Rapide état des lieux : les conditions de détention ont encore empiré avec la crise sanitaire – et surtout sa gestion lamentable. La liste des suicides, réels ou maquillés, continue de s’allonger. Les faits de violence commis par les gardiens se poursuivent dans l’impunité et l’indifférence quasi-générale. La surpopulation rend littéralement impossible le respect des mesures barrières et l’accès aux soins et aux traitements quotidiens. Le lien avec l’extérieur est devenu encore plus ténu : moins de visites, annulation fréquente des parloirs ou visites derrière un panneau de plexiglas, rétention des colis et du courrier. Vous voyez ce que le confinement a fait à notre santé mentale ? Mettez-vous maintenant à la place des détenu·es et de leurs proches.

             Pendant ce temps, le féminisme pro-carcéral continue de se faire le porte-parole d’un modèle répressif, se faisant l’écho et l’allié à la fois du gouvernement, mais aussi de toustes celleux qui veulent expulser les migrant·es (ou les laisser mourir dans la Méditerranée), criminaliser les TDS* (et leurs clients, sauf quand ils sont blancs, riches et occupent une position sociale privilégiée), supprimer les aides sociales, interdire les organisations en non-mixité choisie et le port du voile, appliquer la double peine*, réprimer les manifestant·es, interdire la PMA pour toustes, etc etc.
         Dans une belle union réactionnaire et moralisatrice tout autant qu’infantilisante, réclamant toujours plus de prisons et plus de condamnations, il fournit clé en main une caution féministe parfois radicale au service d’une justice de classe (on enferme majoritairement les pauvrEs), une justice raciste (les personnes non-blanches sont beaucoup plus condamnées, sans parler des étranger·es), d’une justice cisnormative (les personnes trans sont le plus souvent détenues selon leur genre d’assignation, et non pas celui dans lequel iels se reconnaissent). Cette même justice, qui démontre régulièrement de quel côté elle se place quand il s’agirait pourtant de défendre les droits des personnes racisées et/ou LGBTQI+, ou de protéger celleux qui subissent les agressions du fait de leur assignation, qu’il s’agisse de violence conjugale, de harcèlement de rue ou au travail, de chantages, d’intimidations, de rapports humiliants et dégradants.
Beurk. Que les luttes féministes soient récupérées à des fins aussi sales nous horripilent au-delà du dicible. Mais essayons quand même.

          Nous refusons que les violences que nous subissons soient instrumentalisées pour justifier toujours plus de répression. D’abord, parce que vos mesures ne nous protègent pas : les rares d’entre nous qui vont pousser la porte d’un commissariat témoignent de la façon dont iels ont été reçu·es la plupart du temps : avec dédain, jugement et humiliations, quant la police ne refuse tout simplement pas de prendre la plainte. Lorsque nous faisons appel à la justice parce que nous subissons des violences de la part de nos conjoints ou ex-conjoints, nous sommes pour la plupart laissé·es pour compte sans aucune mesure de protection, dans l’attente d’un éventuel procès qui nous laissent durant ces longues périodes, nous et très souvent nos enfants, exposé·es à la violence de ces mêmes agresseurs, prouvant une fois de plus que l’engagement de l’État en matière de violences notamment conjugales n’est rien d’autre qu’un effet d’annonce. La majorité des victimes de féminicides avaient pourtant signalé les violences dont elles faisaient l’objet de façon répétée, nous n’avons pas le droit de l’oublier.

          Ensuite, parce que nous refusons de donner du crédit et du soutien à une justice qui enferme à tour de bras les personnes précaires qui n’ont d’autres solutions pour survivre que de flirter avec l’illégalité (combien de détenu·es incarcéré·es pour atteinte à la propriété, pour combien de criminels en costards nullement inquiétés?), qui criminalise les exilé·es maintenu·es dans des conditions de survie scandaleuses, en leur refusant les titres de séjour qui leur permettraient de travailler légalement, en signant des OQTF* à la chaîne, en autorisant des expulsions de squats laissant des centaines de gens à la rue, en multipliant les contrôles au faciès pour enfermer toujours plus dans les centres de rétention. Cette même justice, qui stigmatise et précarise les travailleuses et travailleurs du sexe, qu’iels travaillent dans la rue, à domicile ou sur internet, instrumentalisant au nom de la traite l’ensemble des TDS* qui pour la plupart, réclament soit de pouvoir exercer dans de bonnes conditions, soit de pouvoir obtenir les papiers leur permettant de trouver d’autres activités rémunératrices. L’État français, sa police et l’ensemble de son appareil judiciaire, ne condamnent pas les flics lorsqu’ils tabassent, torturent et violent, ils s’accordent même pour dissimuler les preuves et se couvrir en toutes circonstances (voire par exemple la récente promotion du commissaire impliqué dans l’assassinat de Steve à Nantes, le harcèlement et les pressions subies par Assa Traoré et sa famille, ou encore le scandale tout neuf de l’affaire de Viry-Chatillon, avec le package complet d’usages de faux documents et de faux témoignages). En même temps, qui ça étonne encore, venant d’une classe politique privilégiée qui se sait hors d’atteinte, parmi lesquels on trouve un nombre considérable de mis en examen sans suites, dont certains accusés de violences sexuelles ?

