(fr) Petites considérations sur l’antisexisme en milieu libertaire
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Date Fri, 15 Apr 2005 16:22:11 +0200 (CEST)

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A G E N C E D E P R E S S E A – I N F O S
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Quoi de neuf sous le drapeau noir ?
Petites considérations sur l’antisexisme en milieu libertaire

Nous publions ici ce texte reçu d’un collectif féministe libertaire
non-mixte, le Klito.
Il reste beaucoup de choses à faire pour une réelle lutte contre le
patriarcat dans les groupes libertaires. Le collectif non-mixte de femmes
Klito pointe quelques problèmes et propose des pistes d’actions. Nous,
femmes féministes libertaires, voulons tirer un signal d’alarme. Nous
dénonçons la double journée des travailleuses qui, une fois rentrées au
foyer, se coltinent les tâches ménagères, mais dans le cadre militant, on
pourrait parler d’une  » double lutte « . La lutte contre le patriarcat
requiert en effet deux fois plus d’énergie que d’autres combats, car elle
exige de se battre non seulement sur le front social, mais aussi à
l’intérieur même des groupes politiques. En effet, qui colle les
étiquettes sur les enveloppes ? Passe le balai dans les salles de réunion
? Le plus souvent, des femmes. Qui coordonne les manifs ? Parle le plus
fort en réunion ? Le plus souvent, des hommes.
Dans les groupes libertaires de l’Hexagone, la thématique des femmes est
certes prise en compte, mais de manière peu satisfaisante. Si quelques
groupes se mobilisent pour le 8 mars ou contre les anti-IVG, on peut se
demander quelle est la place réelle de la lutte antipatriarcale dans les
pratiques et les réflexions des groupes libertaires en France.
Ne nous faisons pas d’illusions : les libertaires, reproduisent les
dominations liées au genre et à la sexualité… comme tout le monde. Sauf
que, lorsqu’on prétend combattre les dominations, il serait bon de se
pencher sur celles que l’on entretient. Ne pas y prêter attention est la
meilleure façon de renforcer ce phénomène.

Un peu d’histoire

Le mouvement anar n’a pas souvent hissé le féminisme au rang de ses
préoccupations majeures ; un coup d’oeil sur l’histoire nous le confirme.
Bakounine qui prônait l’égalité complète entre les femmes et les hommes, a
dénoncé la contradiction de beaucoup de militants mâles : en lutte pour
l’égalité et la liberté sur le terrain économique et social, ils se
comportent comme des tyrans dans leur foyer. Par contre, Proudhon, un
pilier du mouvement libertaire, fait figure de misogyne notoire. L’auteur
d’une phrase comme  » la femme est un joli animal, mais c’est un animal.
Elle est avide de baisers comme la chèvre de sel « , est encore le maître à
penser de beaucoup. Même chose pour l’homophobie, longtemps assumée par de
nombreux anarchistes. Leur argument étant que l’homosexualité représentait
une  » perversion bourgeoise « . Emma Goldman ne rapporte-t-elle pas les
obstacles auxquels elle se heurtait quand elle abordait cette question ? « 
La censure vint de mes propres rangs parce que je traitais de sujets aussi
 » peu naturels  » que l’homosexualité  » raconte-t-elle en 1912. L’idée de
libération sexuelle a souvent été récupérée et vidée de son sens
antipatriarcal. Pour la plupart des militants, en 1936 comme en 1970, elle
signifiait avant tout une disponibilité sexuelle des militantes et des
féministes aux désirs masculins.

