Un grand nombre de personnalités ont fait entendre leur voix depuis des
années contre cette directive, en démontrant amplement pourquoi les
brevets logiciels sont contraires à l’éthique, n’ont aucune justification
économique et freinent l’innovation qu’ils prétendent encourager; on se
rappellera tout particulièrement la trentaine de grands noms de la
recherche en informatique de toute l’Europe (y compris un Prix Turing, le
Prix Nobel de l’Informatique), qui ont signé une remarquable [pétition
contre les brevets
logiciels->http://www.upgrade-cepis.org/issues/2003/3/up4-3Petition.pdf].

La tentation serait forte de reprendre simplement leurs arguments, mais je
préfère au contraire vous expliquer pourquoi, au delà de toute
considération purement économique, il ne faut pas, sous aucun prétexte,
laisser rentrer en Europe les brevets logiciels, si nous ne voulons pas
renoncer à notre liberté pour nous mettre définitivement dans les mains
d’un Big Brother dont Orwell ne pouvait imaginer le vrai visage.

Qu’est-ce qu’un brevet logiciel? Il s’agit d’un titre de propriété qui
accorde à un inventeur, pendant quelques décennies, le monopole
d’exploitation d’un procédé informatique quelconque supposé novateur, en
échange de la publication des détails de son invention. Si le brevet peut
être utile dans des domaines comme l’électronique ou la chimie, il est
clair pour tout informaticien qu’il est désastreux et nuisible dans le
domaine du traitement de l’information, et il vaut la peine de prendre
quelques instants pour s’en convaincre.

À différence du droit d’auteur, qui protège une oeuvre particulière contre
le plagiat (par exemple « Le Chien des Baskervilles » d’Arthur Conan Doyle,
ou l’énorme logiciel qui fait fonctionner le site d’Amazon), et qui a fait
ses preuves depuis longtemps, le brevet logiciel protège un « procédé »,
comme l’«[achat en un
clic->http://swpat.ffii.org/pikta/xrani/1click/index.en.html]» d’Amazon,
peu importe comment ce procédé va être mis en oeuvre. Si on avait permis à
Arthur Conan Doyle d’obtenir un brevet sur le roman policier, on n’aurait
eu point d’Hercule Poirot, ni de commissaire Maigret.

Or, les offices des brevets européens, qui sont payés au nombre de brevets
délivrés, ont déjà accordé des brevets sur des procédés absolument
triviaux qui sont évidents même pour qui n’a pas une grande expérience de
la programmation. Ensuite, ont été autorisés les brevets sur des formats
de données, ou sur des protocoles de communication. Enfin, ils ont
autorisé des brevets sur à peu près n’importe quelle idée [à partir du
moment où un ordinateur intervient dans sa
réalisation->http://swpat.ffii.org/vreji/pikta/index.fr.html].

Imaginez un instant la vie dans un pays ou l’on autoriserait une
entreprise à posséder l’exclusivité sur tous les documents avec un titre
en gras et des sous-titres en italique (ceci est un exemple de «format de
données»). Personne ne pourrait alors écrire un document avec une telle
mise en page sans l’autorisation du détenteur du brevet, quel que soit le
contenu du document.

Or, si cette entreprise était aussi propriétaire de toutes les imprimeries
de ce « pays imaginaire », il pourrait exercer une censure absolue sur toute
publication en imposant à toutes ses imprimeries de traiter seulement les
documents avec le format breveté. Il pourrait ensuite concéder une licence
d’utilisation du brevet sur le format aux auteurs qu’il aime bien, et la
refuser aux autres.

C’est un véritable droit de vie et de mort sur les idées qui serait alors
dans les mains de cette entreprise, bien placée pour devenir le Big
Brother du Cyberéspace, et par là même, un instrument dont aucun dictateur
n’a jusque là osé rêver.

Vous trouvez que cela ne pourrait pas arriver près de chez vous? Et
pourtant, cela arrive en ce moment même: Microsoft dépose en
Nouvelle-Zélande un brevet sur le format des documents XML utilisés par sa
suite Microsoft Office (l’imprimerie que l’on vous oblige souvent à
utiliser). Grâce à ce brevet, qui sera valide en Europe si Bolkenstein
l’emporte le 6 juillet, toute imprimerie concurrente, et notamment la
suite libre OpenOffice, pourrait se voir
[interdire de lire et de modifier des documents sortant de l’imprimerie
monopolistique->http://www.microsoft.com/mscorp/ip/format/xmlpatentlicense.asp].

Une fois que, grâce aux brevets logiciels, il sera illégal de communiquer
entre nous en utilisant des formats de données ouverts et des logiciels
libres, Big Brother aura la voie libre: que se passera-t-il quand vous ne
pourrez lire votre courriel qu’à travers des logiciels propriétaires qui
vous « protègent » des messages « inopportuns »? Quand vous ne pourrez voir le
Web qu’à travers des navigateurs qui vous « préservent » des sites
« inappropriés »? Quand vous serez obligés de rechercher des informations
sur le Web seulement avec les moteurs de recherche qui, comme en Chine
maintenant, « préservent » les internautes des documents [contraires à la
ligne du
parti->http://www.courrierinternational.com/article.asp?obj_id=52894&provenance=accueil&bloc=05]?

Voulez-vous vraiment que le rêve technologique qui s’est développé
jusqu’ici sans brevets logiciels devienne votre pire cauchemar, et tout
cela, parce que des lobbyistes sans scrupules ont pris votre place auprès
de votre député européen?

Il ne vous reste plus que quelques jours: contactez immédiatement vos
députés européens pour leur demander d’être présents au vote le 6 juillet
et de refuser en bloc cette directive.

Roberto Di Cosmo, 25 Juin 2005

{Les opinions contenues dans cet article sont celles de l’auteur et
n’engagent nullement le laboratoire PPS, l’Université de Paris 7 ni le
CNRS.}

Ce texte est la propriété de l’auteur. Il est régi par les termes de la
[Licence de Libre Diffusion des Documents, version
1->http://pauillac.inria.fr/%7Elang/licence/v1/lldd.html]

source : IMC Paris