1 / LANÇEURS D’ALERTE & CONSENSUS

En 1961, l’Europe de l’Ouest, ensuite rejointe par les États-Unis et le Japon, s’était donné un organisme chargé de promouvoir le marché, la productivité et le libéralisme : l’OCDE.
En 1972, le « rapport Meadows », commandé par le Club de Rome, représentant un large éventail des élites économiques, politiques et scientifiques occidentales, mettait en évidence les conséquences qu’allait entraîner l’écart croissant (et inévitable) entre l’augmentation démographique et la diminution des ressources disponibles. Les Limites à la croissance fut un best-seller mondial.
En 1988, la création d’un organe écologique de réflexion, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), signale un renversement de perspective. La crainte prioritaire n’est plus le manque de ressources (fossiles, en particulier), mais le fait qu’on en exploite trop et que l’on mette en péril les équilibres indispensables à la nature comme à la perpétuation du monde capitaliste.
En 2006, Nicholas Stern, ex-vice-président de la Banque mondiale, mettait en garde : « Quand les individus ne payent pas pour les conséquences de leurs actions, nous assistons à une faillite du marché ». Il faudrait que les entreprises et chacun de nous payions un peu plus cher maintenant pour ne pas devoir payer beaucoup plus cher bientôt : Stern évaluait le coût de l’inaction face au changement climatique à entre 5 % et 20 % du PIB mondial annuel, au lieu de 1 % seulement si l’on réagit aujourd’hui.
Comme ceux des rapports précédents, les calculs de Stern sont contestés, mais la bourgeoisie a entendu la leçon. Le big business n’est plus aveugle à une crise climatique qu’il espère traiter par un renouveau de croissance, différente des « Trente Glorieuses » : parce que « écoresponsable », la technologie de demain remédierait aux dégâts de celle d’hier. Les bourgeois admettent que le mode de production capitaliste pose un problème… à condition de le considérer aussi comme la solution.

2 / MARCHANDISER POUR SAUVEGARDER

Le raisonnement de Stern est conforme à la logique capitaliste : les entreprises émettent du carbone parce que cela ne leur coûte rien, ou trop peu, faisons donc en sorte qu’elles aient à payer en proportion, et elles en émettront nettement moins.
Rien d’anormal ici : si la marchandisation du monde tend à tout englober, l’action antipollution (curative ou préventive) n’y échappe pas. Le capitalisme fait profit de quasiment tout : la dépollution répond à un besoin solvable, devient une activité rentable, et des réformateurs comme Stern jugent logique et raisonnable de faire du « droit de polluer » une marchandise dans le cadre d’une « bourse du carbone ». En pratique, chaque entreprise reçoit ou achète des quotas échangeables : si elle réduit ses émissions, elle peut vendre son excédent de quotas à d’autres entreprises.
Sur le même modèle, il est envisagé de doter chacun de nous d’une « carte carbone » (volontaire aujourd’hui, obligatoire demain) accordant un quota individuel annuel de crédit, débité lors de certains achats, avec là aussi possibilité d’acheter ou de vendre les crédits dépensés ou économisés. La pollution serait monétarisée, et son impact négatif enregistré dans les comptes publics et privés comme elle l’est déjà dans le bilan des entreprises.
Dès ses origines, le mode de production capitaliste a cherché le « développement durable » qui lui convient, et sa pente naturelle est de corriger les défauts du marché par le marché lui-même : actuellement, rendre l’entreprise vertueuse en la taxant si elle produit trop de carbone, ou en la récompensant si elle en produit suffisamment peu. Le capitalisme réalise et réalisera « des économies », comme il l’a toujours fait. Quand l’Union européenne vante la réussite de son « système de plafonnement et d’échange », annonçant pour 2020 une baisse de 21 % des émissions de carbone par les 31 pays concernés par rapport à 2005, le chiffre est probablement contestable, non la réalité d’un certain « progrès ». Mais, si globalement l’effet de serre s’accentue, c’est que ces progrès ne sont pas à la hauteur du problème.

3 / COMBIEN VAUT UN OCÉAN ?