Les femmes  » invisibilisées « 

La problématique du genre est rarement intégrée dans les discours et les
luttes anticapitalistes ou antiracistes. Partant du bon vieux principe
sexiste que le masculin l’emporte sur le féminin, on défend les chômeurs
sans prendre en compte qu’ils sont surtout des chômeuses, et que les
femmes sont deux fois plus exploitées que leurs collègues dans le monde du
travail. En ce qui concerne le soutien aux sans-papiers, on retrouve les
mêmes travers : les femmes sont  » invisibilisées  » alors que leur
situation est toujours pire que celle des hommes. On justifie parfois
l’absence de cette thématique par le fait que le genre relèverait d’une
théorie bourgeoise prônant l’interclassisme. Alors qu’il s’agit d’un outil
d’analyse précieux pour comprendre les inégalités, entre hommes et femmes,
entre les hétérosexuels et les autres. La non-prise en compte de cette
question se produit de plusieurs manières. Cette invisibilité de
l’oppression des femmes, en particulier, vient notamment du fait que de
nombreux libertaires (hommes et femmes) possèdent une vision cloisonnée
des luttes. Comme si les problèmes rencontrés par les femmes pouvaient se
réduire à un seul espace de lutte. Alors que dans les luttes contre le
patronat, la misère et la précarité, ou pour la liberté de circulation et
les droits des immigré(e)s, les femmes sont les premières atteintes, il
est rarement fait mention, dans les tracts par exemple, de ce qu’elles
subissent à cause de leur sexe. La question du genre est transversale et
présente dans toutes les luttes ! Croire, comme beaucoup, que ce thème est
réservé aux femmes (femmes dont on va dire, dans le meilleur des cas,
qu’on les  » soutient dans leur lutte « ) permet de se dédouaner de ne pas
participer à la lutte contre le patriarcat. L’intitulé  » Commission femmes
 » utilisé par certains groupes libertaires, comme par des partis
sociaux-démocrates, révèle bien le désengagement implicite des hommes. Le
mouvement Mujeres libres (Femmes libres) pendant la Guerre d’Espagne
constitue un exemple unique de lutte massive de femmes anarchistes. Mais
il ne faut pas oublier que ce groupe de féministes prolétaires,
rassemblant jusqu’à 20 000 femmes, a rencontré de nombreuses résistances
chez les hommes du même bord. Ces derniers qui pensaient que les ouvrières
volaient leur place aux hommes, n’ont pas accepté, en particulier, que les
Mujeres Libres critiquent la glorification de la maternité. Vous avez dit
 » non-hiérarchie des luttes  » ?

Patriarcat et capitalisme

Une autre façon, plus subtile, de ne pas intégrer le féminisme aux luttes
en cours, est, paradoxalement, d’inclure  » naturellement  » le thème
patriarcal à la lutte des classes. Pour certain-e-s, il suffit de se
réclamer de l’anarchisme pour être automatiquement féministe. Considérer
le patriarcat comme un avatar ou une conséquence du capitalisme, c’est
refuser de voir la spécificité de ce système fondé sur le genre. C’est
bien utile de penser qu’en menant une lutte des classes, on lutte contre
toutes les dominations ! Le capitalisme ne totalise pas l’ensemble des
oppressions (cela serait bien simple). La lutte contre le patriarcat est
une lutte à part entière. Et si les effets du patriarcat et du capitalisme
se renforcent et s’interpénètrent, il faut bien admettre qu’il s’agit de
deux systèmes autonomes (certaines sociétés patriarcales sont bâties sur
une économie qui n’a rien de capitaliste). Et qu’il y a donc deux luttes
(au moins) à mener parallèlement. Parmi les femmes militantes libertaires,
peu dénoncent ces carences. Sans doute parce que comme toutes les autres
femmes elles ont intériorisé l’invisibilité du patriarcat. Il y a de fait
plus d’hommes que de femmes dans les groupes anarchistes. Le fait que les
femmes s’investissent peu dans la politique est un phénomène social, mais
l’image violente et guerrière qui colle encore à la peau de ceux qui
brandissent le drapeau noir y est sans doute pour quelque chose.
Entretenir ce  » folklore  » viriliste a-t-il vraiment un sens ? Par
ailleurs, pour de nombreuses femmes il est difficile de se reconnaître
comme faisant partie du groupe des femmes. Se persuader que nous vivons
les choses de manière identique aux hommes dans la réalité sociale permet
de se fondre dans le groupe des militants au nom de la cohésion du groupe.
On les comprend : les femmes qui tentent de pointer ces questions
d’oppression en interne se voient affublées de l’étiquette  » féministe « ,
qui signifie pour beaucoup  » emmerdeuse chronique « . Ce mépris pour la
question du patriarcat traduit la difficulté à regarder en face les mythes
sur lesquels reposent de nombreux groupes politiques, tels que :  » la
question du pouvoir n’existe pas au sein du groupe « ,  » il n’y a pas de
domination entre les militant(e)s « , etc. Il est temps de reconnaître
qu’un groupe militant n’est pas coupé du reste de la société et ne
fonctionne pas en vase clos.