           Alors non, nous ne réclamons pas plus de prisons, ni des peines plus lourdes. La privation de liberté comme sanction supposée permettre la rédemption de celleux qui ont « fauté » a prouvé maintes fois son inefficacité. Par contre, c’est très fonctionnel comme outil de dissuasion de masse, comme machine à enfermer dans la précarité, et comme stigmate gravé à vie dans nos parcours. D’autant que, même dans les cas où nos agresseurs sont jugés et incarcérés, nous continuons à en payer les conséquences, parce que le plus souvent, il s’agit de membres de notre famille ou de nos proches. Dans la continuité logique de la prise en charge des besoins affectifs assignée au genre « féminin », les personnes qui soutiennent les détenu·es au quotidien sont rarement des hommes cis*, mais bien majoritairement les compagnes ou ex-compagnes, les mères, les sœurs, les enfants, et les ami·es. C’est à nous qu’il revient d’assumer les responsabilités quotidiennes en tentant de combler à grands coups de contrats cumulés la perte du deuxième salaire, à organiser nos vies en fonction des droits de visite, à assurer un minimum de lien social et affectif. Sans compter le mépris et les humiliations de l’administration pénitentiaire dans son ensemble : changements des horaires de parloirs sans prévenir, refus des colis pourtant aux normes, fouilles dégradantes, insultes, transfert des prisonniers à des distances infranchissables en une journée par leurs proches…

       Enfin, la menace de nous retrouver derrière les barreaux nous concerne directement. Parce que nous exerçons le travail du sexe, comme activité complémentaire ou revenu principal, et que nous nous soutenons entre nous au risque d’être condamné·e pour « proxénétisme ». Parce que nous aidons les exilé·es à passer les frontières, que nous nous organisons ensemble pour ouvrir des maisons et faire des récup’ de bouffe même s’il faut entailler les grillages des supermarchés. Parce que nous volons dans les magasins, parce qu’on en a marre de se priver de tout parce qu’on est pauvres. Parce que nous sommes parents isolé·es en galère à frauder les aides sociales pour avoir un peu plus de miettes. Parce qu’en manif’ et lors de nos virées nocturnes, nous collons, taguons, sabotons, habillé·es de noir ou de paillettes, et que nous tenons tête aux flics quand ils nous demandent de la baisser. Et oui, c’est vrai, qu’il nous arrive de croiser un distributeur de banque ou tout autre symbole d’oppression, et de le détruire sauvagement, avec jouissance, avec conscience, parce que bordel, avec tout ce qu’on se mange, ça fait du bien de se défouler.

           Que celleux qui défendent la taule réalisent de quel côté du mur et des privilèges iels se placent. « On ne détruit pas la maison du maître avec les outils du maître », disait Audre Lorde*. La taule sert à protéger ce monde, pas à le changer. Et avec leur nouvel arsenal contre le séparatisme, beaucoup de gauchistEs risquent de devoir réviser la frontière qu’iels pensaient établie entre leurs statuts, leurs pratiques, et la réalité tangible d’une possible condamnation. Y’a qu’à regarder les actualités des mouvements sociaux toutes ces dernières années pour s’en convaincre.

              Alors, que faire des agresseurs ? Voilà une question que les mouvements féministes, queer et anti-carcéraux doivent prendre en charge de façon très concrète, parce qu’il ne s’agit pas seulement de dire qu’on veut détruire toutes les prisons, il va nous falloir explorer de vraies pistes, ici et maintenant. Et en attendant que s’écroulent le capitalisme et son monde de techno-flics et de surveillance généralisée, en attendant que la binarité hétéro- et cisnormée ne soit plus qu’un vilain souvenir, voilà déjà quelques petites suggestions pour un féminisme anti-carcéral : écouter les concerné·es – notamment les proches de détenu·es, et les laisser s’organiser selon leurs propres modalités, multiplier les espaces de parole et de solidarité concrète, favoriser la transmission des savoirs en matière de consentement et d’éducation sexuelle, mettre en place des groupes d’accompagnement communautaire des personnes agressées, organiser des ateliers d’auto-défense féministe, et dans l’idéal, quand on en a les forces, mettre les mains dans la merde en confrontant nos proches quand ils se comportent comme des connards.

* OQTF : Ordre de Quitter le Territoire Français
* TDS : Travailleuse ou travailleur Du Sexe
* homme cis : en adéquation avec le genre masculin attribué à la naissance.
* double peine : pour un étranger, la condamnation (emprisonnement ou amende) peut se doubler d’une mesure administrative complémentaire, qui vise à l’exclure temporairement ou définitivement du territoire (à l’issue de son emprisonnement, le cas échéant).
* Audre Lorde : militante et écrivaine féministe africaine – américaine