La quantification systématique découle de l’impératif de productivité. Des dirigeants de Google expliquent avoir fondé leur entreprise « sur la science de la mesure », et s’efforcer de « tout quantifier ». La nouveauté, c’est d’intégrer dans les calculs de rentabilité financière des paramètres jusqu’ici négligés, des facteurs humains, naturels, voire sociaux, mais eux aussi réduits à des chiffres. Sous le capitalisme, attribuer une valeur marchande aux océans passe logiquement pour le meilleur moyen de les protéger, en exploitant rationnellement leurs ressources sans les épuiser.
Quand le World Wildlife Fund évalue le « patrimoine océanique » à 24 000 milliards de dollars, et affirme qu’un produit marin brut, calculé sur le modèle des PIB nationaux, ferait des océans la 7e économie mondiale avec une production annuelle de biens et de services de 2 500 milliards (le PIB français était d’environ 2 800 milliards en 2018), il tient le genre de discours que comprennent les capitalistes. Il suffirait de compter lagons, forêts, récifs coralliens ou mangroves comme des facteurs de production, et d’intégrer leur coût dans la comptabilité des entreprises et des États, pour obliger à les économiser. Reste à voir si et dans quelle mesure ce discours deviendra réalité.
Quantifier le qualitatif, c’est cela le mode de production capitaliste, et c’est cela « la valeur » : tout ramener à un élément, à une donnée commune et mesurable parce que commune. Ce qui ne se compte pas ne compte pas, et inversement ce qui se mesure s’améliore, nous explique un consultant dans un article dont on nous prévient qu’il se lit en trois minutes. En conséquence, tout doit pouvoir être réduit à un rapport chiffrable coût/bénéfice. Le Bhoutan mesure le bonheur national brut ; l’ONU, le world happiness ; et la mort s’évalue en dollars. La Banque mondiale et les réassureurs s’alarment des catastrophes naturelles aggravées par le changement climatique, qui entre 1980 et 2012 auraient « coûté » 2,5 millions de personnes, soit 3 800 milliards de dollars (calculez le prix d’un être humain).

4 / TECHNIQUE MIRACLE

Ajouter l’écologie à l’économie, compenser par la première les tares de la seconde, il suffit pour cela d’assimiler la planète à une machine productive, et de la réparer comme un moteur en surrégime. Les « trucs » technologiques ne manquent pas.
Par des miroirs déployés dans l’espace, des géo-ingénieurs espèrent réguler la quantité de chaleur solaire qui atteint la Terre. D’autres imaginent obtenir une énergie « libre », par catalyse de l’eau qui produirait de l’hydrogène, par des surgénérateurs fabriquant plus d’énergie qu’ils n’en consomment, ou par des agrocarburants non plus dérivés de betteraves ou d’huile de palme, mais d’algues. On expérimente également l’enfouissement et le stockage de CO2 dans les profondeurs de la Terre, manière simple d’enterrer le problème.
L’écomodernisme (également nommé post-écologisme ou post-environnementalisme), c’est par exemple le Breakthrough Institute (l’ « Institut de la rupture », fondé en 2007), promoteur d’une énergie nucléaire sûre et bon marché et d’une agriculture industrielle, seule solution pour nourrir 10 milliards de personnes. L’écologie a sa frange pronucléaire, au motif qu’il s’agirait d’une énergie « propre » : chiffres à l’appui, ses adeptes soutiennent que, même en tenant compte de Tchernobyl, les centrales nucléaires causent finalement moins de morts et de maladies que le charbon.
Financés par des patrons milliardaires, les chercheurs apprentis sorciers donneraient envie de reprendre l’appel des surréalistes en 1959 à « vider les laboratoires ». Seule une fraction de leurs propositions verra le jour, mais une partie sera réalisée, alimentant la religion de la science et la foi en la toute-puissance technique, d’autant plus impressionnante que ses « prouesses » dépassent la compréhension du commun des mortels. Il y a quelques millénaires, les dizaines de milliers de fellahs chaque année réquisitionnés pour bâtir les Pyramides avaient une idée des procédés de construction. Pour l’homme moderne, la « carte électronique » de son frigo est un impénétrable mystère.

