibre » de la procédure pénale, le projet de loi 3393 contribue à renforcer un certain nombre de déséquilibres qui ont joué un rôle essentiel dans les dérives de l’affaire d’Outreau.
Enfin, aucune mesure ne semble être prévue concernant la responsabilité des experts, une notion qui se heurte apparemment à de solides réticences (mon article du 15 octobre). Certains milieux professionnels semblent être vraiment intouchables, mais l’implication des « experts » dans des affaires comme celle d’Outreau, est-elle dissociable du rôle du monde politique ? (Voir également mon article du 18 octobre).
Pour clore, peut-on comparer les propositions de Pascal Clément avec le cri de colère qu’inspirent les souffrances endurées par les innocents d’Outreau ? Notamment, le décès en prison de François Mourmand dont la qualification de suicide a été contestée par sa famille et par des journalistes, les ravages causés aux familles, les longues périodes de détention, les nombreuses et graves sequelles… ? Le monde politique a reconnu qu’Outreau n’est qu’un bout de l’iceberg. Pourquoi, alors, de telles réticences envers la moindre réforme institutionnelle ? Et pourquoi restreindre l’état des lieux au domaine pénal, comme si les décisions des autres juridictions, administrative comprise, ne pouvaient pas faire basculer des vies ? On dirait même que l’Etat a tenté d’utiliser la revendication citoyenne d’une réforme de la justice pour en retourner le contenu et durcir son fonctionnement dans un sens opposé à celui réclamé par les justiciables. Sans doute, l’un des problèmes de fond réside dans ce style d’enquête et de processus politique où les victimes des dysfonctionnements sont, dans le meilleur des cas, invitées à « témoigner » pendant que les « spécialistes » débattent entre eux sur les « suites à donner ». A ce jeu, les tondus sont toujours les mêmes.
Lien de l’article : http://www.geocities.com/petite_citoyenne/article011106.html
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