À l’origine de ce texte, il y a un mail de menaces, signé Alain Soral – auquel j’ai choisi de répondre publiquement par ces quelques lignes, où il est question du courage, de la virilité, et de la différence entre les deux.

Il y a maintenant plus de deux ans, le 6 décembre 2004, Fatiha Kaoues et moi même avons publié, sur les sites « Arabesques », « Les mots sont importants » et « Oumma.com » un long texte intitulé « Les ennemis de nos ennemis ne sont pas forcément nos amis », consacré au personnage d’Alain Soral, qui défrayait alors la chronique pour un « dérapage » antisémite. Ce texte mettait en exergue, à partir d’une trentaine de citations de l’écrivain, le fond plus que nauséabond d’une pensée que son auteur se plaisait, pour mieux brouiller les pistes, à présenter comme subversive et progressiste. Derrière une façade mal repeinte aux couleurs de la sociologie, du marxisme, de l’antisionisme et de la lutte contre l’islamophobie, c’était bel et bien à une vulgate antisémite et anti-tzigane que nous avions affaire, ainsi qu’à un nationalisme matiné de nostalgie pour l’Algérie française, le tout sur fond de virilisme, de mysogynie et d’homophobie maladive. Notre article concluait à une pensée « fascisante », tout en se réjouissant que ladite pensée n’ait jusqu’alors trouvé aucun relais politique.

Deux ans après, le lien est fait entre les élucubrations soraliennes et une force politique, et le dernier masque, celui du « provocateur » ou du pitre télévisuel « qui ne croit pas vraiment à ce qu’il dit », tombe définitivement. Car c’est au Front National que vient de faire publiquement allégeance notre « sociologue marxiste » [1]. Les collectifs de soutien à la Palestine comme les médias musulmans l’ayant naguère identifié assez rapidement pour ce qu’il était, notre Drieu-la-Rochelle de série B s’était retrouvé très isolé, et il avait d’abord trouvé refuge auprès de Dieudonné, sur lequel il semble hélas avoir exercé une réelle influence, avant de se rapprocher de Jean-Marie Le Pen et de finalement intégrer son équipe de campagne pour l’élection présidentielle de 2007.

La boucle est donc bouclée, et ceux qui nous reprochaient, à Fatiha Kaoues et moi même, d’ « exagérer », et de prendre trop au sérieux les « excès » et les « provocations » d’Alain Soral, savent désormais à quoi s’en tenir. Que dire d’autre ? Rien. Si ce n’est que cette actualité me remémore deux lettres que m’a adressées Alain Soral. La première fut une « Lettre ouverte » élégamment adressée à mon « anus », écrite et diffusée sur internetle 1er février 2005. La seconde est un mail privé, qui m’est parvenu [2] le 31 mars 2006. Manifestement saisi par une nouvelle bouffée de ressentiment, sans pourtant que je me sois rendu coupable d’une nouvelle offense à son égard, Alain Soral délaissait cette fois-ci le registre de la Lettre ouverte pour celui, moins distingué, des menaces physiques :

From : Alain Soral <alain.soral@netcourrier.com> To : < contact.lmsi@hotmail.fr > 

Subject : Ange de justice… Date : Fri, 31 Mar 2006 17:45:32 +0200

Cher petit Tevanian de mon cul,

J’ai appris avec délectation tes déboires avec le MRAP et j’ai bien ri à ce remake de l’arroseur arrosé… 
J’ai lu aussi ton amphigourique et pitoyable texte de défense qui me confirme combien tu es bête et combien tu n’as rien compris. Je peux légitimement estimer que le sort t’as déjà bien puni pour tes bassesses et ta connerie, mais je ne renonce pas quand même au pur plaisir de me retrouver un jour physiquement face à toi pour achever de te montrer, 
avec mes mains cette fois, tout ce qui nous sépare effectivement… 
Au revoir, donc, petit enculé tout meurtri,

 

Alain S. 