5 / ÉNERGIE, MOT MAGIQUE

À la place de crise énergétique, « transition énergétique » laisse croire à une situation en voie d’être maîtrisée. Chaque semaine nous apporte l’annonce d’une nouvelle technique diminuant quelque peu les émissions de gaz à effet de serre. Puisque le pétrole (qui aujourd’hui assure encore un tiers de la production mondiale d’énergie, devant le charbon) va bientôt manquer, ou coûter plus cher, nous irions désormais vers le solaire, l’éolien et autres « renouvelables ».
D’abord, ce « tournant énergétique » ne met pas fin au nucléaire, qui reste mineur dans certains pays (États-Unis), a régressé dans d’autres (Allemagne), mais reste prépondérant en France, et se développe en Chine. Ensuite, il est faux de dire qu’après être passée du bois au charbon, puis du charbon au pétrole et au nucléaire, l’humanité renoncerait aujourd’hui graduellement aux fossiles pour des productions verdies. Les sources d’énergie s’additionnent et se complètent plus qu’elles ne se substituent les unes aux autres. Concernant l’électricité, sa production mondiale venait en 2018 des combustibles fossiles pour 64 %, du nucléaire pour 10 %, et des énergies renouvelables pour 26 %.
Parées maintenant de toutes les vertus, les renouvelables ne cessent d’augmenter en proportion, mais dans une mesure très insuffisante pour nous épargner les dommages écologiques déjà advenus, et ceux prévisibles. La soif d’énergie est telle qu’il faut faire appel aux combustibles fossiles pour compléter des renouvelables qui fonctionnent par intermittence (25 % à 45 % du temps pour le solaire et l’éolien). Pire, les « économies d’énergie » (Amazon s’engage à atteindre la « neutralité carbone » d’ici à 2040) alimentent une « croissance » qui aggrave ce qu’elles sont censées résoudre : hypertrophie industrielle (agro-industrie incluse), urbanisation accélérée, mode de vie gadgétisé et mobilité incessante. Toujours on met en balance les avantages et les inconvénients de mesures incapables de résoudre substantiellement le drame climatique, rarement on s’interroge sur le besoin d’énergie.
L’électricité est par sa fluidité remarquablement adéquate à un système social où règnent la production optimale et la circulation maximale de valeur, et la production d’électricité a plus que triplé entre 1973 et 2016 (la consommation totale d’énergie sous ses diverses formes doublant à la même époque). De plus, c’est l’énergie la mieux adaptée aux usages obligés par un mode de vie de plus en plus répandu, dans les pays et populations riches comme pauvres, car stockable et transportable individuellement en petites quantités : aujourd’hui, il est aussi difficile de vivre sans piles ni batteries à Nairobi qu’à Vilnius.
Rien ne sert d’opposer le potentiel des énergies renouvelables à l’absurdité technique des choix capitalistes, car le mode de production capitaliste ne cherche pas la technique la plus efficace thermodynamiquement (encore moins humainement), mais la plus rentable. Si une entreprise fait transporter le yaourt aux fraises sur 9 000 km, soit treize fois la distance entre ses lieux de production et de consommation, c’est qu’elle y a intérêt. Et si l’agriculture productiviste investit sept calories pour en obtenir une seule, c’est que, pour l’agrobusiness, ce gaspillage n’en est pas un, mais la meilleure source de profit qu’il ait trouvée. Les critères de rentabilité ne sont pas les mêmes pour l’énergéticien et pour le patron – mais c’est le second qui commande.
L’électricité n’est d’ailleurs pas une source mais une forme d’énergie, et il en faut déjà beaucoup pour en produire. Si la part des renouvelables (encore modeste : environ un quart) ne cesse de croître, et les dispositifs électriques d’être moins énergivores, les usages de l’électricité prolifèrent, avec une foule d’appareils, ou de prothèses. « L’électricité sera l’énergie du XXIsiècle », annonce Total. Les écrans, mais aussi les mesureurs de température, alarmes, caméras, volets roulants, télécommandes, automatismes divers, « maisons connectées », sans oublier que piles et batteries se rechargent… à l’électricité (sur un milliard d’Africains, la moitié possède un téléphone portable, alors que 700 millions n’ont pas l’électricité chez eux). L’efficacité énergétique entraîne une consommation accrue : « l’avenir électrique » que l’on nous promet aura peu d’effet sur les émissions de gaz carbonique.