Le genre ? Connais pas…

Dommage que les analyses de certains libertaires se limitent au statut des
femmes sans prendre en compte la construction sociale des genres féminins
et masculins. La plupart des libertaires n’arrivent pas à dépasser les
théories essentialistes selon lesquelles nos comportements reposent sur
des différences biologiques, différences qui sembleraient expliquer (sans
la justifier) la domination masculine. Or, la nature seule ne peut
fabriquer les catégories hommes/ femmes telles qu’elles existent. On ne
naît ni homme ni femme ; on devient l’un ou l’autre. Dès notre enfance, la
famille, l’école et la société en général nous inculquent des rôles
différents selon notre sexe biologique. Aux filles, sont enseignées les
valeurs de douceur, de compréhension, de soumission et de passivité. Aux
garçons sont transmises celles de la violence, du courage, de
l’affirmation de soi. La prise en compte de ce conditionnement qui forge
chacun-e d’entre nous permet de dépasser la thèse d’un déterminisme
biologique et de qualités  » naturellement  » féminines et masculines. La
construction du genre que le milieu féministe s’est largement approprié, y
compris chez les réformistes, ne parvient pas à faire sa place dans les
milieux libertaires. En effet, il est plus facile de s’unir sur la base
d’un ennemi commun extérieur (les religions, les fachos qui bafouent les
droits des femmes et les patrons qui les exploitent) que de se remettre en
cause individuellement pour tenter d’entrevoir les rapports de pouvoir qui
existent au sein des organisations libertaires. C’est ainsi que la
majorité des groupes libertaires non seulement ne remet pas en question
les fondements du patriarcat mais l’entretient.

La sexualité est politique

Cette lacune dans la réflexion des libertaires en matière de féminisme
entraîne, outre une discrimination à l’égard des femmes, une négation des
lesbiennes, gays, bi et trans (LGBT). Ces derniers existent-ils/elles dans
les milieux libertaires ? Bien sûr, comme partout dans la société.
Néanmoins, on est en droit de se poser la question tant elles et ils sont
 » invisibilisé(e)s « . Sous couvert de respect de la liberté individuelle,
on déclare que le privé n’est pas politique et on impose un tabou sur les
discussions autour des sexualités, quelles qu’elles soient. On refuse de
considérer que la sexualité est construite culturellement, une donnée
essentielle issue des luttes des années soixante-dix. Refuser de parler
des enjeux de certains comportements sexuels, relève d’une pudeur qui
frôle parfois le puritanisme. Certains décrètent ainsi que chacun-e fait
ce qu’elle/il veut dans son lit, mais qu’il est préférable de ne pas en
parler, car ça n’a rien à voir avec la politique.
Pourtant, chansons paillardes, blagues sexistes et
lesbo-gay-bi-transphobes sont encore monnaie courante chez certains
anarchistes, renforçant ainsi l’hétérocentrisme régnant. On nie certains
comportements sexuels et on entretient la lesbo-gay-bi-transphobie
ambiante qui repose sur le seul modèle de l’hétérosexualité. Aujourd’hui,
s’affirmer lesbienne, trans, bi ou gay, dans une orga libertaire relève
d’un acte courageux (exactement comme sur son lieu de travail ou dans sa
famille) que beaucoup n’osent accomplir. Ce que l’on observe aujourd’hui
n’est donc pas nouveau dans l’histoire des luttes libertaires. Les
mouvements féministes, les luttes lesbiennes, homo et queer ont fait
bouger des choses, mais il faut poursuivre les remises en question. Rien
n’évoluera sans la mise en place d’outils efficaces en particulier la
création de groupes non-mixtes de femmes et d’hommes qui soient des
espaces de réflexions politiques sur les rapports de domination, en
particulier hommes/ femmes et hétéros/LGBT.
Il ne suffit pas de vouloir abattre le capitalisme et le patriarcat à
travers les patrons et l’ordre moral, encore faut-il tenter de changer les
comportements ici et maintenant. Dans le mouvement libertaire, comme
ailleurs, rien ne changera sans la mobilisation des principaux
intéressé-e-s: les femmes, les lesbiennes, les gays, les bisexuels, les
transgenres, l’engagement des hommes et des hétéros est impératif si
ceux-ci veulent être cohérents avec la pensée libertaire.
Klito

Femmes libertaires en Ile-de-France

[ texte paru dans Alternative libertaire # 138 et repris du site
http://www.alternativelibertaire.org/ ]