L’honnêteté m’oblige à dire que j’ai d’abord souri à la lecture de ce courrier, dont la tonalité très « tare-ta-gueule-à-la-récré » et la thématique anale très prononcée (« Tevanian de mon cul », « petit enculé ») confirmait, au-delà du nécessaire, l’analyse que nous avions faite, Fatiha et moi, du virilisme et de l’homophobie pathologique du personnage. Mais j’avoue aussi n’avoir pas été très rassuré : l’idée qu’une GBBBB [3] comme Alain Soral, qui revendique (sur son site personnel) vingt ans de boxe anglaise (et un diplôme d’« instructeur fédéral » en la matière) puisse s’en prendre « physiquement »« avec ses mains », au « petit enculé tout meurtri » que je suis, ne m’enchante pas spécialement. Ce ne sont certes pas des menaces de mort comme en a récemment reçues mon collègue raciste Robert Redeker, mais tout de même… Quatre-vingt kilos de muscles et vingt ans de boxe anglaise contre un malheureux Tevanian, si petit, si frêle, qui sait si tout cela ne peut pas dégénérer en « coups et blessures volontaires entraînant la mort sans intention de la donner » ? Qu’on se rassure : en exprimant ainsi mes craintes sans aucune retenue, je ne cherche pas à me « redekeriser ». Je ne veux ni me faire plaindre, ni me rendre célèbre, ni arrêter l’enseignement en lycée (quoique, un poste au CNRS, ce ne serait peut-être pas de refus…) – mais surtout, surtout, je ne veux pas être défendu par BHLPhilippe ValAlain Finkielkraut ou Michel Onfray ! Mon dessein est tout autre : tout d’abord rendre public un document qui, s’il ne change pas la face du monde, n’est malgré tout pas inintéressant par ce qu’il révèle du personnage Soral. Ensuite, la prose soralienne, dans sa « pureté » [4], m’a inspiré une petite méditation sur « la virilité », que j’ai l’immodestie de juger intéressante, et que voici.

Je n’ai déposé aucune plainte pour menaces, d’abord parce que je n’en avais pas le temps, ensuite parce que le présent texte a valeur de « main courante » (les menaces sont désormais de notoriété publique). Quant au délit d’injure, il ne me paraît pas forcément constitué, dans la mesure où le sobriquet de « petit enculé tout meurtri » me convient tout à fait. Dans la dramaturgie soralienne, je choisis volontiers, car je m’y reconnais davantage, le rôle de la « demi-fiotte » post-soixantuitarde, plutôt que celui du « vrai mec » à la mode de « jadis », ce « macho » sûr de lui qui savait  « respecter sa mère, protèger sa femme et se sentir responsable de ses enfants ». Question de tempéremment, ou de sensibilité. Ce que je refuse, en cochant la case « demi-fiotte », c’est toute une tradition, millénaire mais encore vivace, que l’on peut qualifier de masculiniste ou de viriliste, dans la mesure où elle fait toute une histoire et fonde tout un empire sur la masculinité, en unifiant trois réalités aussi étrangères l’une à l’autre que

 le hasard de la naissance et de l’anatomie (naître garçon plutôt que fille, pourvu de testicules plutôt que d’ovaires)

 la position dominante au sein des rapports sociaux de sexe et de genre, que confèrent l’appartenance au genre masculin et la conformité à la norme hétérosexuelle

 une qualité morale : le courage, que le dictionnaire définit comme la capacité à endurer ou affronter la souffrance, la difficulté ou le danger.

Cette fusion entre l’anatomie, le social et la morale trouve son expression la plus concise dans un énoncé aussi vide d’intérêt dans son sens littéral que chargé de sens, de valeur et d’affect dans ses usages sociaux :

« Moi, j’ai des couilles ! »

Ou dans cet autre énoncé :

« Je ne suis pas une gonzesse ! »

Ou encore dans celui-ci :

« Je ne suis pas un pédé ! »

Ce « virilisme » se fonde évidemment sur une subversion complète du concept de « courage », qui ne désigne plus la capacité à affronter le danger ou la difficulté, mais exactement le contraire : la capacité, pour le dominant(c’est-à-dire celui pour qui tout est facile) d’assumer son privilège et/ou d’écraser plus faible que soi (c’est-à-dire d’exercer la violence sans courir aucun risque), et de le faire sans problèmes de conscience [5].