6 / DÉMESURE & DEMI-MESURES

Dans les projets d’expansion des centrales à charbon de « nouvelle génération », peu polluantes, des panneaux solaires, des éoliennes ou des véhicules électriques, un mot revient rarement : industrie, car il rappellerait trop que tout cela suppose (et développe) une production industrielle déjà croissante. Il faut de l’énergie pour extraire les métaux et les transporter par camion ou cargo. La « neutralité carbone » est une utopie dans un monde qui ne cesse de produire de l’acier, du ciment et du plastique pour construire usines, bâtiments, routes, ports, aéroports, et de fabriquer les engins qui y circulent. Comme il faut de l’énergie pour obtenir de l’énergie, il faut produire pour rattraper les dégâts de la production. À la pollution industrielle s’ajoute l’industrie de la dépollution, et la multiplication des déchets engendre l’activité qui les « valorise ».
Quant au recyclage, d’une portée d’ailleurs bien moindre qu’on le prétend, il bute sur le fait que plus l’on enrichit les systèmes de fabrication, les moyens de transport, les objets et les services en contenu technologique (une voiture actuelle incorpore plusieurs dizaines de boîtiers électroniques), plus difficile est « l’économie circulaire », c’est-à-dire le recyclage. Beaucoup de métaux employés dans les nouvelles technologies ne sont recyclables qu’à quelques pour cent.
Alors, en compensation, ce monde dénaturé, on le re-naturalise en créant des puits de séquestration naturelle du CO2 : reboisement de forêts, résurrection de prairies, culture bio, réimplantation de haies ; et, en ville, végétalisation de toits, parkings et trottoirs, avec pour principal effet d’égayer les citadins.
Les secteurs du green business, force montante, agissent tantôt en rivalité avec les intérêts miniers et pétroliers, tantôt en symbiose : Total investit de plus en plus dans les renouvelables. L’Écosse doit presque 80 % de sa consommation électrique à l’énergie des vents et des marées, qui lui fournira, espère-t-on, 50 % de sa consommation énergétique totale vers 2030. D’autres, comme le Danemark, suivent une évolution similaire. Autant de cas particuliers, incontestables et appelés à se développer, mais pour qu’ils gagnent l’ensemble ou même la majorité du monde encore faudrait-il que les immenses transformations des infrastructures industrielles nécessaires au « verdissement » soient tout bonnement possibles, c’est-à-dire rentables. Économie circulaire, « réparabilité », recyclage, agriculture régénérative, chaîne d’approvisionnement raccourcie, finance durable et sociale… toute la panoplie de la « responsabilité sociétale (ou sociale) des entreprises » (RSE) n’est mise en œuvre que si, comme l’avoue un cabinet de conseil en RSE, elle aboutit à une situation win-win, en clair : à des bénéfices satisfaisants pour les actionnaires. Laissons le dernier mot au nouveau maire écolo de Lyon : « Le monde de l’entreprise aujourd’hui s’intéresse à l’écologie parce qu’il a compris que c’était ça l’avenir. »

* * *

Comme l’anticipait Bordiga en 1954, l’écologie assimile tout à du capital, considère qu’existe un « capital naturel », et « traite le globe comme capital », ou comme « bien foncier de la société anonyme par actions » que constituerait l’espèce humaine. Contradiction dans les termes : un capital existe pour être valorisé, et ne sera sauvegardé que dans la mesure où cela n’entrave pas sa valorisation. Le bourgeois pratique l’écologie comme le conducteur d’une voiture appuierait à la fois sur le frein et l’accélérateur.

G. D., décembre 2020

 

 

 

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épisode 03. ECOLOGIE… BOURGEOISE. Décembre 2020.02

LECTURES

Commission européenne, « Système d’échange de quotas d’émission de l’UE »

WWF, « Vie des océans. Préserver les systèmes marins »

Production d’énergie dans le monde, 2012 :

https://www.connaissancedesenergies.org/fiche-pedagogique/chiffres-cles-production-d-energie

La production mondiale d’électricité : une empreinte-matière en transition, 2018 :

http://www.mineralinfo.fr/ecomine/production-mondiale-delectricite-empreinte-matiere-en-transition

L’énergie dans le monde :

https://www.missionenergie.goodplanet.org/fiche/lenergie-dans-le-monde/

Andreas Malm, Fossil Capital, The Rise of Steam Power and the Roots of Global Warming, Verso, 2016.

Ressources fossiles et ce qu’il faudrait ne pas extraire :
Michael Jakob & Jérôme Hilaire, «Unburnable Fossil-Fuel Reserves», Nature, 2015.

ADEME, La Face cachée du numérique, 2018.

ADEME, Le Revers de mon look.

Exemple d’écologisme réformateur : Scénario négaWatt 2017-2050. Dossier de synthèse.

Heather Rogers, Green Gone Wrong, Dispatches from the Front Lines of Eco-Capitalism : How Our Economy is Undermining the Environmental Revolution, Verso, 2013. Ce qu’expose fort bien Heather Rogers souligne plutôt l’absence d’une telle révolution.

Sur la crise capitaliste contemporaine : De la crise à la communisation, Entremonde, 2017, chapitre 4.
Et les chapitres conclusifs de Bruno Astarian et Robert Ferro, Ménage à trois, Asymétrie, 2019.