LES NOUVEAUX MISERABLES

« Venez (…) ; laissons le roi dément,
Et ne parlementons qu’avec nos épées nues. »
(Edouard II, de Marlowe)

L’escroquerie gouvernementale étant un lieu commun, je passe sur cette évidence ; elle rassemble ceux qui manifestent contre le Contrat Première Embauche, et masque une réalité sociale plus importante.

Cette réalité relève de la division des dépossédés, élaborée et accusée par les dirigeants de la société. Division factice entre les secteurs menacés de précarisation et les secteurs déjà au rebut, éliminés par l’économie moderne et que l’on trouve principalement dans les banlieues. Le mouvement contre le CPE a le mérite de rapprocher les deux, grâce à de Villepin, cet ambitieux maladroit, qui jette une lumière crue sur les projets des Etats modernes au service des spéculateurs. Mais ce regroupement est malheureusement fragile car dans les quartiers, beaucoup sont au moins lucides sur ce point : ils ont été abandonnés par l’Etat à pourrir sur place, et les consolations médiatiques ne les rassurent pas. Au surplus, chacun sait qu’aussitôt le CPE retiré, la plupart des étudiants et autres manifestants reprendraient le collier, soulagés. Mais soulagés par quoi ? Par la conviction illusoire d’être encore quelque chose dans le monde, et de ne ressembler en rien à ceux qui n’ont plus rien.

Un des principaux ressorts de la politique actuelle des pays riches consiste à exploiter ce désir-là, qui est en même temps une peur : l’angoisse d’une génération de consommateurs transis qui voudrait tant être cajolée, justifiée, et que la publicité tienne ses promesses ; une génération qui a été élevée dans les réseaux serrés de la communication permanente mais virtuelle (portables, ordinateurs…) et qui ne supporte pas le silence – parce qu’elle ne supporte pas cette vérité féroce, qui crève les yeux : la République démocratique, progressiste et souriante (de moins en moins) a pour projet réel, déjà à l’œuvre, de la traiter comme un déchet latent, comme elle traite n’importe quelle marchandise. Cette réalité est déjà celle des habitants des banlieues (dont les réactions logiques étonnent les bons citoyens !), et l’un d’eux l’a très bien dit : « (…) ça veut dire que notre vie, elle a aucun prix, qu’on est … des taches qu’on peut éliminer comme ça (…) ». L’épouvante de ne plus exister socialement a saisi cette jeunesse candide, à juste titre.

Toute les structures intégrantes ont disparu : racines familiales, Eglise, école jadis incontestée, métiers stables et qualifiés. C’est ce qu’a imposé la démocratie marchande, qui veut aller plus loin et rompre toute continuité humaine pour établir une fluidité économique sans obstacle, servie par des politiciens narcissiques, de droite comme de gauche. Le « nomade », autrement dit l’homme atomisé, jeté au gré des besoins de l’économie et d’elle seule, devient un modèle publicitaire de comportement ; et l’homme quelconque, bourré de prothèses dans les pays riches, malade de son absence au monde et à lui-même, est à tout instant menacé de devenir un paria. Son pauvre destin est ainsi programmé par la croissance économique, si elle fonctionne « bien ». On comprend qu’un tel bien nécessite de fausses oppositions pour apparaître crédible, et pour monter les uns contre les autres.

C’est pour cela que depuis le 23 mars, la puissance publique met le paquet contre les « casseurs » au nom des « bons manifestants », en particulier contre ceux qui viennent des banlieues, désignés comme des monstres et des émules de celui que l’on a popularisé sous le nom de « barbare de Bagneux », il y a un mois de cela. Il est vrai que quelques jeunes gens, sans doute venus des banlieues, attaquent des manifestants pour leur faucher leur portable. Il est surtout vrai que cette réalité représente une opportunité pour les défenseurs de l’économie, qui manipulent cette force aveugle contre les plus démunis, à l’occasion qualifiés d’ennemis absolus, seulement fascinés par l’argent et la brutalité. Le 8 mars 2005, une manifestation lycéenne (et du même coup le mouvement lycéen d’alors) avait été brisée de la sorte. La même chose est aujourd’hui tentée par l’autorité ; elle devient une méthode de régulation des oppositions ; et elle facilite la jonction officielle des services d’ordre syndicaux et policiers pour « protéger les bons manifestants ». Collusion mafieuse assurant aux deux protecteurs un partage équitable des dividendes, négociés sous la table aux dépens des véritables intérêts du mouvement social. N’oublions pas que ces syndicalistes « représentatifs » ont capturé des jeunes gens et les ont livrés aux policiers, ces mêmes policiers qui, le 18 mars, ont massacré et laissé pour mort l’ouvrier Cyril Ferez. Tout le monde semble l’avoir oublié.

Comment s’opposer à ces offensives de la puissance publique ? Rien ne se fera sans la mise en œuvre d’une extrême violence sociale, à la mesure de chacun, qui dénuderait les fils des marionnettes et autres manipulés. Décelant les ambitions des uns, la crédulité jusque-là confortable des autres, et commençant à révéler ce pourquoi les hommes sont sur la terre : pourquoi ils vivent, jouent, travaillent puis disparaissent. Quel sens donner à l’activité humaine ? Pour commencer, au moins refuser de courber l’échine, et détruire, détruire tout ce qui fait d’un homme le maître d’un autre homme. Le CPE n’est qu’un moment, et très infime, de ce combat. Il y a du travail, et pour longtemps.

Nantes, le 4 avril 2006

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