Le « courage » devient, dans cette acception viriliste, la propriété exclusive (ou au moins la spécialité) des mâles, et le principe de légitimation de leurs privilèges. L’idéologie viriliste peut, en d’autres termes, se résumer par ce cercle vicieux :

J’opprime donc je suis courageux.

Je suis courageux, donc supérieur, et je mérite donc d’être distingué et de jouir de privilèges.

Lesquels privilèges me permettent d’opprimer…

… et donc de me sentir courageux, et donc de me sentir digne de mes privilèges, qui me permettent d’opprimer…

 

… Etc.

Mais il existe une autre manière de voir les choses. Elle consiste tout d’abord à déconnecter complètement la morale de la biologie, et à affirmer que le courage n’entretient aucun rapport particulier avec le sexe masculin, ni avec l’hétérosexualité ; pas plus que la lâcheté n’entretient de rapport avec le sexe féminin, ni avec l’amour entre personnes de même sexe. Il n’y a pas de « gène du courage », ni dans les testicules, ni dans le phallus, ni d’ailleurs dans les ovaires, ni où que ce soit. Ce gène n’a tout simplement aucune existence – pas plus qu’il n’existe une « bosse des maths » ou un « sens inné du rythme ».

Cela revient-il à dire que « le courage » est également réparti chez tous les individus, ou bien que les différences en la matière sont « inexplicables », ou encore qu’elles dépendent uniquement de la « personnalité » de chacun ? Pas nécessairement. Une certaine corrélation peut assurément être établie entre le courage et des variables de genre (homme / femme) ou d’orientation sexuelle (homo / hétéro). Mais cette corrélation est de nature sociale, et non biologique ou métaphysique, et elle est à l’avantage des « gonzesses » et des « pédés » plutôt qu’à celui des « vrais bonhommes ». Il s’agit d’une loi sociale vieille comme le monde, dont Hegel a donné une formulation sous le nom de « dialectique du maître et de l’esclave ». Elle veut que le dominé, dans l’adversité, est nécessairement amené à acquérir des qualités physiques, intellectuelles et morales que ne cultive pas le dominant (parce qu’il peut s’en dispenser). C’est à ce processus que Beaumarchais fait référence lorsqu’il fait dire au personnage de Figaro, simple domestique :

« Perdu dans la foule obscure, il m’a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement, qu’on en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes ! »

Il en va de même dans les rapports sociaux de sexe et de genre : la domination systémique, l’infériorisation et la stigmatisation que subissent, depuis l’enfance, les filles et les homosexuel-les, et le surcroît de difficultés, d’obstacles ou de périls que l’ordre hétérosexiste dresse sur leur chemin tout au long de leur existence, pèsent d’un poids tel qu’il faut aux femmes et aux homosexuel-le-s, pour simplement subsister, tenir debout, s’affirmer et s’épanouir, déployer plus de science, de calcul et de courage qu’il n’en faut à n’importe quel monarque pour gouverner toutes les Espagnes. C’est cela, le courage : endurer et/ou combattre l’oppression au quotidien, et continuer sa route. Et non pas péter la gueule de plus faible que soi. Ce qui, à la rigueur, pourrait être courageux, si Alain Soral veut vraiment se situer sur un plan « physique » et se servir de « ses mains », ce serait de défier Djamel Bouras, Mike Tyson ou David Douillet. Mais s’en prendre à un « petit enculé tout meurtri », franchement !

[1] Dans un entretien accordé au mensuel frontiste Le choc du mois

[2] Via la boite mail du site lmsi.net

[3] GBBBB : Grande Brute Blonde Bien Burnée. Sur ce concept, cf. Patience Philips, « Les choses en main »

[4] Au sens où elle exprime, à l’état pur, l’imaginaire masculiniste le plus éculé.

[5] Sur cette « subversion » viriliste du concept de « courage », cf. C. Dejours, Souffrance en France, Seuil, 1998